Texte intégral
- Ukraine -
Q - Dans ce climat de crise en Ukraine, peut-être de guerre, vous êtes Laurent Fabius très attendu. Rarement, nous avons été semble-t-il aussi près du déclenchement d'une guerre civile généralisée entre Ukrainiens, d'une confrontation Est - Ouest comme au pire moment de la guerre froide. Et à nouveau sur ce malheureux continent européen, ces terres de sang qui ont connu les horreurs et les barbaries de la deuxième guerre. Ce dimanche peut être crucial, il y a des journées comme ça, vous en avez connues quand vous étiez à Kiev. Les chefs d'État se sont beaucoup téléphoné, Barack Obama Poutine, François Hollande et Poutine pour la deuxième fois en une semaine. Et les ministres des affaires étrangères, vous-même, vous vous êtes beaucoup parlés avec John Kerry aussi et avec le Russe Lavrov, ce sera intéressant. Je voulais dire que tout est fait, me semble-t-il encore, pour que l'irrationnel et la brutalité de la région ne nous emporte pas vers de nouvelles violences. Tout d'abord, comment qualifiez-vous la crise qui se déroule actuellement entre la Russie et l'Ukraine ?
R - J'ai fait le point juste avant de venir pour participer à cette émission, je vous remercie de m'accueillir. Évidemment, la situation est très préoccupante, même si ce matin il semble qu'il y ait davantage de calme sur le terrain. Mais sur le fond, la situation est très préoccupante. Je m'en suis évidemment entretenu avec beaucoup de collègues, le président de la République a parlé à beaucoup de chefs d'État. La position de la France, que nous souhaitons partager avec nos amis du G7, qui regroupe les principales nations du monde développé, est la suivante. Premier point, nous condamnons l'escalade militaire russe et nous souhaitons que, dans les meilleurs délais, intervienne une médiation. Ce pourrait être une négociation soit directement - ce serait la meilleure solution - entre les Russes et les Ukrainiens, soit par l'intermédiaire des Nations unies ou de l'OSCE. Mais il y a une condamnation claire et nette.
Deuxièmement, les décisions qui ont été prises par nos partenaires russes sont contraires aux principes du G7 et du G8. La position de la France est de souhaiter que soit suspendue la préparation du G8 de Sotchi, qui devait avoir lieu au mois de juin, tant que les partenaires russes ne seront pas revenus à des principes conformes au G8 et au G7.
Et troisièmement, nous soutenons l'intégrité et l'unité de l'Ukraine, nous voulons apporter aux nouvelles autorités tout notre soutien, et en particulier notre soutien économique. Une mission du Fonds monétaire s'y rendra dans quelques jours, et nous souhaitons apporter notre soutien à cette nation en grande difficulté. Voilà, en accord avec le président de la République, les trois principes qui vont guider notre action dans les jours qui viennent, et nous souhaitons que l'ensemble des pays du G7 soit sur la même position.
Q - Quelle est également l'analyse que vous faites sur le terrain, est-ce qu'il y a pour vous un risque d'intervention militaire, que Poutine aille plus loin et envoie effectivement les troupes en Ukraine ?
R - Comme vous le savez, la Chambre haute du Parlement russe a voté hier une autorisation donnée au président Poutine d'intervenir «jusqu'à la stabilisation politique», selon la délibération de la Chambre haute. On ne sait pas trop sa signification. Certains disent que d'ores et déjà, il y a eu intervention.
Q -C'est ce que disent les Ukrainiens, vous avez des informations en ce sens ?
R - Ce que nous avons constaté avec nos partenaires, c'est qu'il y a eu plusieurs centaines d'hommes en uniforme, mais sans signaux apparents, qui sont intervenus et ceci est contraire au droit international.
Q - Qui sont ces hommes ?
R - On peut penser qu'en tout cas, ils défendent la cause russe en Ukraine.
Q - Ce sont des Russes de Crimée ou des Russes de Russie ?
R - Je ne sais pas, mais en tout cas il y a désormais une autorisation, une espèce de blanc-seing, qui est donné au président russe. Cette escalade militaire, à laquelle nous assistons, nous voulons évidemment qu'elle s'arrête et nous la condamnons.
Q - Mais pourquoi parle-t-on d'escalade militaire si des soldats russes n'ont pas franchi la frontière, des soldats russes, la frontière pour entrer en Crimée ou dans l'Ouest de l'Ukraine ? C'est-à-dire c'est la prévention que vous faites ou vous constatez qu'il y a déjà intervention militaire ?
R - Je viens de vous le dire, en tout état de cause la Chambre haute du parlement russe a autorisé la possibilité d'une intervention militaire.
Q - Oui mais la Chambre haute, on sait en Russie ce que c'est.
R - Il y a donc une autorisation juridique.
Q - Autrement dit Laurent Fabius, tout dépend aujourd'hui du caractère et des nerfs aussi de Vladimir Poutine et de la pression extérieure. Vous connaissez Poutine, est-ce qu'il est d'un genre impulsif ou est-ce que c'est quelqu'un qui peut perdre son sang-froid ?
R - Je ne me lance pas dans la psychologie. Je crois qu'on est dans une situation où il ne faut pas faire d'interprétation au deuxième degré ni au troisième degré. Simplement, il y a une situation très sérieuse, on pourrait même dire très grave, et il faut donc essayer d'aller vers la désescalade.
Q - Est-ce que vous comparez cela au précédent géorgien, est-ce que vous conseillez aux Ukrainiens de ne pas répondre aux Russes pour éviter une riposte forte des Russes ?
R - J'ai eu les autorités ukrainiennes au téléphone, et il y a eu différents appels. Le Premier ministre Arseni Iatseniouk est sur la ligne que vous dites. Mais c'était avant un certain nombre de décisions russes. De son côté, Vitali Klitschko a pris une position plus dure, nous n'en sommes pas là. Ce qu'il faut, c'est aller vers la désescalade et celle-ci n'est possible que si d'une part, toute une série de pays prennent une position ferme et nette, c'est celle que je viens de définir ; et si d'autre part nos partenaires russes comprennent - selon l'expression qui est utilisée - que s'ils continuent tout cela aura un coût.
Q - La France n'enverra pas de porte-avions en mer Noire ?
R - Non, nous voulons obtenir une désescalade. Et ceci n'est possible qu'avec une position ferme et en commençant déjà à prendre des dispositions, notamment sur le front politique et économique.
Q - Qu'est-ce que ça veut dire «ça aura un coût» ?
R - Par exemple, lorsque la France souhaite que soient interrompus les préparatifs du G8, qui est une enceinte très importante sur les plans politique et économique, cela entraîne toute une série de conséquences. La Russie est traditionnellement notre amie, et nous attendons d'un ami traditionnel autre chose qu'un bruit de bottes.
Q - Justement s'il va plus loin, qu'est-ce qu'on peut faire, qu'est-ce que peut faire la France ou même l'Union européenne s'il franchit le cap ?
R - Nous avons tout à l'heure deux réunions de l'Otan. La Pologne, qui est membre de l'Otan, a demandé - elle en a le droit - une réunion spéciale sur la base de ce qu'on appelle l'article 4 de la charte, parce qu'elle s'estime menacée par ce qui se passe en Ukraine.
Q - Vous partagez cette crainte des Polonais ?
R - Nous participerons à la réunion et nous verrons ce que nos amis polonais vont nous dire. Ensuite, il y aura une autre réunion de l'Otan avec l'Ukraine qui n'est pas un membre de l'Otan, mais avec qui nous avons un partenariat et nous verrons ce que les Ukrainiens nous diront. Demain, il y aura à Bruxelles une réunion des ministres des affaires étrangères, à laquelle je participerai, où nous prendrons un certain nombre de dispositions et entretemps nous nous consultons. Pour la seule journée d'hier, le président français a eu de longues conversations avec les présidents Poutine et Obama, avec monsieur Barroso et avec Madame Merkel. J'ai eu John Kerry et je suis en contact avec différents collègues.
Q - Donc vous parlez beaucoup mais pour quelle résultat ?
R - Pour essayer d'avoir une désescalade et d'obtenir cette médiation, la France d'ailleurs est disponible. Et cette médiation, elle peut être faite au niveau des Nations unies, il y a eu également une réunion du Conseil de sécurité. Elle peut être faite au niveau de l'OSCE, elle peut être faite au niveau d'une nation et la France est tout à fait disponible.
Q - Mais les Russes disent sans arrêt «on n'accepte pas les médiations imposées».
R - Les Russes font partie de la communauté internationale.
Q - Est-ce qu'on peut envisager que la Chancelière Merkel et par exemple le président Hollande aillent rencontrer Poutine pour parler face à face avec lui ?
