Entretien de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international, avec Europe 1, I-Télé et "Le Monde" le 20 avril 2014, sur la situation en Ukraine et en Syrie, la libération d'otages français, la diplomatie économique et sur les interventions militaires françaises au Mali et en Centrafrique.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Europe 1 - Itélé - Le Monde

Texte intégral

- Ukraine -
(...)
Q - Que dites-vous à M. Poutine sur la mise en oeuvre ou la non-mise en oeuvre des accords de Genève, et non-retrait des bâtiments occupés par les Russes ?
R - La décision de Genève qui est intervenue cette semaine, et tout ce qui va dans le sens de la désescalade en Ukraine, est bon à prendre. Mais en même temps, l'ensemble des sujets n'ont pas été traités dans cette réunion de Genève, et en particulier un sujet qui pour nous est essentiel, qui est l'élection du 25 mai, pourquoi ? M. Poutine et les Russes disent : «le gouvernement ukrainien n'est pas légitime». Mais si on pense cela, alors il faut d'autant plus être partisan d'une élection le 25 mai. Nous, nous disons que ce gouvernement est légitime et nous souhaitons, compte tenu de l'intensité de la crise ukrainienne, qu'il y ait cette élection le 25 mai. Et donc tous les efforts de la communauté internationale, au moins de ceux qui sont sincères, doivent porter vers cette élection, parce que nous aurons un président qui sera légitimement élu. Et je ne voudrais pas qu'au travers de telle ou telle attitude de façade, certains organisent l'impossibilité de tenir l'élection le 25 mai.
Q - Vous connaissez si bien M. Lavrov, M. Kerry qui viennent souvent négocier dans vos bureaux au Quai d'Orsay, et là à Genève la France, vous, vous n'y étiez pas. Est-ce qu'il n'y avait pas un pincement au coeur même s'il y avait Mme Ashton, c'est-à-dire personne ?
R - Non, mais soyons précis, l'Union européenne qui compte 28 États dont la France était présente par l'intermédiaire de Mme Ashton...
Q - Mais vous voyez bien qu'elle n'a pas dit ce qui est l'essentiel pour vous, les élections du 25 mai.
R - Elle a essayé de le dire, mais les Russes s'y sont opposés, et donc ça n'a pas été possible. Nous sommes européens, mais en même temps la France a son mot à dire. Qu'il n'y ait pas d'ambiguïté, nous avons des relations historiques avec la Russie. Il y a une réalité géographique, la Russie est proche de nous et il y a une réalité historique. Mais en même temps il y a des choses que nous ne pouvons pas admettre. Qu'un pays mette la main sur une région d'un autre pays, en l'occurrence la Crimée, c'est contraire à tout le droit international.
Q - On a l'impression qu'elle a été passée par pertes et profits la Crimée, lors de la réunion de Genève.
R - Il ne faut pas que la communauté internationale accepte le fait accompli, mais c'est vrai que l'on parle beaucoup moins de la Crimée. Mais il ne faut pas que ce qui s'est passé en Crimée se passe en dans d'autres régions de l'Ukraine.
Je vous signale à ce propos que cette semaine, je me rends avec mon collègue allemand, M. Steinmeier, en Moldavie et en Géorgie. Ce voyage avait été reporté en raison de la crise en Ukraine. Et le fait que la Moldavie et la Géorgie, qui sont également des territoires sensibles, fassent l'objet d'une visite conjointe de l'Allemagne et de la France, nous allons parler du fond avec les responsables de ces États, est important.
Q - Pourquoi vous n'allez pas en Russie parler avec Poutine, pourquoi ni les Français ni les Allemands ne vont dans le bureau de Poutine ou en Finlande ou à Stockholm discuter avec lui...
R - J'ai au téléphone mon collègue, M. Lavrov, ministre des affaires étrangères de la Russie, à peu près chaque semaine. Nous n'allons pas faire la guerre à la Russie. La position de la France est la suivante : nous sommes - et nous l'avons montré - pour une fermeté sur les principes et vis-à-vis de la Russie. C'est la raison pour laquelle nous avons pris des sanctions et lorsqu'il y a quelque chose à dire, nous le disons même si ça déplaît à d'autres. Mais nous sommes en même temps pour le dialogue, et donc il faut trouver une solution. Et je parle avec mon collègue M. Lavrov, c'est mon devoir, le président de la République parle à M. Poutine, nous parlons aux Allemands, aux Américains, aux Européens et nous essayons d'avancer. Et quand il y a quelque chose d'inacceptable, nous le disons.
