Déclaration de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de la défense, sur la situation en République centrafricaine, à l'Assemblée nationale le 18 février 2014.

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Circonstance : Audition devant la Commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale, le 18 février 2014

Texte intégral

Deux mois après son engagement sous mandat de l'ONU, l'opération Sangaris a permis d'éviter des massacres de masse et un effondrement du pays, ce qui était son objectif immédiat, et elle a indirectement précipité la chute du tandem Djotodia-Tiangaye qui, installé par les ex-Séléka, n'était plus à même de conduire le processus de transition jusqu'à son terme. Bien qu'elle ait ainsi éloigné le principal danger sécuritaire, notre intervention n'a pu empêcher le déchaînement de violences entre certains membres des communautés chrétienne et musulmane ; la séparation entre communautés s'est même accélérée, sous l'effet conjoint des rapatriements organisés par les pays voisins dès le mois de décembre et de l'exode spontané des populations musulmanes, exposées aux représailles des milices anti-balaka et d'une population traumatisée par des mois de pouvoir sélékiste. L'organisation méthodique de certains de ces départs par l'armée tchadienne a encore aggravé la fracture confessionnelle.
L'exode massif des musulmans de Bangui et des provinces de l'Ouest aggrave la crise humanitaire, puisqu'un certain nombre d'entre eux détiennent la majorité des commerces, à commencer par les Tchadiens établis à Bangui. Devant ce phénomène, les nouvelles autorités centrafricaines sont impuissantes. Il n'existe plus d'État de droit, et même plus d'État tout court ; les milices et les brigands en profitent pour multiplier vengeances, pillages et exactions. Nos forces parent au plus pressé, en sécurisant les quartiers où subsistent des familles musulmanes et en se projetant, désormais, dans l'Ouest du pays.
À la suite de mes entretiens avec le nouveau tandem exécutif centrafricain, ainsi qu'avec les principaux interlocuteurs de la région, je relève une série de priorités. En premier lieu, il y a un besoin urgent de ressources financières, car on ne peut remettre en marche l'État de droit sans payer les fonctionnaires ; faute de solution à court terme, la préparation des futures élections pourrait même s'en trouver compromise, à en croire la présidente Samba-Panza.
La deuxième urgence est le rétablissement de l'appareil judiciaire, car il faut mettre fin à l'impunité. Certains de nos soldats patrouillent désormais avec 150 hommes issus de l'ancienne gendarmerie centrafricaine - qu'ils arment le matin et désarment le soir - afin de les préparer à la protection des populations. La priorité est de rétablir toute la chaîne, jusqu'à l'appareil judiciaire.
Depuis hier, la prison est de nouveau en état d'accueillir des détenus. Ce n'était pas le cas lors de mon dernier déplacement.
En tout état de cause, parmi les 400 hommes de notre contingent supplémentaire, ainsi que dans la force européenne, on comptera un nombre significatif de gendarmes, qui auront pour mission d'accompagner la reconstitution des forces de l'ordre centrafricaines.
Troisième priorité : la sécurisation des populations musulmanes, notamment dans l'Est et le Sud-Ouest, où elles subissent la pression des anti-balaka, contre lesquels nous avons donc orienté nos actions. Ces derniers, au demeurant, sont d'origines très diverses : anciens partisans de M. Bozizé opposés au régime en place, anciens membres des forces armées centrafricaines (FACA) ou simples bandits s'adonnant aux exactions et aux pillages. Ils peuvent s'appuyer sur le vif ressentiment de la communauté chrétienne à l'égard des ex-Séléka, abusivement confondus avec le reste des musulmans, qu'il faudra bien faire revenir, au moins pour ceux qui ont fui dans l'Est du pays.
Par ailleurs, nous affichons solennellement notre refus d'une partition de la Centrafrique. Nul, aujourd'hui, n'envisage un tel scénario, à l'exception de quelques porte-parole des ex-Séléka qui ont tenu des discours indépendantistes pour les régions Est et Nord-Est. De fait, il ne reste plus qu'environ 1.000 ex-Séléka à Bangui : cantonnés dans deux camps, ils attendent d'être réintégrés dans les futures FACA. Le président Deby et le président Sassou-Nguesso ont, eux aussi, exprimé leur refus d'une partition, laquelle mettrait en péril l'équilibre de toute la région.
L'acheminement de l'aide alimentaire, qui requiert le soutien financier de la communauté internationale, est une autre urgence, notamment en raison de la fuite des commerçants musulmans et des éleveurs peuls. Si rien n'est fait, la situation pourrait tourner au désastre avec la saison des pluies, qui débute dans six semaines. L'aide humanitaire passe aussi par la sécurisation de l'axe routier reliant Bangui au Cameroun ; c'est chose faite jusqu'à Bouar, mais, au-delà, les convois humanitaires ont encore besoin d'une escorte militaire.