R - Pour le moment ils se sont parlés au téléphone, Madame Merkel et François Hollande se sont parlés et ont eu le président Poutine. Concrètement, la conversation est claire et nette. Du côté français on demande aux Russes s'ils vont envoyer ou non des troupes et s'ils vont retirer ces troupes. La réponse des Russes c'est de dire que les autorités ukrainiennes ne sont pas les autorités légitimes.
Q - Vous les connaissez vous, elles sont légitimes pour vous ?
R - Mais bien sûr que oui. Je suis allé à Kiev, avec mes collègues allemand et polonais, pour obtenir une cessation des massacres en Ukraine. Nous les avons obtenues parce qu'il faut se rappeler que la semaine dernière, il y avait des dizaines de morts chaque jour.
Q - L'accord que vous avez négocié n'a pas été respecté et a conduit à la destitution du président Ianoukovitch, est-ce que tout ça, vous le reconnaissez ?
R - Ne reprenez pas immédiatement la thèse russe, si vous voulez bien. Nous avons négocié pendant plusieurs heures et nous avons obtenu plusieurs choses à la fois, de l'opposition de l'époque, qui est devenue majorité, et du président Yanoukovitch. Tout d'abord que ce dernier accepte de démissionner, ensuite que l'on revienne à la Constitution de 2004 et, enfin, qu'il n'y ait pas d'utilisation de la violence. Là-dessus, le président Yanoukovitch est parti pour la Crimée et ensuite pour la Russie.
Q - ...Vous lui avez demandé de démissionner ?
R - Non, on lui a demandé d'abréger son mandat, et il a signé un texte disant - alors que son mandat se terminait l'année prochaine - qu'il partait cette année. Ensuite il est parti, il a déserté. Il y a eu un renversement de majorité au Parlement puisque l'opposition est devenue majorité, et il y a eu arrêt des massacres, cet arrêt était absolument essentiel et nous l'avons obtenu. Et l'esprit de ce que nous avons signé a été parfaitement respecté.
Je vais même vous donner une information supplémentaire. Nous avons discuté avec l'opposition, qui est devenue majorité, et avec monsieur Yanoukovitch de qui serait Premier ministre, et le nom de monsieur Iatseniouk est venu dans la conversation. Et donc il était acquis pour les uns et pour les autres, y compris pour monsieur Yanoukovitch, que ce serait monsieur Iatseniouk qui serait nommé Premier ministre. Donc quand on nous dit qu'il n'y a pas de respect de la légalité...
Q - Vous trois, ministres allemand, français et polonais, des affaires étrangères présents dans la médiation, vous avez pu calmer le jeu sur place, apaiser...
R - Et surtout arrêter les massacres.
Q - Nous étions là ce jour où il y a eu 60 à 70 morts...
R - Il faut aussi faire le tour de l'ensemble de la question et là, je fais allusion à ce que vous disiez à l'instant. Il faut que du côté des nouvelles autorités ukrainiennes, il y ait respect de la diversité de ce qu'est l'Ukraine.
Q - Ce qui n'est pas encore le cas.
R - Ce qui doit être le cas, car vous savez qu'il y a une partie qui est non seulement russophone mais aussi profondément russophile, et une autre partie qui est plus proche de l'Union européenne. L'Ukraine, c'est notre conception qu'il faut arriver à faire partager, ce n'est pas ou la Russie ou l'Europe, c'est et la Russie et l'Europe.
Q - C'est quoi la solution ? Parce que pour bien comprendre aussi, effectivement vous avez discuté de ça avec vos confrères, mais lorsqu'il y a eu la première conversation entre le président Poutine et le président Hollande, est-ce que le président français a été prévenu du fait que Poutine voulait durcir le ton, est-ce que vous étiez au courant des intentions de Poutine ?
R - Ce que le président Poutine et le mon collègue Sergueï Lavrov nous ont dit, c'est qu'ils estimaient que la légalité n'avait pas été respectée. Ils l'ont dit dès le début mais ils n'ont pas dit qu'elles étaient les conséquences qu'ils en tiraient. Et nous leur avons dit que les choses ont été respectées.
Q - Mais au fond, si vous permettez, est-ce qu'ils ont tort, de leur point de vue d'État est-ce qu'ils ont tort ? Parce qu'en Ukraine, les Ukrainiens de Kiev ont pris le pouvoir contre un régime pourri, brutal d'Yanoukovitch.
R - Que tout le monde appelle «Yanoucescu» par référence à monsieur Ceaucescu.
Q - Donc une question tout de suite, est-ce qu'il faut l'accuser de crimes de masse et le traiter comme un criminel de guerre, de criminel ?
R - Il va y avoir la procédure internationale. Mais je reviens si vous voulez bien au point que je voulais souligner. Il faut en même temps que les autorités ukrainiennes respectent la diversité et l'unité. Nous soutenons l'unité et l'intégrité du territoire, mais il faut que cette diversité soit respectée. La Crimée jusqu'ici bénéficie d'une spécificité, il est prévu un référendum pour le 30 mars. Au départ, il devait avoir lieu le jour de l'élection présidentielle et il a été avancé. C'est là où la négociation, la médiation peut intervenir et il faut qu'il y ait des observateurs pour voir la régularité de ce scrutin. Cela peut paraître paradoxal dans cette situation aussi tendue, mais chacun des Ukrainiens doit se sentir dans un pays où il est reconnu.
Q - Est-ce que la Crimée peut avoir le droit à l'autodétermination ?
R - On ne va pas se battre sur des termes juridiques, mais il y a déjà un statut spécifique, et cela doit certainement faire l'objet de discussions.
Q - Et on voit bien que l'Ukraine est coupée en 3 morceaux, qui cherchent à la fois leur légitimité et leur avenir. Ce pouvoir ukrainien de Kiev a pris le pouvoir par la force et a pris d'assaut des palais. Pourquoi la France reconnaît ce régime ? Pourquoi elle le reconnaît, pourquoi n'attend-t-elle pas les élections du 25 mai et pour reconnaitre des gens qui auraient une légitimité à ce moment-là ?
R - Vos prémices sont inexactes. L'opposition n'a pas pris le pouvoir par la force. Vous avez été sur place, vous avez vu qu'il y avait des gens à Maïdan, qu'il y avait aussi des gens qui soutenaient le régime jusqu'au dernier moment et qui étaient là avec des «snipers»pour tuer les gens depuis des toits. Et l'installation du Premier ministre, monsieur Iatseniouk, a été parfaitement régulière.
Q - Pendant que vous négociez votre médiation, il y avait des morts sur la place, les snippers tiraient, il y avait en même temps le palais où vous étiez qui était presque encerclé, il y avait une menace sur le Parlement, ce n'est pas les conditions les plus libres pour installer une équipe légitimement !
R - Oui, je l'ai remarqué.
Q - C'est très bien que vous le disiez ainsi. Mais une fois que nous avons conclu cet accord, la Rada, c'est-à-dire le Parlement qui a été légalement élu s'est réuni et il y a eu un changement de majorité...
R - S'il vous plaît, je veux aller jusqu'au bout. Il y a eu un changement de majorité, il y a eu un vote parfaitement légal qui a désigné monsieur Iatseniouk et ensuite, un certain nombre de ministres ont été désignés. Donc il n'y pas de question de légitimité. Ce qui est tout à fait vrai, c'est que doit avoir lieu une élection présidentielle, qui a été fixée au mois de mai. Et évidemment cette élection présidentielle, on verra qui est candidat, donnera une légitimité forte au nouveau président dans le cadre de la Constitution de l'Ukraine.
Q - Et comment vous évaluez l'influence et l'importance de ces groupes extrémistes, même flirtant avec les néonazis dans l'opposition actuellement ?
R - Il reste une certaine influence et celle-là, il faut absolument l'endiguer. C'est une raison supplémentaire pour soutenir la majorité ukrainienne. J'ajoute un dernier élément mais je ne veux pas qu'on soit trop technique, c'est que parfois on dit «mais le gouvernement de monsieur Iatseniouk ne réunit pas l'ensemble du spectre politique». D'accord, mais qui refuse de rentrer dans le gouvernement ? C'est le Parti des régions qui est le parti pro-russe. Donc on ne peut pas à la fois refuser d'entrer dans un gouvernement et dire ensuite «qu'il n'est pas suffisamment légitime puisque nous avons refusé d'y entrer».
Je répète la position française. Tout d'abord condamnation de l'escalade et volonté de médiation, et la France est disponible. Deuxième point, nous demandons la suspension des préparatifs du G8 et enfin soutien à l'unité et à l'intégrité de l'Ukraine avec un appui économique.
Q - Les peuples d'Europe sont inquiets, comme les dirigeants de l'Europe, et je pense que vous avez constaté qu'aucun citoyen européen n'a envie de mourir ou pour Sébastopol ou pour Kiev. Un de vos illustres prédécesseurs Claude Cheysson avait dit «naturellement, nous ne ferons rien» après le coup d'État en Pologne. Vous, s'il y a une intervention militaire en Ukraine, y a-t-il une réponse militaire ?