Q - Mais qu'est-ce que vous leur dites parce que précisément aujourd'hui, les pro-russes ne se disent pas engagés, parce qu'il s'est dit effectivement à Genève, ils restent dans les bâtiments officiels. À chaque heure, il peut y avoir un incident...
R - Mais c'est la raison pour laquelle nous avons dit que s'il n'y avait pas cette désescalade qui a été dans les mots amorcée à Genève, il y aurait un nouvel étage de sanctions.
Q - Sanctions économiques cette fois, parce que là pour l'instant les sanctions individuelles n'ont pas l'air d'avoir de résultats.
R - La nouvelle étape serait - si elle doit être consommée - une sanction économique.
Q - Est-ce que vous avez le sentiment que Poutine ou la certitude que Poutine veut dépecer, démembrer l'Ukraine ?
R - Le mot qui a été lancé est le mot de fédéralisme, et effectivement on peut tout à fait admettre - et j'en discutais avec le Premier ministre ukrainien récemment - qu'il y ait une décentralisation poussée, plus d'autonomie pour les différentes régions. Mais fédéralisme ne veut pas dire démembrement, et s'il s'agissait de démembrer l'Ukraine, évidemment la communauté internationale, et notamment la France, ne pourrait pas être d'accord.
Q - Donc pour la France, il y a élection du 25 mai, le nouveau président et peut-être son Parlement négocient une nouvelle Constitution et puis et cette phase de décentralisation.
R - Oui. Et ajoutez un appui économique fort parce que l'Ukraine est en grave difficulté. Ces difficultés sont accentuées par le fait que les Russes veulent faire payer à l'Ukraine le gaz à prix fort et si les Européens veulent être conséquents avec eux-mêmes, il faut qu'ils aident économiquement l'Ukraine.
Q - Concrètement, combien ? Comment ?
R - Il y a déjà des dispositions qui ont été prises, un milliard d'euros, puis des aides à travers le Fonds monétaire international. Il peut y avoir d'autres mécanismes. Nous avons signé la partie politique de l'accord d'association et nous allons accompagner l'Ukraine. D'ailleurs, c'est aussi l'intérêt de la Russie, parce qu'il n'y a pas un pays qui a autant d'intérêts économiques en Ukraine que la Russie.
(...)
Q - Sur l'Ukraine pardon, est-ce qu'il ne faut pas revenir à ce que proposait l'un de vos prédécesseurs, Hubert Védrine, une «finlandisation de l'Ukraine», c'est-à-dire un territoire neutre que ne se déchirent pas d'un côté la Russie, de l'autre côté l'Union européenne ?
R - La situation de la Finlande historiquement et celle de l'Ukraine ne sont pas les mêmes.
Q - Et pour ça, il faudrait que les Ukrainiens le veuillent aussi !
R - Bien sûr, nous n'allons pas la dépecer et la situation de l'Ukraine est objectivement difficile. Mais l'idée que l'Ukraine doit être respectée dans son intégrité et qu'en même temps, il puisse y avoir, j'appelle cela une décentralisation, oui. L'idée que l'Ukraine puisse se redresser économiquement oui et que l'Ukraine soit en bons termes à la fois avec les Russes et avec l'Union européenne, oui, c'est dans ce sens-là qu'il faut essayer de travailler.
Q - L'autre jour, Michel Sapin disait à «Europe 1» que le FMI, l'Union européenne devraient ou doivent donner 27 milliards de dollars d'un coup à l'Ukraine et 12 milliards d'euros chaque année de la part de l'Union européenne et de la plupart des pays de l'Union européenne. Donc on imagine mal que les Français serrent la vis et aillent payer les fonctionnaires ou le gaz de l'Ukraine. Ça, c'est une remarque avec laquelle vous n'êtes peut-être pas d'accord ?
R - Oui mais ne bâtissons pas des épouvantails et en même temps, essayons d'être cohérent. Si nous voulons que l'Ukraine soit respectée dans son intégrité, si nous voulons qu'elle ne soit pas dépecée, il faut l'appuyer économiquement. Pas seulement nous, également les Russes et les autres pays de la communauté internationale, à commencer par les États-Unis. Cela aura bien évidemment un certain coût économique mais en même temps, est-ce que ce n'est pas notre intérêt d'avoir à nos portes un pays indépendant ? Bien sûr que oui !
