Déclaration de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international, sur l'élargissement de l'Union européenne, à Paris le 6 mai 2014.

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  • Laurent Fabius - Ministre des affaires étrangères et du développement international

Circonstance : 10ème anniversaire de l'élargissement de l'Union européenne, le 6 mai 2014

Texte intégral

Mesdames et Messieurs les Ministres,
Mesdames et Messieurs les Parlementaires,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
Mesdames et Messieurs,Chers Amis,

Je suis heureux de vous accueillir au Quai d'Orsay, pour célébrer dans la simplicité avec vous le 10e anniversaire de l'élargissement de l'Union européenne. Le 1er mai 2004, 10 membres nous rejoignaient, bientôt suivis en 2007 par la Bulgarie et la Roumanie. Nous sommes 28 aujourd'hui.
Cet élargissement de l'Union n'était pas le premier. Mais ce n'était pas un élargissement comme les autres : il mettait fin d'une certaine façon, quinze ans après la chute du mur de Berlin, à la division du continent européen.
Comme le soulignait le regretté Bronislaw Geremek, l'élargissement a signé la fin de «l'ordre de Yalta», qui fut imposé aux peuples d'Europe du centre et de l'est et qui déchira et divisa le continent. Milan Kundera a tout résumé, lorsqu'il a écrit que dans l'expression «démocraties populaires de l'Est», il y avait trois substantifs et trois mensonges : ce n'étaient pas des démocraties, elles n'étaient pas populaires et les pays concernés n'étaient pas de l'Est mais du coeur de l'Europe.

Chers Amis,
Les célébrations appellent souvent les bilans. Je pense que nous n'avons pas - collectivement - à en rougir, bien au contraire.
L'élargissement a permis en effet à l'Europe de changer de dimension. L'Europe des six pesait 14 % du PIB mondial au moment de sa création en 1957. Aujourd'hui, les mêmes six ne pèseraient, à eux seuls, qu'un peu moins de 10 % du PIB mondial, or à 28 et avec 500 millions d'habitants, nous représentons près de 25 % de la production mondiale, autant que le PIB américain et autant que les PIB de la Chine, de l'Inde et du Brésil réunis ! Nous sommes la première puissance commerciale du monde !
L'élargissement a également contribué à la stabilisation démocratique, au renforcement des institutions et à l'amélioration des conditions de vie dans l'ensemble du continent. Il a amorcé le rattrapage et la convergence économiques. Lorsqu'ils ont rejoint l'UE en 2004, le PIB/habitant des 10 ne représentait que 40 % de la moyenne communautaire. L'an dernier, il a atteint 75 %. Une part non négligeable de la croissance de l'UE est tirée par les pays de l'élargissement. Les fonds structurels et de cohésion n'y ont pas été pour rien, c'est un élément fondamental de la solidarité entre Européens.
La politique d'élargissement a fonctionné comme un moteur de réforme et de modernisation. Résultat : malgré les efforts importants exigés pour intégrer «l'acquis communautaire», on constate que l'adhésion à l'Union européenne est souvent plus forte dans les populations des derniers arrivés que chez les «anciens». C'est un signe du succès de la construction européenne.

Chers Amis,
L'élargissement a aussi créé des défis pour l'UE. Il ne s'agit pas de les nier ou de les sous-estimer. Il faut dissiper les fantasmes, évidemment, mais surtout répondre aux vraies difficultés.
À 28, la capacité de décision n'est pas la même qu'à 6 ou à 15. Par définition, il y a davantage de points de vue à prendre en compte. C'est une richesse, mais cela ne doit pas ralentir la prise de décision. Des progrès en la matière peuvent être faits, même à traités constants. Nous souhaitons que le renouvellement des institutions, cette année, soit une occasion de progresser en ce sens, vers plus de simplicité et d'efficacité.
En matière sociale, la construction européenne doit évidemment être un instrument de progrès social partagé, c'est-à-dire de convergence vers le haut. C'est le sens, par exemple, de la révision à laquelle nous sommes parvenus de la directive sur les travailleurs détachés.
Dès lors qu'elle n'est pas détournée de son sens, la libre circulation des personnes doit rester un principe structurant de l'Union. Chaque année, les étudiants, les artistes, les entrepreneurs, les enseignants en bénéficient. Ces mobilités participent à la création d'une «affectio societatis» européenne indispensable pour rapprocher les peuples.
À 28, il peut aussi être plus difficile de concilier le respect de la diversité de nos cultures et de nos sociétés avec la construction d'un ensemble unifié. Cette réalité est ressentie par les peuples. C'est pourquoi la France - elle n'est pas la seule - insiste sur la nécessité de réalisations concrètes pour redonner le goût de l'Europe aux citoyens de l'Union. Cela ne passera pas de simples discours, encore moins par des débats institutionnels théoriques. Nous devons agir visiblement et rapidement au service de ce qui constitue après tout un objectif fondamental de l'Union dans les Traités : «l'amélioration constante des conditions de vie et d'emploi de [nos] peuples». Les chantiers sont nombreux : politique industrielle, énergie, recherche, éducation, fiscalité, conditions d'emploi et de travail, environnement. Sur beaucoup de ces sujets, nous avons tardé. L'élection européenne et la nomination d'une nouvelle Commission doivent être l'occasion d'une relance qui soit aussi une réorientation.
La poursuite de l'élargissement constitue également pour nous tous un sujet d'interrogation : jusqu'où géographiquement l'Union européenne ira-t-elle ? Qu'est-ce, au fond, que le projet de l'Union européenne ? Un cadre a été défini, qui donne la perspective d'adhésion à un certain nombre de pays. Les discussions avec les partenaires concernés se poursuivent dans ce cadre. Au-delà, avec d'autres, nous mettons en place des partenariats forts et exigeants. Il est important que cette clarté, cette distinction, soit préservée. Elle est demandée par les peuples. L'Union ne peut pas s'étendre indéfiniment, mais elle doit être forte en son sein et constituer autour d'elle un cercle de solidarité.