R - Aujourd'hui, nous ne sommes pas dans cette hypothèse, je vous ai dit que nous souhaitions une désescalade et que nous prenions des dispositions pour cela, aussi bien sur le plan diplomatique -arrêts des préparatifs pour le G8 et le G7 -, sur le plan économique pour aider l'Ukraine et aussi en disant ce que nous avons à dire aux Russes et en même temps en appelant à une médiation.
Q - Alors justement par rapport à la graduation de la riposte, on voit les États-Unis et le Canada qui disent «nous, on veut boycotter complètement le Sommet du G8». Vous vous dites... la France dit «on va suspendre les travaux», est-ce que ce n'est pas une réponse un peu tendre en fait ?
R - Non. Nous avons une position que nous souhaitons être partagée par nos collègues, vous les avez cités, les Américains, les Canadiens et d'autres, tous les membres du G7. Le G8 et le G7 ont un certain nombre de principes et de valeurs, et celles-ci sont tout à fait contradictoires avec ce qui se passe en Ukraine. Et donc nous disons : tant que les Russes ne sont pas revenus à une attitude plus conforme à ces valeurs, nous allons suspendre les préparatifs. Nous souhaitons du même coup qu'ils y reviennent.
Q - Mais est-ce que ça peut aller jusqu'au boycott ? Est-ce que la France peut finalement envisager de ne pas être absente, de le dire... de ne pas être présente au sommet ?
R - Non mais, un G8 dont sept membres sont absents...
Q - Et un G8 qui serait chargé de faire la paix ?
R - Non, ce n'est pas le rôle du G8. Et en plus, le G8 aura lieu en juin. Alors que la médiation dont je parle, et que je souhaite, peut être faite soit par le secrétaire général des Nations unies ou un de ses envoyés, soit par l'OSCE, soit par d'autres. Nous-mêmes pouvons y contribuer, aujourd'hui nos amis Britanniques sont sur place, il y a toute une série de possibilités, si on veut avancer. Mais pour ça, il faut qu'il y ait une volonté. Elle existe de notre part.
Q - Quelle architecture finale pour l'Ukraine ? Est-ce qu'on reste dans le cadre actuel ? Quelle est votre vision ?
R - Ce qui est souhaitable ce n'est pas à moi de le définir, c'est aux Ukrainiens de le définir. La démocratie, ce n'est pas un vain mot. Il est souhaitable d'avoir l'unité, - cela veut dire que l'Ukraine doit rester un pays, et non pas être disloqué -, l'intégrité et en même temps, le respect des diversités. Il y a évidemment là-bas des diversités : vous avez parlé de la Crimée, mais on peut aussi parler de l'est, que ce soit Kharkov ou Donetsk. Et puis il y a aussi une spécificité d'un certain nombre de territoires qui sont à l'ouest. C'est une des difficultés, mais faisons attention : c'est un problème plus général. Je ne veux pas faire de la philosophie politique à partir de ce cas dramatique, mais si à chaque fois qu'il y a une diversité dans une nation - et celle-ci évidemment comporte, pour des raisons historiques, beaucoup de diversité - on met en pièces la réalité de la nation, à ce moment-là, il n'y a plus de paix possible.
Et ça joue aussi dans d'autres pays : d'une manière tout à fait différente, c'est une situation que l'on peut retrouver en Afrique ou ailleurs.
Q - Pour répondre à la diversité, est-ce que l'idée d'une fédération avec trois régions autonomes n'est pas une idée qui peut progresser vers l'unité, et en même temps qui serait garantie par les grandes puissances ? Mais vous avez parlé de médiation : quand vous l'avez dit, ou quand le président Hollande l'a dit à Poutine, comment a-t-il accueilli l'idée, premièrement ? Et est-ce que la médiation est une forme d'ouverture ?
R - Oui, bien sûr. Nous sommes dans une situation de tension, et le risque c'est d'aller vers une escalade militaire encore plus grande.
Q - Et la médiation, c'est la culture de Poutine ?
R - Écoutez, là encore, je ne fais pas de psychologie. Il faut voir quel est le coût de chaque décision. Et je pense que la Russie, qui est un grand pays, qui a une vision mondiale, doit prendre tout ça en considération.
Q - Et l'Allemagne et Vladimir Poutine vont recevoir Madame Timochenko. Et la France ?
R - J'ai eu Madame Timochenko au téléphone il y a trois jours et je crois avoir été un des premiers à l'appeler. Vous savez qu'elle se fait soigner, parce que sa situation est difficile du point de vue physique. Elle a beaucoup apprécié que je me mette en rapport avec elle, au nom du président Hollande et en mon nom. De la même façon j'avais eu Monsieur Klitschko et très souvent Monsieur Iatseniouk. Mais on va voir ce que les choses donnent. Madame Timochenko a exercé des responsabilités importantes dans le passé et vous savez dans quelles conditions elle a été emprisonnée ensuite. Pour le reste, nous allons voir.
Q - Ça sera un retour en arrière.
R - Ne pas porter de jugement. Disons que, en tout cas, j'ai eu un contact avec elle, et puis on va voir ce qui se passe. Nous n'allons pas nous substituer aux Ukrainiens, il faut quand même être cohérent.
Q - Qu'est-ce que vous dites aux Ukrainiens... ?
R - Si on veut que d'autres ne se substituent pas aux Ukrainiens, il faut en faire de même.
Q - Qu'est-ce que vous demandez aux Ukrainiens de Kiev ?
R - Aux Ukrainiens de Kiev, et au pouvoir représenté par Monsieur Iatseniouk, d'être à la fois unis, de mettre en oeuvre un certain nombre de réformes - ils le savent, le discours d'investiture de Monsieur Iatseniouk était extrêmement courageux. Et en même temps, nous sommes prêts à les aider, notamment sur le plan économique, puisque la situation était dramatique.
Q - Aide économique, c'est une plaisanterie ?...
R - Ce n'est pas du tout une plaisanterie !
Q - L'Europe promet 600 millions, c'est rien face aux 12 ou 15 milliards de dollars que peuvent donner les Russes.
R - Mais ce que vous appelez une plaisanterie, c'est peut-être le fond du sujet. L'intérêt des Russes n'est certainement pas que l'Ukraine soit dans une situation de désastre économique. Les banques qui sont le plus engagées, à hauteur de 20 à 30 milliards d'euros, sont les banques russes. Les oligarques des deux côtés ont des intérêts croisés. Donc tout ce qui peut améliorer la situation de l'Ukraine est non seulement positif pour les Ukrainiens -il faut d'abord penser à eux -, mais aussi pour l'Europe et aussi pour la Russie ! Donc ce n'est pas du tout une situation mineure.
Q - Alors nous avons été peut-être un peu longs sur l'Ukraine, mais aujourd'hui c'est tout à fait normal parce qu'on est au bord d'on ne sait quoi. Est-ce que vous excluez qu'on en revienne, de la part du Kremlin, à l'époque où ils envoyaient les chars à Prague, à Varsovie, à Budapest ? Vous l'excluez, ça ?
R - Il y a une phrase de Léon Blum qui me sert souvent de référence : «je le crois parce que je l'espère».
(...).
- Maroc -
(...)
Q - Il y a un dossier en ce moment qui empoisonne un petit peu la vie diplomatique entre la France et le Maroc, avec une distension autour donc de problèmes liés donc à la torture. Mais surtout, il y a aussi des propos qui ont été tenus, qui auraient été tenus par un diplomate de haut niveau aux États-Unis concernant le Maroc, qui aurait dit, donc : le Maroc est une maîtresse dont on n'est pas amoureux mais qu'on doit défendre quand même. Alors est-ce que ces propos ont-ils vraiment été prononcés, et comment calmer la tension ?
R - La France et le Maroc sont amis et ils le resteront. Mais c'est vrai qu'il y a eu un incident, qui n'est pas celui-là, je reviendrai à celui-là, mais qui est le fait que le directeur de l'équivalent de la DST, a reçu, au domicile de l'ambassadeur du Maroc en France, une convocation judiciaire. À partir de là il y a eu des dysfonctionnements.
Q - Dysfonctionnements de quelle nature et où ?
R - Dysfonctionnements dans la façon dont les choses ont été ordonnancées. Il aurait fallu prévenir les intéressés, les choses auraient dû se faire d'une manière plus diplomatique.
Q - L'immunité diplomatique aurait dû jouer ?
R - Non, c'est une question très compliquée : l'immunité diplomatique joue pour certaines personnes, et lorsqu'une personnalité comme celle-ci prévient de sa visite, et donne un caractère officiel à sa visite. Ce n'était pas le cas.
Q - Donc vous regrettez les propos qui auraient été tenus ?