Q - Alors au nom de la cohérence est-ce que vous demandez quelque chose comme une nouvelle réunion de Genève, un «Genève 2» là-dessus ?
R - Dans l'immédiat, ce n'est pas nécessaire. Il y a eu la réunion de Genève de la semaine dernière, on va voir si la désescalade a lieu et je le souhaite - même si on peut avoir un certain nombre de doutes -, et c'est seulement s'il y avait des atteintes à ce qui a été convenu à Genève qu'il faudrait une réunion.
(...).
- Russie -
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Q - Est-ce qu'elle ne va pas se tourner complètement vers la Chine ? C'est-à-dire est-ce qu'on peut avoir un basculement total de la Russie qui se tourne vers la Chine pour s'affronter de l'Europe ?
Et est-ce qu'il faut que l'Europe s'approvisionne moins en Russie en gaz, est-ce qu'il faut que l'Europe touche au portefeuille russe ?
R - En ce qui concerne la Russie, elle a des contacts bien sûr étroits avec la Chine, géographiquement, c'est tout à fait compréhensible. Je considère que la Russie ne fait pas partie de l'Union européenne mais que c'est un pays qui est tourné culturellement vers l'Europe, et il ne faut pas que l'Europe la repousse. Mais s'agissant de l'Ukraine par exemple, il faudrait que l'Ukraine puisse avoir à la fois des relations proches avec l'Union européenne et avec la Russie, les deux.
En ce qui concerne l'énergie, vous mettez l'accent sur un point fondamental. On parlait de l'Union européenne, j'ai moi-même attiré l'attention à beaucoup de reprises de mes collègues en disant « on ne peut pas simplement réagir, il faut anticiper ». L'une des leçons de ce qui se passe, c'est qu'il faut qu'il y ait une politique européenne beaucoup plus précise en matière d'énergie, notamment en matière de gaz. Si nous sommes capables de rassembler tous nos achats de gaz, nous aurons un poids plus fort vis-à-vis du vendeur qui est la Russie. Je vous donne deux chiffres. Sur les 28 pays de l'Union européenne, six pays sont dépendants à 100 % du gaz russe et 12 pays sont dépendants à plus de 50 %, c'est-à-dire que vous avez 18 pays qui sont dépendants à plus de 50 % du gaz russe. Ce n'est pas le cas de la France à cause du nucléaire.
Q - Il faut menacer la Russie d'aller voir ailleurs, d'aller acheter ailleurs ?
R - Il faut absolument que nous ayons une attitude concertée, que nous puissions si c'est nécessaire diversifier nos sources d'approvisionnement mais que nous pesions de notre véritable poids. Et c'est l'un des points les plus importants quand on en pense au futur, tirons les leçons de ce qui se passe. Et bâtissons ensemble une vraie politique énergétique européenne. Là, l'Europe prend son sens.
(...).
- Syrie -
(...)
Q - Alors revenons sur la Syrie, est-ce que vous avez eu l'impression qu'Assad avait instrumentalisé les terroristes et les preneurs d'otages pour finalement diviser l'opposition ? Et quelle est votre stratégie à moyen-terme sur la Syrie ?
R - Il existe une complicité objective entre M. Bachar Al-Assad et des groupes terroristes. Pourquoi ? Parce que les groupes terroristes disent : «nous combattons Assad, si vous voulez combattre Assad venez avec nous», mais nous ne pouvons pas accepter d'être au côté de groupes terroristes. Bachar, quant à lui, dit : «si vous voulez repousser les terroristes, il faut me soutenir». Comme nous ne voulons ni de M. Bachar Al-Assad, dictateur responsable de la mort de 150.000 personnes, ni des terroristes, c'est la raison pour laquelle nous soutenons depuis le début l'opposition modérée.
C'est très difficile parce que l'opposition modérée fait l'objet d'attaques des deux côtés. En Syrie, la situation est dramatique, j'ai dit 150.000 morts. Sur le plan humanitaire, des décisions ont été prises par les Nations unies mais elles ne sont pas respectées. Sur le plan de l'évacuation des armes chimiques on en est à 70 % et donc il reste 30 %. Et il y a des indications à vérifier selon lesquelles il y aurait eu des attaques chimiques récentes, beaucoup moins importantes que celles de Damas il y a quelques mois, mais des attaques très mortelles...