Avec 6.000 hommes, la MISCA a aujourd'hui atteint son format prévu, des soldats burundais et rwandais l'ayant rejointe il y a quelques jours. Toutefois, faute d'armements lourds et de moyens logistiques suffisants, elle reste essentiellement positionnée à Bangui ; ce sont là des handicaps, non seulement pour ses propres capacités de déploiement, mais aussi pour les nôtres.
Le dispositif EUFOR-RCA se mettra en place fin mars ; aujourd'hui, nous n'en sommes qu'au stade de la décision politique et de la définition de la mission. La génération des forces est en cours ; après-demain, les ministres de la défense des Vingt-Huit se réuniront à Athènes à ce sujet. Les perspectives sont plus encourageantes qu'au début de l'opération, puisque les Polonais, les Estoniens, les Lettons, les Roumains, les Portugais et les Georgiens - bien qu'ils ne soient pas membres de l'Union - ont annoncé leur intention de participer. Au total, l'EUFOR-RCA pourra sans doute compter sur 500 hommes, qui, en se déployant sur l'aéroport de M'Poko, permettront à nos propres soldats de se déployer ailleurs. N'oublions pas, cependant, que la saison des pluies commence dans six semaines et que l'arrivée des troupes de l'EUFOR-RCA n'est pas prévue, je le répète, avant fin mars.
La situation est relativement stable à Bangui - malgré des violences qui, aujourd'hui encore, ont blessé par balle l'un de nos soldats - ainsi que les communes de l'Ouest contrôlées par nos forces. C'est pour ne pas perdre cet acquis que le président de la République a décidé l'envoi de 400 hommes supplémentaires, dans l'attente de l'EUFOR-RCA, dont la France, je le rappelle, sera la nation cadre - je rencontrerai jeudi, à Athènes, le général français qui en assurera le commandement. La perspective finale, cependant, reste le déploiement d'une opération de maintien de la paix des Nations unies. Si le calendrier est respecté dans toutes les composantes que je viens d'évoquer, l'État centrafricain pourra, d'ici aux élections du 15 février 2015 et à la faveur d'un niveau de sécurité minimal, retrouver une nouvelle dynamique ; mais si l'une de ces composantes venait à manquer, alors la situation deviendrait fort difficile. Par ailleurs, je compte beaucoup sur les forces de gendarmerie françaises et européennes dans le dispositif de renforcement de la sécurité quotidienne.
Enfin, lors de mon dernier séjour, les discussions ont souvent porté sur la reconstitution des FACA ; mais selon nous, la priorité est de reconstituer des forces de police et de gendarmerie. D'ailleurs, il faudra veiller à structurer les futures FACA, pour éviter des incidents tels que le lynchage récemment commis par un ancien soldat régulier.
Bref, je demeure relativement optimiste, pour autant que la mobilisation internationale soit au rendez-vous. La France apportera bien entendu sa contribution, dans la ligne de cette mission. Agissant sous mandat de l'ONU, elle a assumé ses responsabilités afin d'empêcher un génocide ; mais il faut à présent éviter un vide sécuritaire qui ferait de la RCA un nouveau foyer terroriste pour Boko Haram ou les chebab. Au-delà de la question humanitaire, c'est donc aussi notre sécurité et celle de la région qui se joue, même si, aujourd'hui, les milices ne sont mues par aucune idéologie fondamentaliste.
(Interventions des parlementaires)
La stratégie restera inchangée, Monsieur Assouly. Nos troupes ont installé, dans le cinquième arrondissement de Bangui, des abris sécurisés afin d'inciter les réfugiés à quitter l'aéroport de M'Poko. L'arrivée de l'EUFOR-RCA et le renforcement des capacités opérationnelles de la MISCA permettront à nos soldats de se consacrer à ce type d'opération, quartier par quartier, et de se projeter ailleurs ; dans l'Ouest, ils sont déjà établis à Bouar, à Bossembélé, à Yaloké, à Bossangoa, à Mbaïki et à Berbérati. Les effectifs sont d'ailleurs modestes : à Mbaïki, la présence de deux sections, épaulées par des forces congolaises, a suffi pour assurer le retour au calme, lequel reste ensuite suspendu, bien sûr, au rétablissement de l'État, notamment à travers les forces de gendarmerie et l'appareil judiciaire.