R - Attendez, je vais aller jusqu'au bout. Il y a eu des dysfonctionnements. Cela dit, la justice en France est indépendante, et il faut en tenir compte. J'espère que tout ça va s'apaiser, et nous y travaillons.
Sur l'autre aspect, ce sont des propos qui auraient été tenus en 2011, cela fait un peu plus de trois ans, et qui sont tout à fait contestés par l'ambassadeur en place, et qui a des témoins à l'appui de ses dires. Donc je considère que c'est sans objet. Mais ce que tout ça signifie, ayant dit que le Maroc et la France sont amis et le resteront, c'est que nous devons trouver des solutions pour éviter ce genre d'incident, nous y travaillons avec mon collègue marocain.
- Chine -
(...)
Q - Vous revenez de Chine. Il y a eu un attentat de séparatistes Ouïghours, qui ont tué à l'arme blanche plusieurs dizaines de Chinois. Y a-t-il un danger d'implosion, de révolte en Chine ?
R - J'ai transmis à mon collègue chinois, Monsieur Wang Yiangi, nos condoléances pour ce qui s'est passé. Nous n'en avons pas tous les détails, mais c'est un massacre épouvantable. Il y a une diversité de populations là-bas, et il faut faire très attention à tout ce qui est séparatisme. Certains parlent de terrorisme. Je ne connais pas les détails, encore, mais c'est un attentat absolument odieux.
Puisque vous parlez de la Chine, je m'y suis rendu après mon séjour à Kiev. Je m'y suis rendu pour rencontrer le président chinois. C'est mon sixième voyage depuis que j'exerce mes fonctions. Alors nous avons parlé de beaucoup de choses, notamment de l'Ukraine. Il existe bien sûr une préoccupation par rapport à tout ce qui pourrait être éclatement du pays - il faut faire très attention à cela, dans un pays aussi vaste que la Chine.
- Politique étrangère -
(...)
R - La France accueille, mercredi prochain, une conférence internationale sur le Liban, autour du président du Liban, M. Sleimane et avec le Secrétaire général adjoint des Nations unies. Nous allons réunir autour de nous, à Paris et sous la présidence de François Hollande, beaucoup des amis du Liban, parce que vous savez que la France et le Liban sont très proches.
Le lendemain, je serai à Rome pour une autre réunion sur la Libye, qui est présidée par nos amis Italiens. La Libye est un foyer potentiel de terrorisme considérable, et il faut que nous unissions tous nos efforts - nous, c'est-à-dire aussi bien les Russes, les Chinois, nous-mêmes et les Américains.
(...)
Q - En République Centrafricaine, quand vont venir ces forces européennes que vous avez annoncées, ainsi que le président et dont on ne voit pas, au fond, l'organisation, à part les Géorgiens ?
R - En République centrafricaine, il y a 6 000 Africains au sein d'une force qu'on appelle la MISCA et il y a 2 000 Français, puisqu'à la demande du Secrétaire des Nations unies, le président de la République a accepté de passer de 1 600 à 2 000. Pa ailleurs, il y a entre 500 et 1 000 Européens qui vont arriver avant la fin du mois de mars selon les déclarations de Madame Ashton, qui est la Haute Représentante de l'Europe. Il y aura notamment 150 Géorgiens, qu'il faut particulièrement saluer, puisque la Géorgie ne fait pas partie aujourd'hui de l'Union Européenne.
Q - Et qui n'ont ni uniformes, ni treillis, ni argent, ni rien.
R - Non, ils ont beaucoup de ces éléments, et nous allons les aider. Et d'autres pays ont accepté, non pas d'envoyer des militaires sur le terrain, mais de contribuer d'une autre façon, et je pense en particulier à nos amis Allemands.
- Politique économique -
(...)
R - Nous connaissons une situation économique difficile, surtout parce que notre industrie, depuis une dizaine d'années, a plongé. Je m'en rends compte. J'étais il y a dix ans ministre de l'économie et des finances et je mesure à quel point la compétitivité a plongé depuis que je suis revenu au gouvernement. Il est absolument indispensable que l'on redresse les choses pour l'emploi, pour le pouvoir d'achat, mais aussi pour la diplomatie - puisque la grande diplomatie que nous essayons de faire n'aura pas lieu d'être s'il y a une grande faiblesse économique.
Donc si on veut redresser les choses, que faut-il faire ? Trois axes : un, la compétitivité. Nos entreprises doivent pouvoir concourir à jeu égal avec les autres. Pour cela, il ne faut pas les surcharger, d'où le Pacte de Responsabilité. Deuxième point : l'attractivité. Si on veut que les investisseurs viennent en France, il ne faut pas les attendre avec des hallebardes. Troisième point : des économies budgétaires. Le Pacte de Responsabilité entraîne un certain nombre de charges en moins. Comme on a déjà beaucoup de déficits et comme les impôts sont déjà très lourds, il faut trouver des économies sur les dépenses.
(...)
Des économies qui seront à trouver dans les trois domaines que sont d'une part l'État, les dépenses de l'État et de ce qu'on appelle ses opérateurs. Deuxièmement, les dépenses des collectivités territoriales. Troisièmement, les dépenses de sécurité sociale.
(...)
Au moment où François Hollande a fait sa déclaration sur le Pacte de Responsabilité, les choses ont été très bien accueillies au plan international. Mais, ce très bon accueil - à mon avis légitime, parce que je soutiens tout à fait cette action - est conditionné au fait que les économies soient explicites. Et nous avons quelques semaines pour cela, puisqu'au moment où on présentera le Pacte dit de Responsabilité, il faudra en face qu'on présente les économies.
Q - Mais par exemple à Bruxelles, la France a promis les 3 % de déficit pour 2015, elle a bénéficié d'un sursis de deux ans. Beaucoup pensent qu'il va falloir un nouveau délai. Pourquoi la France se sent-elle obligée de descendre à 3 % ?
R - Mais ce n'est pas une question de Bruxelles. On ne va pas se lancer dans des cours d'économie, mais quand vous voyez nos niveaux de déficit et d'endettement, si nous ne les réduisons pas, nous serons obligés de payer des taux d'intérêts qui nous empêcheront de faire autre chose. Donc, il ne s'agit d'incriminer Bruxelles. Car même s'il n'y avait pas cette règle des 3 %, on serait obligé de réduire nos déficits.
Q - Vous avez parlé d'économies sociales : quels domaines précis vous avez ciblés ?
R - Je pense qu'il faut comparer avec les autres pays. Par exemple, en Allemagne, les citoyens sont soignés correctement même s'il y a beaucoup de pauvreté dans certains domaines Il en est de même en Suède et on peut parler d'autres pays. Ainsi, on peut réduire certaines dépenses sans remettre en cause la protection sociale qui est indispensable. Si on ne bouge pas quelle sera la situation ? D'abord, on peut avoir très rapidement une embolie. Et puis cela veut dire, qu'en matière de sécurité sociale, on reporte les déficits et le paiement des dettes sur nos enfants et nos petits-enfants. Ce qui est inacceptable et très injuste.
- Climat -
(...)
Mais ce qui m'a frappé aussi lors de ma visite en Chine, et ce n'est pas une anecdote, c'est la situation climatique épouvantable. Je me suis rendu à Pékin et à Tianjin, qui se trouve à 150 kilomètres de la capitale, et on ne pouvait pas sortir, pendant une semaine ! Le taux de pollution était dix-huit fois supérieur au maximum autorisé. Les Chinois sont parfaitement conscients de cela, les autorités chinoises commencent à prendre des mesures, mais il va falloir prendre des mesures encore plus audacieuses.
Q - C'est quoi ? C'est du nucléaire, beaucoup de nucléaire, pour faire de l'énergie et remplacer le charbon ?
R - C'est à la fois le remplacement du charbon, le changement des pratiques industrielles, et puis c'est beaucoup d'économies d'énergie, et de diversification des sources d'énergie. On pense parfois que c'est un problème latéral, mais c'est un problème absolument majeur. Le dérèglement climatique, c'est à moyen terme quelque chose qui peut complètement bouleverser nos vies. Il se trouve que la France va accueillir la grande conférence mondiale sur le climat à la fin de l'année prochaine, et les Chinois...
Q - ...les Chinois, parce qu'à Copenhague c'est les Chinois qui avaient tout fait capoter ?
