Interview de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères, avec France Info le 7 mars 2014, sur la situation en Ukraine et les relations franco-russes.

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Média : France Info

Texte intégral

JEAN LEYMARIE
En Ukraine la situation est donc de plus en plus tendue, la Russie ne cède rien, est-ce que Vladimir POUTINE a gagné ?
LAURENT FABIUS
Non ! Non et notre attitude dans toute cette crise c'est à la fois de faire preuve de fermeté, parce qu'on ne peut pas accepter que l'intégrité d'un pays, en l'occurrence l'Ukraine, soit bafouée et, en même temps d'essayer - d'essayer je dis bien - de trouver les voies du dialogue. Avant-hier il y avait eu une certaine désescalade, vous vous rappelez la réunion à Paris où on avait fait se rencontrer tout le monde et il y avait une certaine piste qui était trouvée et, hier, ça été l'inverse puisque le Parlement de Crimée en fait à voter l'annexion – si l'on peut dire…
JEAN LEYMARIE
C'est une annexion ce qui se passe actuellement en Crimée ?
LAURENT FABIUS
Eh bien, en tout cas, il y a de la part du Parlement de Crimée la volonté d'être rattachée à la Russie. Mais ça ne trompe personne, la démarche évidemment est faite en liaison avec les autorités russes et j'ai fait le relevé d'un certain nombre de choses qui convergent, qui ont été faites les derniers jours : d'abord les soldats Russes en Crimée, en numéro un ; deuxièmement, une décision qui est passée un peu inaperçue - alors qu'elle est très importante - de Monsieur MEDVEDEV, le Premier ministre Russe, disant : « on va construire un pont entre la Russie et la Crimée pour franchir le détroit de Kerch ; Après l'appel, si l'on peut dire, du Parlement de Crimée, une loi à la Douma disant : « si une région d'un pays étranger vote son rattachement, eh bien voilà, nous les Russes, on se laissera faire » et finalement le texte du référendum qui est proposé, qui est totalement inconstitutionnel et illégal en droit international, qui dit : « ou bien plus d'autonomie, ou bien le rattachement » et l'avancée de la date de ce référendum, tout ça fait qu'il y a évidemment une manoeuvre.! Et moi je vais être absolument…
JEAN LEYMARIE
Une manoeuvre de Vladimir POUTINE ?
LAURENT FABIUS
Eh bien, bien sûr. Je veux être tout à fait clair ! Je suis un ami de la Russie et j'ai toujours défendu le partenariat entre la Russie et la France, qui est quelque chose d'historiquement très, très important et qui est souhaitable – et c'est le sens de l'effort que nous faisons pour la désescalade - mais le partenariat ce n'est pas la faiblesse et l'amitié ce n'est pas l'aveuglement - donc il faut être clair et je trouve que c'est dans cette crise, qui est une crise grave, peut être une des plus graves depuis la Guerre froide, il est très important que l‘Europe soit unie - c'est le cas - et nous travaillons en particulier très étroitement avec nos amis Allemands et c'est une instruction du Président de la République que nous suivons et nous travaillons aussi avec les Américains. J'étais hier encore à Rome pour une conférence sur la Libye, où j'ai vu Sergueï LAVROV, on j'ai vu John KERRY, où j'étais avec mon ami STEINMEIR le ministre des Affaires étrangères, il faut que les Européens soient ensemble, c'est le cas.
JEAN LEYMARIE
Et vous vous sentez en phase ! Je vous repose la question très clairement, monsieur le ministre.…
LAURENT FABIUS
Je vous en prie !
JEAN LEYMARIE
Est-ce que la Russie aujourd'hui a annexé la Crimée ?
LAURENT FABIUS
Pas encore de fait, mais elle la contrôle, elle est présente par ses militaires et si le référendum a lieu son esprit c'est de dire : « eh bien voilà, la Crimée et la Russie c'est la même chose ». Alors il faut bien voir que, au-delà de cette question de l'Ukraine – qui est déjà une question très, très grave – il y a une question plus générale, si une région…
JEAN LEYMARIE
Vous craignez que les Russes aillent plus loin ?
LAURENT FABIUS
Non ! Pas seulement ça. Mais si une région dans le monde, partout, que ce soit en Europe, en Asie, en Afrique ou ailleurs, peut – parce qu'elle est sollicitée par un pays voisin – décider de changer les frontières et de se rattacher au pays voisin, ça veut dire qu'il n'y a plus aucune stabilité internationale.
JEAN LEYMARIE
C'est ce qui s'est passé en Géorgie il y a quelques années…
LAURENT FABIUS
Eh bien oui ! Eh bien ce n'est pas du tout un bon exemple…
JEAN LEYMARIE
Les Russes contrôlent de fait aujourd'hui l'Ossétie du Sud et l'Abkhazie ?
LAURENT FABIUS
Et on nous avait dit, à l'époque, que ça ne se passerait pas et ça se passe. Mais il y a une différence, je ne veux pas faire de juridisme, entre le contrôle de fait et le rattachement, c'est-à-dire la disparition d'un pays, le rattachement d'une région à un autre pays, alors en Géorgie il s'agit de l'Ossétie du Sud et de l'Abkhazie et de fait évidemment les Russes sont restés là, alors qu'ils avaient dit le contraire, mais il n'y a pas eu de rattachement de ces deux provinces à un autre pays.
JEAN LEYMARIE
Laurent FABIUS vous protestez encore ce matin contre l'attitude de la Russie, disons les choses très simplement, est-ce que ce n'est pas trop tard ?