Mesdames et Messieurs,
Afin d'être fidèle à l'esprit du grand élargissement, l'Union européenne doit être un espace de progrès démocratique, économique, social et environnemental.
En janvier 1995, dans l'un de ses derniers grands discours européens, François Mitterrand soulignait que notre ambition devait être de bâtir une Europe puissante économiquement, unie monétairement, féconde et diverse par sa culture, active sur la scène internationale, capable d'assurer sa défense. Nous avons progressé depuis 1995 mais le chemin n'est pas terminé. François Mitterrand ajoutait que pour relever ces défis, l'Europe devait d'abord apprendre à être sûre d'elle-même.
N'oublions pas, en effet - et plus que jamais aujourd'hui - que le premier acquis de la construction européenne, c'est la paix.
Nous avons rendu la guerre impossible entre nous. Ce sujet de la paix retrouve malheureusement une actualité brûlante avec la situation en Ukraine. Nous sommes confrontés à une crise d'une ampleur sans précédent.
À cette heure, la priorité, c'est la désescalade. L'Europe a raison de refuser une logique d'affrontement avec la Russie, qui constitue pour nous, par la géographique et l'histoire, un partenaire majeur. Le potentiel de notre coopération bilatérale est vaste et peut ouvrir de nouveaux horizons à tout notre continent. Mais la Russie doit respecter la souveraineté de ses voisins autant qu'elle est attachée à la sienne. La remise en cause de l'intégrité de l'Ukraine n'est donc pas acceptable. L'acquis d'Helsinki doit être préservé. À l'Ukraine, nous devons continuer d'apporter notre solidarité, tout en rappelant qu'elle crée aussi des responsabilités pour les autorités qui seront élues le 25 mai prochain, car ces élections sont indispensables.
La crise actuelle est grave, mais elle peut être l'occasion de continuer à transformer l'Europe. Elle met en évidence de profondes lacunes, dans le domaine de l'énergie en particulier, qui doivent être corrigées. Elle doit nous permettre de faire en sorte que l'Union européenne soit plus indépendante, plus cohérente et plus solidaire dans sa politique énergétique. Des propositions ont été faites. Le travail doit se poursuivre afin de progresser.
Cette crise confirme aussi que l'Union européenne doit parler d'une même voix. Sous la pression des événements, c'est parfois un défi. Nous y sommes parvenus jusqu'à présent. Et c'est essentiel. Nous aurons encore, dans les prochains jours, des discussions importantes : je souhaite que nous puissions manifester la même unité que celle qui a prévalu jusqu'à présent.

Chers Amis,
L'Europe au quotidien - la gestion européenne - est souvent critiquée, parfois avec raison. Mais l'idée européenne, elle, est incontestable. Dans un monde en transformation, où nos concurrents économiques ont la taille de continents, où les menaces sont nombreuses, y compris à nos portes, où de nombreux enjeux, notamment le dérèglement climatique, appellent des réponses globales, nous avons besoin d'une Europe forte et unie.
2004 a constitué une étape importante en ce sens. Les deux Europe se sont retrouvées au terme d'un long parcours, commencé dès les années 50. Je pense ce soir au courage de ceux qui se soulevèrent à Berlin en 1953, à Budapest et Poznan en 1956, à Prague en 1968, à Gdansk en 1980 et qui finirent par avoir raison du mur de Berlin, avec les fondateurs de Solidarnosc ! Sans eux, ni sans 1989, dont nous célébrons aussi cette année le 25e anniversaire, il n'y aurait pas eu 2004 et l'élargissement.
Faire progresser l'Europe est l'intérêt des Européens. C'est aussi une manière d'être fidèles à la mémoire de ces autres «pères fondateurs» qui ont bâti l'Europe par leur courage. Nous ne les oublions pas. Merci.

Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 16 mai 2014