R - ...Et les Chinois, ont accepté à notre demande que l'on prépare ensemble cette conférence parce qu'ils en sont une des clés. Ils représentent une part très importante de la pollution mondiale et ils disent qu'en raison de leur population très nombreuse, la pollution rapportée au nombre d'habitants n'est pas plus forte qu'ailleurs. En tout cas, nous comptons sur nos amis et partenaires chinois pour nous aider dans cette préparation. Lorsque le président Xi Jinping va venir en France en visite officielle à la fin du mois de mars, c'est un des thèmes principaux qui va être abordé avec le président français (...).
source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 5 mars 2014
Q - Dans ce climat de crise en Ukraine, peut-être de guerre, vous êtes Laurent Fabius très attendu. Rarement, nous avons été semble-t-il aussi près du déclenchement d'une guerre civile généralisée entre Ukrainiens, d'une confrontation Est - Ouest comme au pire moment de la guerre froide. Et à nouveau sur ce malheureux continent européen, ces terres de sang qui ont connu les horreurs et les barbaries de la deuxième guerre. Ce dimanche peut être crucial, il y a des journées comme ça, vous en avez connues quand vous étiez à Kiev. Les chefs d'État se sont beaucoup téléphoné, Barack Obama Poutine, François Hollande et Poutine pour la deuxième fois en une semaine. Et les ministres des affaires étrangères, vous-même, vous vous êtes beaucoup parlés avec John Kerry aussi et avec le Russe Lavrov, ce sera intéressant. Je voulais dire que tout est fait, me semble-t-il encore, pour que l'irrationnel et la brutalité de la région ne nous emporte pas vers de nouvelles violences. Tout d'abord, comment qualifiez-vous la crise qui se déroule actuellement entre la Russie et l'Ukraine ?
R - J'ai fait le point juste avant de venir pour participer à cette émission, je vous remercie de m'accueillir. Évidemment, la situation est très préoccupante, même si ce matin il semble qu'il y ait davantage de calme sur le terrain. Mais sur le fond, la situation est très préoccupante. Je m'en suis évidemment entretenu avec beaucoup de collègues, le président de la République a parlé à beaucoup de chefs d'État. La position de la France, que nous souhaitons partager avec nos amis du G7, qui regroupe les principales nations du monde développé, est la suivante. Premier point, nous condamnons l'escalade militaire russe et nous souhaitons que, dans les meilleurs délais, intervienne une médiation. Ce pourrait être une négociation soit directement - ce serait la meilleure solution - entre les Russes et les Ukrainiens, soit par l'intermédiaire des Nations unies ou de l'OSCE. Mais il y a une condamnation claire et nette.
Deuxièmement, les décisions qui ont été prises par nos partenaires russes sont contraires aux principes du G7 et du G8. La position de la France est de souhaiter que soit suspendue la préparation du G8 de Sotchi, qui devait avoir lieu au mois de juin, tant que les partenaires russes ne seront pas revenus à des principes conformes au G8 et au G7.
Et troisièmement, nous soutenons l'intégrité et l'unité de l'Ukraine, nous voulons apporter aux nouvelles autorités tout notre soutien, et en particulier notre soutien économique. Une mission du Fonds monétaire s'y rendra dans quelques jours, et nous souhaitons apporter notre soutien à cette nation en grande difficulté. Voilà, en accord avec le président de la République, les trois principes qui vont guider notre action dans les jours qui viennent, et nous souhaitons que l'ensemble des pays du G7 soit sur la même position.
Q - Quelle est également l'analyse que vous faites sur le terrain, est-ce qu'il y a pour vous un risque d'intervention militaire, que Poutine aille plus loin et envoie effectivement les troupes en Ukraine ?
R - Comme vous le savez, la Chambre haute du Parlement russe a voté hier une autorisation donnée au président Poutine d'intervenir «jusqu'à la stabilisation politique», selon la délibération de la Chambre haute. On ne sait pas trop sa signification. Certains disent que d'ores et déjà, il y a eu intervention.
Q -C'est ce que disent les Ukrainiens, vous avez des informations en ce sens ?
R - Ce que nous avons constaté avec nos partenaires, c'est qu'il y a eu plusieurs centaines d'hommes en uniforme, mais sans signaux apparents, qui sont intervenus et ceci est contraire au droit international.
Q - Qui sont ces hommes ?
R - On peut penser qu'en tout cas, ils défendent la cause russe en Ukraine.
Q - Ce sont des Russes de Crimée ou des Russes de Russie ?
R - Je ne sais pas, mais en tout cas il y a désormais une autorisation, une espèce de blanc-seing, qui est donné au président russe. Cette escalade militaire, à laquelle nous assistons, nous voulons évidemment qu'elle s'arrête et nous la condamnons.
Q - Mais pourquoi parle-t-on d'escalade militaire si des soldats russes n'ont pas franchi la frontière, des soldats russes, la frontière pour entrer en Crimée ou dans l'Ouest de l'Ukraine ? C'est-à-dire c'est la prévention que vous faites ou vous constatez qu'il y a déjà intervention militaire ?
R - Je viens de vous le dire, en tout état de cause la Chambre haute du parlement russe a autorisé la possibilité d'une intervention militaire.
Q - Oui mais la Chambre haute, on sait en Russie ce que c'est.
R - Il y a donc une autorisation juridique.
Q - Autrement dit Laurent Fabius, tout dépend aujourd'hui du caractère et des nerfs aussi de Vladimir Poutine et de la pression extérieure. Vous connaissez Poutine, est-ce qu'il est d'un genre impulsif ou est-ce que c'est quelqu'un qui peut perdre son sang-froid ?
R - Je ne me lance pas dans la psychologie. Je crois qu'on est dans une situation où il ne faut pas faire d'interprétation au deuxième degré ni au troisième degré. Simplement, il y a une situation très sérieuse, on pourrait même dire très grave, et il faut donc essayer d'aller vers la désescalade.
Q - Est-ce que vous comparez cela au précédent géorgien, est-ce que vous conseillez aux Ukrainiens de ne pas répondre aux Russes pour éviter une riposte forte des Russes ?
R - J'ai eu les autorités ukrainiennes au téléphone, et il y a eu différents appels. Le Premier ministre Arseni Iatseniouk est sur la ligne que vous dites. Mais c'était avant un certain nombre de décisions russes. De son côté, Vitali Klitschko a pris une position plus dure, nous n'en sommes pas là. Ce qu'il faut, c'est aller vers la désescalade et celle-ci n'est possible que si d'une part, toute une série de pays prennent une position ferme et nette, c'est celle que je viens de définir ; et si d'autre part nos partenaires russes comprennent - selon l'expression qui est utilisée - que s'ils continuent tout cela aura un coût.
Q - La France n'enverra pas de porte-avions en mer Noire ?
R - Non, nous voulons obtenir une désescalade. Et ceci n'est possible qu'avec une position ferme et en commençant déjà à prendre des dispositions, notamment sur le front politique et économique.
Q - Qu'est-ce que ça veut dire «ça aura un coût» ?
R - Par exemple, lorsque la France souhaite que soient interrompus les préparatifs du G8, qui est une enceinte très importante sur les plans politique et économique, cela entraîne toute une série de conséquences. La Russie est traditionnellement notre amie, et nous attendons d'un ami traditionnel autre chose qu'un bruit de bottes.
Q - Justement s'il va plus loin, qu'est-ce qu'on peut faire, qu'est-ce que peut faire la France ou même l'Union européenne s'il franchit le cap ?
R - Nous avons tout à l'heure deux réunions de l'Otan. La Pologne, qui est membre de l'Otan, a demandé - elle en a le droit - une réunion spéciale sur la base de ce qu'on appelle l'article 4 de la charte, parce qu'elle s'estime menacée par ce qui se passe en Ukraine.
Q - Vous partagez cette crainte des Polonais ?
R - Nous participerons à la réunion et nous verrons ce que nos amis polonais vont nous dire. Ensuite, il y aura une autre réunion de l'Otan avec l'Ukraine qui n'est pas un membre de l'Otan, mais avec qui nous avons un partenariat et nous verrons ce que les Ukrainiens nous diront. Demain, il y aura à Bruxelles une réunion des ministres des affaires étrangères, à laquelle je participerai, où nous prendrons un certain nombre de dispositions et entretemps nous nous consultons. Pour la seule journée d'hier, le président français a eu de longues conversations avec les présidents Poutine et Obama, avec monsieur Barroso et avec Madame Merkel. J'ai eu John Kerry et je suis en contact avec différents collègues.
Q - Donc vous parlez beaucoup mais pour quelle résultat ?
R - Pour essayer d'avoir une désescalade et d'obtenir cette médiation, la France d'ailleurs est disponible. Et cette médiation, elle peut être faite au niveau des Nations unies, il y a eu également une réunion du Conseil de sécurité. Elle peut être faite au niveau de l'OSCE, elle peut être faite au niveau d'une nation et la France est tout à fait disponible.
Q - Mais les Russes disent sans arrêt «on n'accepte pas les médiations imposées».
R - Les Russes font partie de la communauté internationale.
Q - Est-ce qu'on peut envisager que la Chancelière Merkel et par exemple le président Hollande aillent rencontrer Poutine pour parler face à face avec lui ?
