Entretien de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères, avec France 2 le 25 février 2014, sur la situation en Ukraine et en Centrafrique.

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Média : France 2

Texte intégral

- Ukraine -
Q - La Russie a brusquement durci le ton sur le dossier ukrainien. Elle parle de coup de force, elle accuse les Occidentaux de calculs géopolitiques. Elle estime que le nouveau pouvoir n'est pas légitime. C'est plutôt inquiétant !?
R - En Ukraine, il faut respecter un triple mot d'ordre : l'unité, la démocratie et la solidarité. L'unité, qu'est-ce que cela veut dire ? L'unité du pays, parce qu'il faut éviter une partition.
Q - Il y a un risque réel de partition, entre pro-Russes et pro-Occidentaux ?
R - Il faut faire attention à cette situation. Aujourd'hui, normalement, le Premier ministre doit être désigné. À ma connaissance, il y a deux candidats, M. Iatseniouk de l'ancienne opposition, que j'ai eu récemment et avec lequel on a négocié. Et M. Poroshenko qui est un oligarque, mais un oligarque de l'ancienne opposition devenue majorité.
Deuxième point : la démocratie. Les Ukrainiens vont voter, le processus de l'élection présidentielle va commencer, sans violence, il faut faire très attention à cela. Troisième point : la solidarité parce que la situation économique est très mauvaise. Il faut donc que tous les partenaires - y compris, c'est souhaitable, la Russie - puissent aider l'Ukraine.
Q - Justement est-ce que les Russes ne vont pas stopper... à l'Ukraine ?
R - Je pense que ce serait grave. L'Ukraine est en Europe, mais elle n'est pas dans l'Union européenne. Et donc il ne faut pas opposer d'un côté la Russie, de l'autre l'Union européenne. Il faut que l'Ukraine puisse travailler à la fois avec la Russie et avec l'Union européenne. Et je pense que si les Ukrainiens prennent cette attitude et nous aussi, les Européens, je pense que les Russes, en tout cas je l'espère, vont maintenir un soutien à un pays qui est très important pour eux.
Q - Si ce n'est pas le cas, l'Europe devra intervenir, devra aider ?
R - De toutes les manières !
Q - L'Ukraine réclame 35 milliards de dollars. Où est-ce qu'elle va les trouver ?
R - La situation est très mauvaise et la monnaie locale, la hryvnia est dans une situation très difficile. Le budget connaît un déficit très important. Il y a un problème de comptes extérieurs, et puis il y a des dettes avec les importations de gaz russe.
Q - Et l'Europe peut aider ?
R - L'Europe ne peut aider que si le Fonds monétaire international lui-même apporte son assistance, et il serait normal que l'ensemble des partenaires, Russie compris, puisse aider. On parle de plus en plus d'une conférence des donateurs. En tout cas, il faut se pencher très vite sur la situation économique de l'Ukraine.
Q - C'est cela qu'il faudrait, une conférence avec tous ceux qui peuvent apporter leur soutien à l'Ukraine ? Pays par pays ?
R - Il y a différentes modalités. Mais il faut d'abord que le Fonds monétaire qui avait suspendu son aide, apporte son assistance. Cela suppose aussi des réformes, et les réformes ce n'est pas très facile, il y a notamment la question toujours posée du tarif du gaz. Donc vous voyez, c'est très compliqué et M. Yanoukovitch laisse un héritage absolument désastreux sur le plan économique.
Q - Je reviens à la Russie. Est-ce qu'il ne faut pas remettre très vite Vladimir Poutine dans le jeu ?
R - Mais il l'est ! Le président de la République française l'a eu au téléphone. Mme Merkel aussi. Moi-même je me suis entretenu avec mon collègue, M. Lavrov...
Q - Vous ne pouvez pas aller le rencontrer ?
R - On peut le rencontrer, mais de toutes les manières, il y a une chaîne de communication qui existe en permanence. Et encore une fois, il ne s'agit pas de vivre cela comme une alternative, ou bien l'Union européenne ou bien la Russie. Tout le monde doit essayer d'aider l'Ukraine à s'en sortir selon les principes que j'ai rappelés.
Q - Ce qui est arrivé, ce n'est pas du tout ce qui était prévu par l'accord que vous aviez obtenu vendredi....
R - Ce n'est pas tout à fait exact !
Q - Est-ce que c'est une déception ?