Q - Ponctuelles, dans quels secteurs de la Syrie ?
R - Ponctuelles, au Nord-ouest, pas loin du Liban. Même si le processus de Genève est dans un état comateux, il n'y a pas d'autre solution que politique, c'est le bon sens qui parle. Il faut continuer à pousser dans ce sens et pour cela nous avons besoin des Russes et des Iraniens notamment.
Q - Les Américains auraient livré des missiles antichars plus performants, ça ne suffit pas ?
R - Il faut soutenir l'opposition modérée.
Q - Envoyer des armes...
R - Non, notre position est toujours la même, pas d'envois d'armes létales. Il y a eu un certain nombre de livraisons, mais en phase avec ce qu'a autorisé l'Europe, puisque nous sommes tenus par les règles européennes.
Donc je reprends, sur le plan des armes chimiques il faut que ce ne soit pas simplement 70 % des armes chimiques qui soient évacuées mais 100 %. Et évidemment on ne peut pas accepter de nouvelles utilisations d'armes chimiques. Sur le plan humanitaire, il faut faire appliquer les résolutions de l'ONU et de manière générale, il faut avancer vers une solution politique et soutenir l'opposition modérée. Et j'ajoute un dernier élément.
Vous avez peut-être entendu parler du rapport «César», qui rassemble la documentation - le mot est horrible - recueillie sur les tortures, les massacres, les meurtres qu'a commis le gouvernement syrien. Le dossier est accablant, j'ai vu les photos, les témoignages, c'était épouvantable. Tout cela a été présenté confidentiellement aux Nations unies, et il n'est pas impossible que cela aboutisse à la saisine de la Cour pénale internationale. Et M. Bachar Al-Assad a maintenant le front de vouloir se présenter aux élections présidentielles, comme si des élections démocratiques pouvaient se tenir dans un pays où il y a eu 150.000 morts et où la moitié de la population est terrorisée par le même Bachar Al-Assad.
Q - Ces crimes, ces massacres, ce sont des crimes de guerre, des crimes contre l'humanité qui sont en train de se perpétrer ?
R - Oui exactement. Vous vous rappelez que M. Ban Ki-moon, Secrétaire général des Nations unies, avait qualifié de crime contre l'humanité ce qui se passait là-bas.
Q - Mais est-ce que la communauté internationale n'a pas honte justement, après le diagnostic et en même temps ce que vous nous décrivez, elle n'a pas honte de son impuissance ?
R - Mais nous avons, dès le début, pris position en disant qu'il était absolument scandaleux que certains s'opposent à ce que les résolutions des Nations unies puissent se traduire. Quand nous avons saisi le Conseil de sécurité, vous savez que les Russes s'y sont opposés, et même quand une résolution a été votée, elle n'est pas appliquée. Que pouvons-nous faire ? Nous ne pouvons pas gagner la guerre à nous tout seuls, nous disons que la solution est politique. Mais nous faisons appel par votre intermédiaire à l'opinion publique, à ce qu'on appelle «la conscience universelle»...
Q - Montrez les photos de César, montrez pour choquer peut-être.
R - Elles ont été montrées au Conseil de sécurité dans une séance privée et elles devront être montrées largement. Il y a là de quoi constituer un dossier pour la Cour pénale internationale.
Q - Mais vous vous souvenez, Laurent Fabius, de votre injonction et de l'injonction d'un certain nombre d'Européens, de dirigeants européens : Bachar dégage, il faut dégager.
R - Ce n'était pas une injonction, c'était un cri du coeur, c'était la position de la France qui reste parfaitement juste. Mais nous ne pouvons pas et nous n'allons pas faire la guerre là-bas. Nous ne pouvons pas y aller tout seuls, vous en convenez, et faire en sorte que le Hezbollah, que les Iraniens, que la livraison des armes russes, que M. Bachar Al-Assad, que tout cela s'arrête. Nous devons donc saisir - c'est cela aussi la diplomatie - la politique internationale, saisir l'opinion pour mettre chacun devant ses responsabilités.
(...).