R - Pour le moment ils se sont parlés au téléphone, Madame Merkel et François Hollande se sont parlés et ont eu le président Poutine. Concrètement, la conversation est claire et nette. Du côté français on demande aux Russes s'ils vont envoyer ou non des troupes et s'ils vont retirer ces troupes. La réponse des Russes c'est de dire que les autorités ukrainiennes ne sont pas les autorités légitimes.
Q - Vous les connaissez vous, elles sont légitimes pour vous ?
R - Mais bien sûr que oui. Je suis allé à Kiev, avec mes collègues allemand et polonais, pour obtenir une cessation des massacres en Ukraine. Nous les avons obtenues parce qu'il faut se rappeler que la semaine dernière, il y avait des dizaines de morts chaque jour.
Q - L'accord que vous avez négocié n'a pas été respecté et a conduit à la destitution du président Ianoukovitch, est-ce que tout ça, vous le reconnaissez ?
R - Ne reprenez pas immédiatement la thèse russe, si vous voulez bien. Nous avons négocié pendant plusieurs heures et nous avons obtenu plusieurs choses à la fois, de l'opposition de l'époque, qui est devenue majorité, et du président Yanoukovitch. Tout d'abord que ce dernier accepte de démissionner, ensuite que l'on revienne à la Constitution de 2004 et, enfin, qu'il n'y ait pas d'utilisation de la violence. Là-dessus, le président Yanoukovitch est parti pour la Crimée et ensuite pour la Russie.
Q - ...Vous lui avez demandé de démissionner ?
R - Non, on lui a demandé d'abréger son mandat, et il a signé un texte disant - alors que son mandat se terminait l'année prochaine - qu'il partait cette année. Ensuite il est parti, il a déserté. Il y a eu un renversement de majorité au Parlement puisque l'opposition est devenue majorité, et il y a eu arrêt des massacres, cet arrêt était absolument essentiel et nous l'avons obtenu. Et l'esprit de ce que nous avons signé a été parfaitement respecté.
Je vais même vous donner une information supplémentaire. Nous avons discuté avec l'opposition, qui est devenue majorité, et avec monsieur Yanoukovitch de qui serait Premier ministre, et le nom de monsieur Iatseniouk est venu dans la conversation. Et donc il était acquis pour les uns et pour les autres, y compris pour monsieur Yanoukovitch, que ce serait monsieur Iatseniouk qui serait nommé Premier ministre. Donc quand on nous dit qu'il n'y a pas de respect de la légalité...
Q - Vous trois, ministres allemand, français et polonais, des affaires étrangères présents dans la médiation, vous avez pu calmer le jeu sur place, apaiser...
R - Et surtout arrêter les massacres.
Q - Nous étions là ce jour où il y a eu 60 à 70 morts...
R - Il faut aussi faire le tour de l'ensemble de la question et là, je fais allusion à ce que vous disiez à l'instant. Il faut que du côté des nouvelles autorités ukrainiennes, il y ait respect de la diversité de ce qu'est l'Ukraine.
Q - Ce qui n'est pas encore le cas.
R - Ce qui doit être le cas, car vous savez qu'il y a une partie qui est non seulement russophone mais aussi profondément russophile, et une autre partie qui est plus proche de l'Union européenne. L'Ukraine, c'est notre conception qu'il faut arriver à faire partager, ce n'est pas ou la Russie ou l'Europe, c'est et la Russie et l'Europe.
Q - C'est quoi la solution ? Parce que pour bien comprendre aussi, effectivement vous avez discuté de ça avec vos confrères, mais lorsqu'il y a eu la première conversation entre le président Poutine et le président Hollande, est-ce que le président français a été prévenu du fait que Poutine voulait durcir le ton, est-ce que vous étiez au courant des intentions de Poutine ?
R - Ce que le président Poutine et le mon collègue Sergueï Lavrov nous ont dit, c'est qu'ils estimaient que la légalité n'avait pas été respectée. Ils l'ont dit dès le début mais ils n'ont pas dit qu'elles étaient les conséquences qu'ils en tiraient. Et nous leur avons dit que les choses ont été respectées.
Q - Mais au fond, si vous permettez, est-ce qu'ils ont tort, de leur point de vue d'État est-ce qu'ils ont tort ? Parce qu'en Ukraine, les Ukrainiens de Kiev ont pris le pouvoir contre un régime pourri, brutal d'Yanoukovitch.
R - Que tout le monde appelle «Yanoucescu» par référence à monsieur Ceaucescu.
Q - Donc une question tout de suite, est-ce qu'il faut l'accuser de crimes de masse et le traiter comme un criminel de guerre, de criminel ?
R - Il va y avoir la procédure internationale. Mais je reviens si vous voulez bien au point que je voulais souligner. Il faut en même temps que les autorités ukrainiennes respectent la diversité et l'unité. Nous soutenons l'unité et l'intégrité du territoire, mais il faut que cette diversité soit respectée. La Crimée jusqu'ici bénéficie d'une spécificité, il est prévu un référendum pour le 30 mars. Au départ, il devait avoir lieu le jour de l'élection présidentielle et il a été avancé. C'est là où la négociation, la médiation peut intervenir et il faut qu'il y ait des observateurs pour voir la régularité de ce scrutin. Cela peut paraître paradoxal dans cette situation aussi tendue, mais chacun des Ukrainiens doit se sentir dans un pays où il est reconnu.
Q - Est-ce que la Crimée peut avoir le droit à l'autodétermination ?
R - On ne va pas se battre sur des termes juridiques, mais il y a déjà un statut spécifique, et cela doit certainement faire l'objet de discussions.
Q - Et on voit bien que l'Ukraine est coupée en 3 morceaux, qui cherchent à la fois leur légitimité et leur avenir. Ce pouvoir ukrainien de Kiev a pris le pouvoir par la force et a pris d'assaut des palais. Pourquoi la France reconnaît ce régime ? Pourquoi elle le reconnaît, pourquoi n'attend-t-elle pas les élections du 25 mai et pour reconnaitre des gens qui auraient une légitimité à ce moment-là ?
R - Vos prémices sont inexactes. L'opposition n'a pas pris le pouvoir par la force. Vous avez été sur place, vous avez vu qu'il y avait des gens à Maïdan, qu'il y avait aussi des gens qui soutenaient le régime jusqu'au dernier moment et qui étaient là avec des «snipers»pour tuer les gens depuis des toits. Et l'installation du Premier ministre, monsieur Iatseniouk, a été parfaitement régulière.
Q - Pendant que vous négociez votre médiation, il y avait des morts sur la place, les snippers tiraient, il y avait en même temps le palais où vous étiez qui était presque encerclé, il y avait une menace sur le Parlement, ce n'est pas les conditions les plus libres pour installer une équipe légitimement !
R - Oui, je l'ai remarqué.
Q - C'est très bien que vous le disiez ainsi. Mais une fois que nous avons conclu cet accord, la Rada, c'est-à-dire le Parlement qui a été légalement élu s'est réuni et il y a eu un changement de majorité...
R - S'il vous plaît, je veux aller jusqu'au bout. Il y a eu un changement de majorité, il y a eu un vote parfaitement légal qui a désigné monsieur Iatseniouk et ensuite, un certain nombre de ministres ont été désignés. Donc il n'y pas de question de légitimité. Ce qui est tout à fait vrai, c'est que doit avoir lieu une élection présidentielle, qui a été fixée au mois de mai. Et évidemment cette élection présidentielle, on verra qui est candidat, donnera une légitimité forte au nouveau président dans le cadre de la Constitution de l'Ukraine.
Q - Et comment vous évaluez l'influence et l'importance de ces groupes extrémistes, même flirtant avec les néonazis dans l'opposition actuellement ?
R - Il reste une certaine influence et celle-là, il faut absolument l'endiguer. C'est une raison supplémentaire pour soutenir la majorité ukrainienne. J'ajoute un dernier élément mais je ne veux pas qu'on soit trop technique, c'est que parfois on dit «mais le gouvernement de monsieur Iatseniouk ne réunit pas l'ensemble du spectre politique». D'accord, mais qui refuse de rentrer dans le gouvernement ? C'est le Parti des régions qui est le parti pro-russe. Donc on ne peut pas à la fois refuser d'entrer dans un gouvernement et dire ensuite «qu'il n'est pas suffisamment légitime puisque nous avons refusé d'y entrer».
Je répète la position française. Tout d'abord condamnation de l'escalade et volonté de médiation, et la France est disponible. Deuxième point, nous demandons la suspension des préparatifs du G8 et enfin soutien à l'unité et à l'intégrité de l'Ukraine avec un appui économique.
Q - Les peuples d'Europe sont inquiets, comme les dirigeants de l'Europe, et je pense que vous avez constaté qu'aucun citoyen européen n'a envie de mourir ou pour Sébastopol ou pour Kiev. Un de vos illustres prédécesseurs Claude Cheysson avait dit «naturellement, nous ne ferons rien» après le coup d'État en Pologne. Vous, s'il y a une intervention militaire en Ukraine, y a-t-il une réponse militaire ?