LAURENT FABIUS
Non ! Non, non.
JEAN LEYMARIE
Est-ce que le sort de la Crimée n'est pas scellé ?
LAURENT FABIUS
Non ! Non, non.
JEAN LEYMARIE
Est-ce que vous avez encore des moyens d'empêcher ce qui est en train de se passer aujourd'hui en Ukraine…
LAURENT FABIUS
Oui ! Et c'est la stratégie...
JEAN LEYMARIE
Et lesquels, lesquels ?
LAURENT FABIUS
Que nous poursuivons. Hier vous avez vu qu'une première salve de sanctions ont été prises par les chefs d'Etat et de Gouvernement, s'il n'y a pas des résultats très rapides alors il y aura des nouvelles mesures en direction des responsables et des entreprises russes, ça peut être…
JEAN LEYMARIE
Y compris en visant personnellement Vladimir POUTINE ?
LAURENT FABIUS
Ça peut être des gels d'avoir, ça peut être des annulations, ça peut être des refus de visa et, si une autre tentative est faite, alors là on entre dans tout à fait encore autre chose, c'est-à-dire des conséquences graves relatives aux relations entre l'Europe et la Russie.
JEAN LEYMARIE
Qu'est-ce que c'est les conséquences graves ?
LAURENT FABIUS
Eh bien ça veut dire que, si un pays agit d'une manière telle qu'il ne respecte pas les frontières et l'indépendance des autres pays – c'est quand même pas loin de chez nous, de chez nous les Européens, l'Union européenne – ça veut dire qu'on ne peut pas, compte tenu de cette hypothèse, que je souhaite absolument pas et on essaie nous de faire la désescalade, c'est-à-dire qu'on ne pourrait pas avoir les mêmes relations du tout que nous avions auparavant et on revient à ce qu'on connaissait il y a de longues années avec les problèmes énormes que ça va poser pour la Russie.
JEAN LEYMARIE
Mais qu'est-ce que ça signifie pour ceux qui nous écoutent, c'est un retour à la Guerre froide ? C'est l'option d'une guerre ? Qu'est-ce que c'est ?
LAURENT FABIUS
Ecoutez, je ne vais pas à la fois plaider pour la désescalade et en même temps citer des exemples apocalyptiques. Mais ça veut dire que sur le plan économique évidemment les relations ne pourraient pas être du tout les mêmes, ça veut dire que ce serait un coup très, très dur porté à la Russie – parce qu'il ne faut pas oublier que la Russie sur le plan économique est une puissance fragile – que là la traduction de ce qu'ils sont en train de faire c'est une chute du rouble massive, c'est probablement un retrait des investissements étrangers en Russie, c'est aussi… je ne sais pas si vous avez vu mais hier les Etats-Unis ont discuté la perspective de pouvoir exporter du gaz pour réduire la dépendance énergétique, donc ça veut dire un changement total de nos relations. Nous n'en sommes pas là, nous voulons à la fois être fermes – parce que ce qui se passe est inadmissible, il faut que les peuples puissent être soutenus – et, en même temps, nous voulons la désescalade.
JEAN LEYMARIE
Vous ne m'avez pas répondu sur des sanctions possibles contre Vladimir POUTINE lui-même ?
LAURENT FABIUS
Ecoutez, là, il y a une première liste de sanctions qui a été prise – alors là c'est par les Européens – contre dix-huit personnes ukrainiennes qui sont les amies de monsieur IANOUKOVITCH et les Américains, eux, ont pris une deuxième liste de sanctions qui peuvent viser soit des Russes, soit des Ukrainiens.
JEAN LEYMARIE
Donc, vous n'excluez pas des sanctions contre Vladimir POUTINE ?
LAURENT FABIUS
On n'en est pas… Je pense que s'agissant d'un dirigeant d'un état, c'est une affaire différente, mais en revanche pour tout ce qu'on appelle le milieu proche c'est tout à fait dans la possibilité si les Russes ne comprennent pas qu'il faut revenir à une relation normale, internationale.
JEAN LEYMARIE
Je vous pose la question parce que François FILLON par exemple vous reproche, reproche au gouvernement français, de traiter les Russes – je le cite – comme si c'était une sorte de dictature sud-américaine d'un million d'habitants…
LAURENT FABIUS
Ecoutez…
JEAN LEYMARIE
De mépriser les Russes finalement ?
LAURENT FABIUS
Oui ! J'ai le souvenir, vous l'avez peut-être aussi, de monsieur FILLON appelant monsieur POUTINE par son prénom – ça vous... hein… - et expliquant que bien sûr tout ça était parfaitement pacifique, je ne veux pas personnaliser les choses mais enfin je crois que dans cette affaire il vaut mieux soutenir son propre pays que d'apporter un soutien à ceux qui sont en train de violer l'intégrité territoriale de l'Ukraine.
JEAN LEYMARIE
Nous sommes vendredi, les Jeux Paralympiques commencent tout à l'heure à Sotchi, est-ce que vous nous confirmez que le gouvernement français va boycotter la cérémonie d'ouverture de Sotchi ?
LAURENT FABIUS
Eh bien nous prenons une attitude qui me parait très raisonnable, c'est-à-dire qu'il n'est pas question de pénaliser les athlètes, ils ont travaillé dans des conditions très difficiles pour être présents là-bas, ils ont travaillé pendant des mois et des mois et donc il est normal que pour ce qui concerne les Français ils puissent concourir, mais qu'il y ait en plus des ministres Français là-bas ça aurait été très inopportun, donc ils ne seront pas là.
Source : Service d'information du Gouvernement, le 10 mars 2014