L'Union européenne a jusqu'à présent engagé 360 millions d'euros : 75 millions sont dévolus au financement de la MISCA - ce qui permet de payer les salaires des soldats, mais pas l'équipement -, 225 millions à l'aide au développement et 62 millions à l'aide humanitaire. S'y ajoutera le budget dédié à l'EUFOR-RCA, dont le dispositif «Athena» couvrira une partie, notamment pour les infrastructures. On m'apprend d'ailleurs à l'instant que les Britanniques ont décidé, cet après-midi, de ne plus bloquer le processus de financement des infrastructures - en ce domaine, je rappelle que l'unanimité est requise.
S'agissant du calendrier, la perspective est la mise en oeuvre d'une opération de maintien de la paix. Jusqu'à une période récente, l'Union africaine y était réticente, pour ne pas dire plus, et plusieurs chefs d'État de la région s'y opposaient. Mme Samba-Panza en a cependant formulé la demande auprès des Nations unies, et notre diplomatie plaide également pour cette avancée. Le secrétaire général de l'ONU remettra un rapport sur le sujet à la fin du mois de février, et le président Deby a déclaré, lors de sa venue à Paris la semaine dernière, qu'il ne s'opposait pas à une telle opération.
Quant à nos forces, elles n'ont pas vocation à rester durablement sur place ; même si elles pourront bien entendu appuyer la mise en place d'une opération de maintien de la paix, l'interposition n'est pas leur mission première.
La reconstitution des FACA est nécessaire, mais il faudra veiller à ce que les volontaires déclarés les réintègrent effectivement.
Quoi qu'il en soit, la question la plus immédiate est de savoir comment assurer le paiement des fonctionnaires dès la semaine prochaine. Plusieurs pays ont annoncé une contribution financière ; il faut maintenant que ces annonces se traduisent dans les actes.
(Interventions des parlementaires)
On peut toujours s'interroger sur la position de M. Deby ; mais, dans toutes les conversations que j'ai eues avec lui - y compris lorsqu'il était davantage en situation d'acteur -, il s'est montré résolument opposé à la partition, qui par le fait n'est nullement dans l'intérêt du Tchad. Les autres chefs d'État de la région, M. Sassou-Nguesso, M. Biya et M. Bongo, n'ont pas davantage varié sur le sujet, non plus, d'ailleurs, que l'Union africaine.
La menace d'une partition, qui aurait détaché une région à dominante musulmane, a été brandie par quelques responsables ex-Séléka, à commencer par M. Nourredine Adam ; mais aucune autorité politique officielle, je le répète, ne soutient ce scénario.
La question de l'aide technique n'est plus vraiment de mon ressort. Les gendarmes du nouveau contingent de 400 hommes auront une mission de «monitoring» ? à laquelle s'associeront aussi, une fois sur place, les 150 gendarmes de l'Union européenne, parmi lesquels on comptera d'ailleurs des Français. Cette indispensable contribution devra être relayée par la mobilisation de l'Union européenne et surtout le déploiement d'une OMP, laquelle présente l'avantage d'être à la fois militaire et civile. Il faut donc jouer sur ces trois piliers, l'intervention française restant principalement militaire et, dans le domaine civil, humanitaire. Au-delà de l'EUFOR-RCA, une opération de type «EUCAP», à l'instar de celle décidée au Niger, sera sans doute nécessaire à l'avenir. Pour l'heure, nous devons surtout obtenir de nos partenaires qu'ils mobilisent, au sein de l'EUFOR-RCA, les effectifs annoncés.
Q - Le ministre des finances centrafricain nous a laissé entendre que ses services maîtrisaient seulement le b.a.-ba des règles d'élaboration d'une comptabilité publique : ne pourrait-on, pour les aider, dépêcher quelques fonctionnaires de Bercy ? J'appellerai l'attention de M. Moscovici sur ce point.
R - Mon ministère le fera également ; reste qu'une mission européenne, c'est son avantage, peut aussi inclure une telle assistance.
(Interventions des parlementaires)
L'ONU, aux termes de sa résolution, ayant mandaté la MISCA - autrement dit les forces africaines -, le lancement d'une OMP pourrait être considéré par eux comme un geste de défiance. Notre diplomatie s'est donc employée à les convaincre qu'une OMP s'inscrirait seulement dans le prolongement de la MISCA, et que les forces qui la constituent y seraient d'ailleurs intégrées. L'OMP, en tout état de cause, a une portée plus large en termes d'effectifs, de financements et de champ d'action. Sitôt assurée la sécurisation des villes, l'action des troupes relève moins du militaire que de l'interposition et du maintien de l'ordre.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 3 mars 2014