R - Aujourd'hui, nous ne sommes pas dans cette hypothèse, je vous ai dit que nous souhaitions une désescalade et que nous prenions des dispositions pour cela, aussi bien sur le plan diplomatique -arrêts des préparatifs pour le G8 et le G7 -, sur le plan économique pour aider l'Ukraine et aussi en disant ce que nous avons à dire aux Russes et en même temps en appelant à une médiation.
Q - Alors justement par rapport à la graduation de la riposte, on voit les États-Unis et le Canada qui disent «nous, on veut boycotter complètement le Sommet du G8». Vous vous dites... la France dit «on va suspendre les travaux», est-ce que ce n'est pas une réponse un peu tendre en fait ?
R - Non. Nous avons une position que nous souhaitons être partagée par nos collègues, vous les avez cités, les Américains, les Canadiens et d'autres, tous les membres du G7. Le G8 et le G7 ont un certain nombre de principes et de valeurs, et celles-ci sont tout à fait contradictoires avec ce qui se passe en Ukraine. Et donc nous disons : tant que les Russes ne sont pas revenus à une attitude plus conforme à ces valeurs, nous allons suspendre les préparatifs. Nous souhaitons du même coup qu'ils y reviennent.
Q - Mais est-ce que ça peut aller jusqu'au boycott ? Est-ce que la France peut finalement envisager de ne pas être absente, de le dire... de ne pas être présente au sommet ?
R - Non mais, un G8 dont sept membres sont absents...
Q - Et un G8 qui serait chargé de faire la paix ?
R - Non, ce n'est pas le rôle du G8. Et en plus, le G8 aura lieu en juin. Alors que la médiation dont je parle, et que je souhaite, peut être faite soit par le secrétaire général des Nations unies ou un de ses envoyés, soit par l'OSCE, soit par d'autres. Nous-mêmes pouvons y contribuer, aujourd'hui nos amis Britanniques sont sur place, il y a toute une série de possibilités, si on veut avancer. Mais pour ça, il faut qu'il y ait une volonté. Elle existe de notre part.
Q - Quelle architecture finale pour l'Ukraine ? Est-ce qu'on reste dans le cadre actuel ? Quelle est votre vision ?
R - Ce qui est souhaitable ce n'est pas à moi de le définir, c'est aux Ukrainiens de le définir. La démocratie, ce n'est pas un vain mot. Il est souhaitable d'avoir l'unité, - cela veut dire que l'Ukraine doit rester un pays, et non pas être disloqué -, l'intégrité et en même temps, le respect des diversités. Il y a évidemment là-bas des diversités : vous avez parlé de la Crimée, mais on peut aussi parler de l'est, que ce soit Kharkov ou Donetsk. Et puis il y a aussi une spécificité d'un certain nombre de territoires qui sont à l'ouest. C'est une des difficultés, mais faisons attention : c'est un problème plus général. Je ne veux pas faire de la philosophie politique à partir de ce cas dramatique, mais si à chaque fois qu'il y a une diversité dans une nation - et celle-ci évidemment comporte, pour des raisons historiques, beaucoup de diversité - on met en pièces la réalité de la nation, à ce moment-là, il n'y a plus de paix possible.
Et ça joue aussi dans d'autres pays : d'une manière tout à fait différente, c'est une situation que l'on peut retrouver en Afrique ou ailleurs.
Q - Pour répondre à la diversité, est-ce que l'idée d'une fédération avec trois régions autonomes n'est pas une idée qui peut progresser vers l'unité, et en même temps qui serait garantie par les grandes puissances ? Mais vous avez parlé de médiation : quand vous l'avez dit, ou quand le président Hollande l'a dit à Poutine, comment a-t-il accueilli l'idée, premièrement ? Et est-ce que la médiation est une forme d'ouverture ?
R - Oui, bien sûr. Nous sommes dans une situation de tension, et le risque c'est d'aller vers une escalade militaire encore plus grande.
Q - Et la médiation, c'est la culture de Poutine ?
R - Écoutez, là encore, je ne fais pas de psychologie. Il faut voir quel est le coût de chaque décision. Et je pense que la Russie, qui est un grand pays, qui a une vision mondiale, doit prendre tout ça en considération.
Q - Et l'Allemagne et Vladimir Poutine vont recevoir Madame Timochenko. Et la France ?
R - J'ai eu Madame Timochenko au téléphone il y a trois jours et je crois avoir été un des premiers à l'appeler. Vous savez qu'elle se fait soigner, parce que sa situation est difficile du point de vue physique. Elle a beaucoup apprécié que je me mette en rapport avec elle, au nom du président Hollande et en mon nom. De la même façon j'avais eu Monsieur Klitschko et très souvent Monsieur Iatseniouk. Mais on va voir ce que les choses donnent. Madame Timochenko a exercé des responsabilités importantes dans le passé et vous savez dans quelles conditions elle a été emprisonnée ensuite. Pour le reste, nous allons voir.
Q - Ça sera un retour en arrière.
R - Ne pas porter de jugement. Disons que, en tout cas, j'ai eu un contact avec elle, et puis on va voir ce qui se passe. Nous n'allons pas nous substituer aux Ukrainiens, il faut quand même être cohérent.
Q - Qu'est-ce que vous dites aux Ukrainiens... ?
R - Si on veut que d'autres ne se substituent pas aux Ukrainiens, il faut en faire de même.
Q - Qu'est-ce que vous demandez aux Ukrainiens de Kiev ?
R - Aux Ukrainiens de Kiev, et au pouvoir représenté par Monsieur Iatseniouk, d'être à la fois unis, de mettre en oeuvre un certain nombre de réformes - ils le savent, le discours d'investiture de Monsieur Iatseniouk était extrêmement courageux. Et en même temps, nous sommes prêts à les aider, notamment sur le plan économique, puisque la situation était dramatique.
Q - Aide économique, c'est une plaisanterie ?...
R - Ce n'est pas du tout une plaisanterie !
Q - L'Europe promet 600 millions, c'est rien face aux 12 ou 15 milliards de dollars que peuvent donner les Russes.
R - Mais ce que vous appelez une plaisanterie, c'est peut-être le fond du sujet. L'intérêt des Russes n'est certainement pas que l'Ukraine soit dans une situation de désastre économique. Les banques qui sont le plus engagées, à hauteur de 20 à 30 milliards d'euros, sont les banques russes. Les oligarques des deux côtés ont des intérêts croisés. Donc tout ce qui peut améliorer la situation de l'Ukraine est non seulement positif pour les Ukrainiens -il faut d'abord penser à eux -, mais aussi pour l'Europe et aussi pour la Russie ! Donc ce n'est pas du tout une situation mineure.
Q - Alors nous avons été peut-être un peu longs sur l'Ukraine, mais aujourd'hui c'est tout à fait normal parce qu'on est au bord d'on ne sait quoi. Est-ce que vous excluez qu'on en revienne, de la part du Kremlin, à l'époque où ils envoyaient les chars à Prague, à Varsovie, à Budapest ? Vous l'excluez, ça ?
R - Il y a une phrase de Léon Blum qui me sert souvent de référence : «je le crois parce que je l'espère».
(...).
- Maroc -
(...)
Q - Il y a un dossier en ce moment qui empoisonne un petit peu la vie diplomatique entre la France et le Maroc, avec une distension autour donc de problèmes liés donc à la torture. Mais surtout, il y a aussi des propos qui ont été tenus, qui auraient été tenus par un diplomate de haut niveau aux États-Unis concernant le Maroc, qui aurait dit, donc : le Maroc est une maîtresse dont on n'est pas amoureux mais qu'on doit défendre quand même. Alors est-ce que ces propos ont-ils vraiment été prononcés, et comment calmer la tension ?
R - La France et le Maroc sont amis et ils le resteront. Mais c'est vrai qu'il y a eu un incident, qui n'est pas celui-là, je reviendrai à celui-là, mais qui est le fait que le directeur de l'équivalent de la DST, a reçu, au domicile de l'ambassadeur du Maroc en France, une convocation judiciaire. À partir de là il y a eu des dysfonctionnements.
Q - Dysfonctionnements de quelle nature et où ?
R - Dysfonctionnements dans la façon dont les choses ont été ordonnancées. Il aurait fallu prévenir les intéressés, les choses auraient dû se faire d'une manière plus diplomatique.
Q - L'immunité diplomatique aurait dû jouer ?
R - Non, c'est une question très compliquée : l'immunité diplomatique joue pour certaines personnes, et lorsqu'une personnalité comme celle-ci prévient de sa visite, et donne un caractère officiel à sa visite. Ce n'était pas le cas.
Q - Donc vous regrettez les propos qui auraient été tenus ?