- Libération des otages français -
Q - Avec le président de la République, vous attendiez tout à l'heure Didier François et les 3 otages qui étaient entre les mains des islamistes et des bandes les plus dures parfois - parait-il - des Français. Nos 4 amis ont passé 10 mois en Syrie, et pendant ces 10 mois avec le président de la République, le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian, les services français, vous avez suivi chaque jour les péripéties avec en même temps le risque que les choses se terminent mal. Vous nous direz comment vous avez suivi, ce que vous pouvez nous dire, en tout cas jusqu'à l'étrange libération des 4 ex-otages, des 4 citoyens libres français depuis aujourd'hui.
Quel est à ce stade la politique de la France à propos du terrorisme et du cyber terrorisme partout, aussi bien au Sahel, au Proche-Orient qu'en France, parce qu'il faut prendre des mesures de sécurité évidemment.
Le président de la République a parlé de jour de grande joie, tout simplement que ressentez-vous aujourd'hui ?
R - Nous avons accueilli, il y a maintenant 1 heure, les 4 ex-otages - c'est comme ça qu'il faut les appeler - avec les familles. C'était une immense joie. Ils sont partis et ils ont été enlevés il y a maintenant 10 mois. On n'est jamais sûr, vous savez, de récupérer les otages. Il s'agit d'un travail très long, très discret et très dangereux et à la fin des fins on se dit : c'est fait, ils sont rentrés.
Et par une coïncidence extraordinaire, j'ai reçu, hier, une lettre très émouvante de Tanguy Moulin-Fournier, qui avait été libéré il y a 1 an exactement. Et toute une série de souvenirs me sont revenus en mémoire. Nous sommes aujourd'hui dimanche et c'est samedi au petit matin que le président de la République, le Premier ministre et moi-même avons été avertis par le patron de la DGSE que les journalistes étaient libres.
Q- Est-ce que vous pouvez nous expliquer comment ils sont sortis de Syrie ?
R - Je vais vous dire ce que je peux vous dire mais ne m'en veuillez pas. La règle dans toutes ces affaires - et je les vis depuis que j'occupe les fonctions de ministre des affaires étrangères - c'est d'être extrêmement discret et secret. Alors c'est un peu frustrant pour vous, journalistes, mais vous comprenez bien que c'est la règle. Et encore plus aujourd'hui puisque là-bas en Syrie, il reste dans les caches, où étaient nos 4 ex-otages, une vingtaine d'otages qui sont des journalistes qui ne sont pas français mais de différentes nationalités. Sur la sortie elle-même, on a raconté des tas de choses et en général ce qu'on raconte est faux.
Q - Alors quelle est la vérité ?
R - La vérité c'est qu'ils ont été lâchés près de la frontière turque, pas du tout avec cet aspect romantique dont on a parlé. Ils n'étaient pas ligotés ni avec les yeux bandés. Ils ont été relâchés et ensuite ils sont arrivés en Turquie et les Turcs ne savaient pas qui ils étaient.
Q - Ce n'était pas coordonné avec les Turcs !
R - Ils ne savaient pas exactement où ça allait être fait. Les Turcs ont demandé à vérifier leur identité et les ont gardés. J'ai averti mon collègue, le ministre des affaires étrangères M. Davutoglu, de la présence de ces Français. Les Turcs ont été extrêmement efficaces.
C'est simplement au dernier moment qu'on sait que les choses sont faites. Et lorsque le directeur de la DGSE nous a appelés, le président, le Premier ministre, moi-même et le ministre de la Défense, nous avons retenu notre souffle et nos informations jusqu'au moment où nous étions sûrs que c'était fait.
Q - Mais il n'y a pas un avion français prépositionné depuis plusieurs jours en Turquie ?
R - Nous avons su depuis maintenant une quinzaine de jours que les choses approchaient, mais ce n'est pas la première fois. Vous savez, quand on suit ces affaires c'est simplement à la fin que l'on sait que c'est fini, c'est-à-dire quand ils sont vraiment en lieu absolument sûr. Car dans le cas de ces 4 ex-otages de Syrie, comme dans d'autres cas que j'ai eus à traiter, on a aussi beaucoup de déceptions. On croit que la libération approche, et puis on s'aperçoit que finalement cela a achoppé parce qu'il y a des discussions.
Q - Et est-ce que ça a été le cas cette fois-ci ?
R - Bien sûr, bien sûr.
Q - Et qui les a convoyés vers la frontière, est-ce que la DGSE était active sur le terrain syrien ?