R - Non, ce n'est pas tout à fait exact. Pour ce qui est de l'accord que nous avons obtenu avec mon collègue allemand et mon collègue polonais, nous avions face à nous, pendant plusieurs heures, M. Yanoukovitch et l'opposition. Et donc nous avons joué le rôle de médiateurs. Cet accord a permis tout d'abord que les massacres s'arrêtent, ce qui est essentiel, et depuis la violence a cessé. Deuxièmement, que la majorité bascule puisque maintenant l'ancienne opposition est devenue majoritaire au Parlement. Et, troisième point, que M. Yanoukovitch parte et qu'il accepte que l'élection présidentielle soit anticipée. Donc, cet accord a été absolument fondamental.
Q - Et cette majorité, elle est légitime ? Les Russes disent que non.
R - Il y a une majorité au Parlement. Avant, il y avait un parti, le parti de M. Yanoukovitch qu'on appelle le parti des régions qui était majoritaire. Mais il a éclaté, et du coup, c'est une addition entre l'opposition d'hier et une partie du parti des régions qui est devenue majoritaire. Et dans les votes qui sont intervenus au Parlement, c'est une nouvelle majorité qui s'est dégagée.
(...).
- République centrafricaine -
Q - Sur la Centrafrique, il y aura ce soir un débat au Parlement sur la prolongation de la présence française. Vous espérez un vote unanime ?
R - Unanime, je ne sais pas. Favorable certainement, parce que s'il n'y avait pas eu l'opération Sangaris, aujourd'hui la RCA serait en situation de génocide. Donc les Français ont eu raison d'intervenir. Et nous ne sommes pas seuls car nous le faisons avec la MISCA, la force africaine, et maintenant les Européens vont venir nous aider. Constitutionnellement au bout de quatre mois, il est tout à fait normal, légitime et même essentiel que le Parlement donne son avis pour prolonger notre action.
Q - Mais on a l'impression que les opérations vont être beaucoup plus longues que prévues ?
R - Le président de la République, dès le mois de septembre à l'ONU, avait attiré l'attention sur la situation de République centrafricaine. On a mis du temps à convaincre tout le monde et nous sommes intervenus le lendemain du jour où les Nations unies nous ont donné l'autorisation. Après il faut s'adapter en fonction de la situation.
Q - Il faut encore envoyer de nouvelles troupes ?
R - Nous avons décidé d'envoyer 400 militaires en plus, donc il y en a 2000 au total.
Q - C'est suffisant ?
R - Il y a 6.000 Africains, et il doit y avoir selon Mme Ashton environ 1000 Européens, cela fait déjà un nombre important.
Q - Pour l'instant, on est un peu seul quand même là-bas ?
R - Non, on ne peut pas dire qu'on est seul, lorsqu'on est accompagné, on nous l'a promis, de 10 pays européens et de l'ensemble des troupes africaines. Nous ne sommes donc pas seuls, et sans l'intervention française, cela aurait été un carnage.
Q - Les musulmans accusent la France de soutenir les chrétiens ?
R - Certains éléments nous font ce reproche. Mais il est tout à fait infondé. Les troupes désarment d'une façon totalement impartiale Aussi bien les ex-Seleka que les anti-Balaka, à prédominance chrétienne. Il faut que tout le monde soit désarmé.
Q - Est-ce qu'on peut les réconcilier ? Vraiment ?
R - C'est très compliqué...
Q - Il y a un risque de partition, là aussi ?
R - J'espère que non. Mais je vous fais remarquer que, dans beaucoup de pays d'Afrique, alors qu'auparavant il y avait une vie religieuse qui était finalement assez facile, on voit apparaître ces oppositions et il faut bien sûr, s'y opposer. De ce point de vue-là, la Centrafrique joue un rôle essentiel et exemplaire
(...)
- Cameroun -
Q - Dans un autre pays africain, au Cameroun, il y a un Français qui vient d'être libéré, est-ce que la France a joué un rôle ?
R - Oui, je m'en réjouis.
Q - La diplomatie française a joué son rôle ?
R - Nous faisons toujours cela de manière très discrète, mais nous avons eu l'occasion, le président de la République et moi-même d'en discuter avec le président du Cameroun, Paul Biya, et je veux dire ma satisfaction que ce Franco-Camerounais soit maintenant libre après de longues années passées en prison.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 26 février 2014