R - Attendez, je vais aller jusqu'au bout. Il y a eu des dysfonctionnements. Cela dit, la justice en France est indépendante, et il faut en tenir compte. J'espère que tout ça va s'apaiser, et nous y travaillons.
Sur l'autre aspect, ce sont des propos qui auraient été tenus en 2011, cela fait un peu plus de trois ans, et qui sont tout à fait contestés par l'ambassadeur en place, et qui a des témoins à l'appui de ses dires. Donc je considère que c'est sans objet. Mais ce que tout ça signifie, ayant dit que le Maroc et la France sont amis et le resteront, c'est que nous devons trouver des solutions pour éviter ce genre d'incident, nous y travaillons avec mon collègue marocain.
- Chine -
(...)
Q - Vous revenez de Chine. Il y a eu un attentat de séparatistes Ouïghours, qui ont tué à l'arme blanche plusieurs dizaines de Chinois. Y a-t-il un danger d'implosion, de révolte en Chine ?
R - J'ai transmis à mon collègue chinois, Monsieur Wang Yiangi, nos condoléances pour ce qui s'est passé. Nous n'en avons pas tous les détails, mais c'est un massacre épouvantable. Il y a une diversité de populations là-bas, et il faut faire très attention à tout ce qui est séparatisme. Certains parlent de terrorisme. Je ne connais pas les détails, encore, mais c'est un attentat absolument odieux.
Puisque vous parlez de la Chine, je m'y suis rendu après mon séjour à Kiev. Je m'y suis rendu pour rencontrer le président chinois. C'est mon sixième voyage depuis que j'exerce mes fonctions. Alors nous avons parlé de beaucoup de choses, notamment de l'Ukraine. Il existe bien sûr une préoccupation par rapport à tout ce qui pourrait être éclatement du pays - il faut faire très attention à cela, dans un pays aussi vaste que la Chine.
- Politique étrangère -
(...)
R - La France accueille, mercredi prochain, une conférence internationale sur le Liban, autour du président du Liban, M. Sleimane et avec le Secrétaire général adjoint des Nations unies. Nous allons réunir autour de nous, à Paris et sous la présidence de François Hollande, beaucoup des amis du Liban, parce que vous savez que la France et le Liban sont très proches.
Le lendemain, je serai à Rome pour une autre réunion sur la Libye, qui est présidée par nos amis Italiens. La Libye est un foyer potentiel de terrorisme considérable, et il faut que nous unissions tous nos efforts - nous, c'est-à-dire aussi bien les Russes, les Chinois, nous-mêmes et les Américains.
(...)
Q - En République Centrafricaine, quand vont venir ces forces européennes que vous avez annoncées, ainsi que le président et dont on ne voit pas, au fond, l'organisation, à part les Géorgiens ?
R - En République centrafricaine, il y a 6 000 Africains au sein d'une force qu'on appelle la MISCA et il y a 2 000 Français, puisqu'à la demande du Secrétaire des Nations unies, le président de la République a accepté de passer de 1 600 à 2 000. Pa ailleurs, il y a entre 500 et 1 000 Européens qui vont arriver avant la fin du mois de mars selon les déclarations de Madame Ashton, qui est la Haute Représentante de l'Europe. Il y aura notamment 150 Géorgiens, qu'il faut particulièrement saluer, puisque la Géorgie ne fait pas partie aujourd'hui de l'Union Européenne.
Q - Et qui n'ont ni uniformes, ni treillis, ni argent, ni rien.
R - Non, ils ont beaucoup de ces éléments, et nous allons les aider. Et d'autres pays ont accepté, non pas d'envoyer des militaires sur le terrain, mais de contribuer d'une autre façon, et je pense en particulier à nos amis Allemands.
- Politique économique -
(...)
R - Nous connaissons une situation économique difficile, surtout parce que notre industrie, depuis une dizaine d'années, a plongé. Je m'en rends compte. J'étais il y a dix ans ministre de l'économie et des finances et je mesure à quel point la compétitivité a plongé depuis que je suis revenu au gouvernement. Il est absolument indispensable que l'on redresse les choses pour l'emploi, pour le pouvoir d'achat, mais aussi pour la diplomatie - puisque la grande diplomatie que nous essayons de faire n'aura pas lieu d'être s'il y a une grande faiblesse économique.
Donc si on veut redresser les choses, que faut-il faire ? Trois axes : un, la compétitivité. Nos entreprises doivent pouvoir concourir à jeu égal avec les autres. Pour cela, il ne faut pas les surcharger, d'où le Pacte de Responsabilité. Deuxième point : l'attractivité. Si on veut que les investisseurs viennent en France, il ne faut pas les attendre avec des hallebardes. Troisième point : des économies budgétaires. Le Pacte de Responsabilité entraîne un certain nombre de charges en moins. Comme on a déjà beaucoup de déficits et comme les impôts sont déjà très lourds, il faut trouver des économies sur les dépenses.
(...)
Des économies qui seront à trouver dans les trois domaines que sont d'une part l'État, les dépenses de l'État et de ce qu'on appelle ses opérateurs. Deuxièmement, les dépenses des collectivités territoriales. Troisièmement, les dépenses de sécurité sociale.
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Au moment où François Hollande a fait sa déclaration sur le Pacte de Responsabilité, les choses ont été très bien accueillies au plan international. Mais, ce très bon accueil - à mon avis légitime, parce que je soutiens tout à fait cette action - est conditionné au fait que les économies soient explicites. Et nous avons quelques semaines pour cela, puisqu'au moment où on présentera le Pacte dit de Responsabilité, il faudra en face qu'on présente les économies.
Q - Mais par exemple à Bruxelles, la France a promis les 3 % de déficit pour 2015, elle a bénéficié d'un sursis de deux ans. Beaucoup pensent qu'il va falloir un nouveau délai. Pourquoi la France se sent-elle obligée de descendre à 3 % ?
R - Mais ce n'est pas une question de Bruxelles. On ne va pas se lancer dans des cours d'économie, mais quand vous voyez nos niveaux de déficit et d'endettement, si nous ne les réduisons pas, nous serons obligés de payer des taux d'intérêts qui nous empêcheront de faire autre chose. Donc, il ne s'agit d'incriminer Bruxelles. Car même s'il n'y avait pas cette règle des 3 %, on serait obligé de réduire nos déficits.
Q - Vous avez parlé d'économies sociales : quels domaines précis vous avez ciblés ?
R - Je pense qu'il faut comparer avec les autres pays. Par exemple, en Allemagne, les citoyens sont soignés correctement même s'il y a beaucoup de pauvreté dans certains domaines Il en est de même en Suède et on peut parler d'autres pays. Ainsi, on peut réduire certaines dépenses sans remettre en cause la protection sociale qui est indispensable. Si on ne bouge pas quelle sera la situation ? D'abord, on peut avoir très rapidement une embolie. Et puis cela veut dire, qu'en matière de sécurité sociale, on reporte les déficits et le paiement des dettes sur nos enfants et nos petits-enfants. Ce qui est inacceptable et très injuste.
- Climat -
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Mais ce qui m'a frappé aussi lors de ma visite en Chine, et ce n'est pas une anecdote, c'est la situation climatique épouvantable. Je me suis rendu à Pékin et à Tianjin, qui se trouve à 150 kilomètres de la capitale, et on ne pouvait pas sortir, pendant une semaine ! Le taux de pollution était dix-huit fois supérieur au maximum autorisé. Les Chinois sont parfaitement conscients de cela, les autorités chinoises commencent à prendre des mesures, mais il va falloir prendre des mesures encore plus audacieuses.
Q - C'est quoi ? C'est du nucléaire, beaucoup de nucléaire, pour faire de l'énergie et remplacer le charbon ?
R - C'est à la fois le remplacement du charbon, le changement des pratiques industrielles, et puis c'est beaucoup d'économies d'énergie, et de diversification des sources d'énergie. On pense parfois que c'est un problème latéral, mais c'est un problème absolument majeur. Le dérèglement climatique, c'est à moyen terme quelque chose qui peut complètement bouleverser nos vies. Il se trouve que la France va accueillir la grande conférence mondiale sur le climat à la fin de l'année prochaine, et les Chinois...
Q - ...les Chinois, parce qu'à Copenhague c'est les Chinois qui avaient tout fait capoter ?
R - ...Et les Chinois, ont accepté à notre demande que l'on prépare ensemble cette conférence parce qu'ils en sont une des clés. Ils représentent une part très importante de la pollution mondiale et ils disent qu'en raison de leur population très nombreuse, la pollution rapportée au nombre d'habitants n'est pas plus forte qu'ailleurs. En tout cas, nous comptons sur nos amis et partenaires chinois pour nous aider dans cette préparation. Lorsque le président Xi Jinping va venir en France en visite officielle à la fin du mois de mars, c'est un des thèmes principaux qui va être abordé avec le président français (...).
source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 5 mars 2014