R - Les services français ont été dans cette circonstance tout à fait remarquables, et je veux les remercier. Ils ont agi avec beaucoup d'efficacité et beaucoup de discrétion. Et le président de la République a été extrêmement présent à tous les stades. Nous avons tous les mardis matins une réunion avec le président de la République, et nous avons fait le point chaque mardi sur cette affaire, de la même façon que le ministre de la défense et moi-même avons fait notre travail dans nos ministères. Donc c'est vraiment une continuité, et j'ai été très touché quand Serge July et Didier François ont dit avec leurs mots que la France n'abandonne jamais les siens.
Q - Et c'est pourquoi Didier François a dit et ça nous a tous touchés : on a la chance d'être Français, allusion à d'autres...
R - C'est vrai, souvent on critique et on proteste. Mais en la circonstance, le fait d'être Français et que l'État fasse son travail a été tout à fait décisif. Et je vous le répète, la France n'abandonne jamais les siens.
Q - Avant d'aller plus loin, les preneurs d'otages, est-ce qu'ils étaient représentés par différents groupes distincts ? Et est-ce que quand vous en aviez repéré un, vous étiez sûr d'avoir à discuter à travers des intermédiaires, pas directement, avec ce groupe, ou est-ce qu'ils vendaient, échangeaient, transmettaient à un autre groupe aussi fou que le sien ?
R - Là aussi, je ne veux pas être trop précis. Mais au début de l'affaire, les choses ont été très indécises, parce que c'est toujours un trafic. Et n'oublions jamais que les preneurs d'otages, c'est un mot qui a l'air d'être une abstraction, ce sont des terroristes. Et quand vous interrogez nos ex-otages, ils ont été traités extrêmement durement. N'imaginons pas que tout ça s'est fait facilement. Ils ont été traités très durement dans des caves pendant des jours et des jours sans voir la lumière ni le ciel.
Ce n'est pas une sinécure et c'est quelque chose d'abominable. Les gens qui les retenaient, ce sont des terroristes, avec tout ce que cela veut dire. Et donc au début, il y a eu des incertitudes et en plus il y a des gens qui essaient de profiter de tout cela. Mais au bout d'un certain temps, nous avons su ce qu'il en était, nous avons observé comme il fallait et puis nous avons fait notre travail.
Q - Ils ont été réunis très vite ? Une deuxième question, je pense très importante, Didier François a indiqué que certains de geôliers parlaient français.
R - Malheureusement oui.
Q - Ça veut dire quoi, ça veut dire quoi Monsieur le ministre, ça veut dire ils étaient Français ?
R - Ça veut dire que malheureusement, il y a des Français, il y a des Belges, il y a des Italiens. Il y a toute une série d'européens dont des Français qui sont partis faire le jihad en Syrie, et ça a ajouté encore à la difficulté bien sûr.
Q - Et est-ce que c'était des islamistes français ?
R - Non, je n'en dirai pas plus là-dessus.
Q - C'est-à-dire qu'ils savaient tout, ils comprennent tout, ils entendent tout ce que l'on dit, ils lisent tout ce que l'on sait et ils s'en servent...
R - Ils sont aux aguets. C'est la raison pour laquelle, nous avons demandé une grande discrétion aux familles et au groupe réuni autour de Mme Aubenas et de M. July. Je les remercie d'avoir suivi cette ligne parce qu'il est normal qu'il y ait une médiatisation, et en même temps il faut être très discret et parfois secret car les terroristes, les preneurs d'otages utilisent tout contre les otages eux-mêmes. Et ça nous amène nous-mêmes, l'État, à être très discrets, nous ne disons pas toujours toute la réalité aux familles et elles le savent, mais nous disons la réalité avec un but unique, ramener les otages.
Q - Comment vous saviez qu'ils étaient vivants, et vous le saviez au fur et à mesure ?
R - Oui.
Q - Mais comment ? Le contact n'a jamais été perdu ?
R - Il y a eu des moments où nous savions précisément les choses mais pas dans les premiers mois. Il y a eu beaucoup d'incertitudes. Et il faut faire très attention, non seulement en Syrie - parce qu'en Syrie en plus il y a la guerre - mais dans d'autres cas de prise d'otages car on cherche à nous abuser. Et là, les choses étaient particulières puisque dans d'autres cas de prise d'otages, nous avons pu entrer en contact par le biais d'autres États. Par exemple, je parlais tout à l'heure de la famille Moulin-Fournier ou de M. Vandenbeusch, et dans ces cas nous sommes passés par le Cameroun et le Nigeria. Là évidemment, il n'était pas du tout question d'avoir des contacts avec le gouvernement syrien, donc c'est d'une autre nature. Mais encore une fois, je remercie à la fois les familles et tous ceux qui les ont soutenus, et nos services.
Q - Alors le président de la République a dit : l'État français ne paie pas de rançon. Est-ce qu'il a eu une rançon de versée ?
R - L'État français ne paie pas de rançon, c'est une instruction que nous a donnée le président de la République et que nous respectons. Pour le reste, je n'ai pas de commentaire à faire.
Q - Des contreparties, des compensations...
R- Il y a évidemment des discussions, mais toujours dans le cas de prise d'otages, sauf lorsque les otages sont évacués comme par force, mais là il n'en était pas question.
Q - Mais quand on entend des gens qui disent ou des vérités ou des délires, qu'il y a eu en contrepartie des livraisons d'armes...
R - C'est faux.
Q - Il y a eu des échanges de libération de prisonniers ?
R - Il y a évidemment des discussions, les choses ne se font pas comme ça, mais les livraisons d'armes non, il n'en est pas question.
Q - Est-ce que l'opposition syrienne, est-ce qu'elle vous a aidée, est-ce que l'offensive de l'opposition syrienne contre ces groupes a favorisé la libération des otages ?
R - La situation réelle a évolué par l'action de l'opposition syrienne, l'opposition modérée, et parce qu'il y a des luttes entre les différents groupes terroristes notamment entre EIIL d'un côté et Jabat-Al-Nosra de l'autre.
Q - C'est-à-dire les deux groupes islamistes les plus durs.
R - Oui, mais il y en a d'autres parce qu'évidemment, c'est beaucoup plus complexe que ça. Et n'oublions pas qu'on est dans un pays en guerre.
(...).
- Diplomatie économique -
(...)
Q - Vous avez voulu récupérer le commerce extérieur dans vos attributions. Est-ce que ça veut dire que finalement, l'entreprise, le business, est supérieur à la diplomatie ou que c'est un instrument ?
R - Ca va ensemble. Vous savez, la diplomatie, c'est quelque chose de global. Je ne sépare pas la diplomatie stratégique de la diplomatie culturelle dont je suis responsable, de la diplomatie économique et des autres formes de diplomatie. La France a une position qui est reconnue internationalement. Nous sommes un des cinq membres du Conseil de sécurité, nous avons agi en Afrique et on reconnaît la voix de la France sur le plan diplomatique mais cette voix, si économiquement nous nous affaiblissons, elle ne sera plus entendue.
Q - Donc le lobbying des grands contrats, ça va être vous ? Ça va être le Quai d'Orsay ?
R - Pas seulement. Les ambassadeurs, ce sont nos représentants à l'étranger, les représentants de l'ensemble des ministères. Et donc le président de la République et le Premier ministre, et j'en suis très heureux, ont voulu renforcer cette dimension économique pas seulement avec le commerce mais aussi avec un point qui est très important, qui est le tourisme. Parfois, on considère le tourisme comme quelque chose de latéral. Pas du tout ! C'est fondamental. Je recevrai mardi l'ensemble des dirigeants du tourisme. C'est quelque chose qui d'abord peut apporter beaucoup d'emplois non délocalisables en France. Nous avons un pays absolument magnifique. Deuxièmement, on peut améliorer très fortement et rapidement notre balance extérieure. Je vais vous prendre un exemple. Nous accueillons actuellement 1,5 million de touristes chinois. Chacun d'entre eux dépense 1 600 euros. C'est la catégorie de touristes qui dépense le plus. Si nous passions, ce qui est tout à fait possible, compte tenu du nombre de Chinois qui voyagent, de 1,5 million Chinois à 5 millions, nous réduirions notre balance commerciale d'une façon énorme.
Q - Il faudra bien les accueillir !
R - Il faudra les accueillir. Le 27 janvier dernier, a été mise en Chine une nouvelle pratique. Désormais, nous délivrons les visas en quarante-huit heures. J'ai eu les chiffres la semaine dernière et, depuis le mois de février, le nombre des visas délivrés pour les Chinois a augmenté par rapport à l'an dernier de 65 %. Donc il faut pour cela bien les accueillir mais il y a aussi tous les Français qui passent leurs vacances en France, bien heureusement et donc le tourisme, le commerce extérieur, la diplomatie économique, la diplomatie culturelle, la diplomatie stratégique, tout ça, c'est une seule et même chose au service du rayonnement de la France.
(...).
- Lutte contre le terrorisme/Filières djihadistes -
Q - Vous avez fait un récit déjà à travers ce que vous savez, ce que vous pouvez nous dire de la libération des 4 citoyens français qu'on a vus tout à l'heure arriver à Villacoublay. Est-ce que la lutte contre le terrorisme, toutes les formes de terrorisme restent une priorité, j'ai envie de dire pour l'Europe et pour vous et pour nous, la France ?
R - Bien sûr, c'est une priorité absolue pour l'ensemble de l'Europe, vous avez raison de le dire, et singulièrement pour la France. Parce que le terrorisme est un mal absolu, qu'il utilise à la fois des techniques anciennes, barbares et de nouvelles techniques notamment le cyber terrorisme. Il faut bien voir que tous ces terroristes sont parfaitement au courant, seconde par seconde, de ce que nous faisons, de la façon dont nous réagissons.
Q - Surtout quand ils sont français.
R - Oui. Il faut donc que nous portions notre effort de sécurité, notre effort de défense sur cet aspect. Et c'est un aspect qu'il faut traiter entre partenaires, c'est-à-dire entre partenaires européens et américains, et quand ils le veulent bien, avec nos partenaires russes et autres. Le terrorisme est un mal absolu, c'est peut-être l'un des plus grands maux du XXIème siècle.
Q - C'est-à-dire qui menacent même les grandes cités, les grands pays, même si heureusement pour le moment, il n'y a pas ce type d'attaque mais il y a à se prémunir et à prévenir ?
R - Nous sommes en même temps extrêmement vigilants avec l'ensemble des pouvoirs publics, parce que vous savez qu'il y a de très nombreux français qui vont là-bas faire le jihad. Une partie d'entre eux y meurent, une partie d'entre eux - compte tenu de ce qu'ils voient - sortent de ce cycle infernal, mais certains peuvent revenir. Et à partir de ce moment-là, il faut être extrêmement vigilant, donc nos services prennent en compte ceux-là et il y a toute une série de dispositifs secrets évidemment...
Q - Vous excluez toute affaire «Merah» de nouveau ?
R - On ne peut rien exclure. C'est un mal absolu qui ne concerne pas que la France, j'ai cité la Belgique et d'autres pays. Lorsque j'en discute avec mes collègues des autres pays, ils sont tous dans le même état d'esprit que nous. C'est la raison pour laquelle d'ailleurs quand on parle d'Afrique, que ce soit l'Afrique du Nord ou l'Afrique noire, il faut bien mesurer que ce que fait la France là-bas, elle ne le fait pas simplement par générosité, par solidarité avec ces pays, mais parce que c'est également notre propre sécurité qui est en jeu.
(...)
Q - Et est-ce qu'il fallait aller au Mali, quand on voit les résultats actuels...
R - Mais bien sûr, mais je crois que personne dans le monde, à peu près personne ne doute de ce bien-fondé.
Q - Et en Centrafrique ?
R - Rappelez-vous, c'était en janvier il y a 2 ans, lorsque le président du Mali de l'époque appelle François Hollande en lui disant : «Monsieur le président, si la France n'intervient pas, demain je serai mort». Pourquoi ? Parce qu'il y avait des groupes terroristes qui menaçaient, ils étaient à 200 km de Bamako, de saisir l'ensemble du Mali. Et donc ça aurait été les terroristes prenant pour la première fois contrôle de l'ensemble de l'État...
Q - Donc vous, vous rendez hommage à ce que fait l'armée française...
R - Mais je pense que tout le monde, y compris d'ailleurs l'opposition qui a été extrêmement responsable dans cette affaire, rend hommage à la décision qui a été prise, et tout le monde rend hommage à l'efficacité de cette décision puisqu'aujourd'hui, il y a bien davantage de sécurité là-bas, un président a été élu et les choses redémarrent. Et ce que je dis, l'hommage rendu ce n'est pas simplement rendu par les Français à ce qui a été décidé, mais par l'ensemble du monde.
En ce qui concerne la Centrafrique, c'était un autre problème, c'est la question de prévenir un génocide, un quasi-génocide. Et donc la France a dû intervenir avec les Africains, sur la base bien sûr d'une décision des Nations unies.
(…)
source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 6 mai 2014