Entretien de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international, avec BFM TV le 13 mai 2014, notamment sur l'enlèvement de jeunes filles par le groupe Boko Haram au Nigeria, la situation en Ukraine, l'utilisation d'armes chimiques en Syrie et sur les efforts en faveur du tourisme.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Déplacement aux Etats-Unis, du 11 au 13 mai 2014

Média : BFM TV

Texte intégral

* Nigeria
Q - Sur le Nigeria et l'enlèvement, le rapt de ces lycéennes qui suscite une émotion internationale, aujourd'hui, plusieurs manifestations à Paris. Cette mobilisation, elle est contreproductive ou, au contraire, une force, un atout selon vous ?
R - Je pense que c'est à la fois une nécessité et j'espère que cela peut être utile. On parle de mariages forcés mais il s'agit de viols de petites filles ! Certaines ont dix ans, onze ans. Il s'agit vraiment une abomination. Il n'y a pas d'autre terme.
Dès que nous avons appris cela, nous avons envoyé une équipe d'experts au Nigeria. Samedi prochain à Paris, les présidents du Nigeria, du Niger, du Tchad, du Bénin et du Cameroun seront réunis. J'ai invité aussi mes collègues du Royaume-Uni, des États-Unis et ma collègue européenne afin qu'autour du président français, une réunion se tienne pour voir comment nous pouvons aider à la sécurité du Nigeria et faire le maximum pour retrouver ces jeunes filles.
Q - Alors, justement, on apprend ce soir que le chef des forces armées américaines en Afrique est arrivé dans la capitale du Nigeria. Il y a déjà des missions d'espionnage et de surveillance d'avions américains. Mais nous, Français, qu'est-ce qu'on fait ? Que peut-on faire concrètement ?
R - Je ne vais pas rentrer dans les détails pour des raisons que vous comprendrez. Concrètement, nous avons envoyé sur place des spécialistes, des experts de l'intelligence. Nous avons, dans la région, toute une série d'équipements et notre rôle, c'est d'essayer de tracer, de chasser, de pourchasser ceux qui ont enlevé ces jeunes filles. Je les connais malheureusement puisqu'il s'agit de ce même groupe sinistre qui avait enlevé nos compatriotes, la famille des Moulin-Fournier, qu'heureusement nous avions pu récupérer, le père Vandenbeusch, et encore un autre otage. Ce sont des gens d'une cruauté absolue.
Notre rôle, c'est de nous mettre à la disposition des forces nigériennes pour essayer de remonter le fil.
Q - Justement, est-il question d'aider les forces nigériennes, par exemple, à une opération militaire ?
R - Nous n'en sommes pas là mais, en tout cas, pour le repérage, nous avons sur place des éléments qui nous permettent de voir et d'entendre.
(…)
* Ukraine
(...)
Q - Vous avez rencontré John Kerry, le secrétaire d'État américain.
R - Oui. Sur l'Ukraine - nous en avons parlé -, notre position est simple, c'est à la fois le dialogue, parce qu'on veut arriver à une élection présidentielle le 25 mai et à une solution pacifique, et la fermeté. Parmi les éléments de fermeté, il y a les sanctions. Nous avons déjà pris deux degrés de sanctions. Vous le savez, encore hier à Bruxelles, nous avons sanctionné treize personnes et deux entités.
(...)
Q - Certains ont le sentiment qu'on a en quelque sorte délégué à l'Allemagne, à Angela Merkel et peut-être à Barack Obama la défense des intérêts sur l'Ukraine, la politique étrangère française. C'est une accusation en pleine élection européenne qu'on entend.
R - Non, je pense que personne de sérieux ne peut soutenir cela. S'agissant de l'Ukraine, vous savez que la semaine dernière, Angela Merkel et François Hollande étaient ensemble. Demain, nous avons invité M. Steinmeier, mon collègue allemand, à venir au Conseil des ministres. Nous sommes en liaison permanente. Je suis en liaison permanente aussi bien avec le Premier ministre ukrainien qu'avec le ministre des affaires étrangères russe, le président français avec ses homologues. Donc, nous travaillons ensemble dans cette affaire qui est très difficile parce qu'on est proche de la guerre civile. Mais nous disons qu'il faut à la fois du dialogue, parce qu'il faut une solution pacifique et, en même temps, de la fermeté. Et croyez-moi, en matière de fermeté, la France est au premier rang.
Q - Est-ce que cela ne vous choque pas - lorsque vous dites : «On est au bord de la guerre civile», on sent bien cette tension très forte...
R - Bien sûr !...
(...).
* Russie
(...)
Q - Vous avez rencontré John Kerry, le secrétaire d'État américain.
R - Oui.
Q - Est-ce que vous lui avez dit que la France suspendrait la livraison de Mistral à la Russie ?
R - Sur la question des Mistral, c'est un contrat qui a été passé en 2011 - donc cela fait déjà trois ans - qui est en train d'être exécuté. Les Russes ont déjà acquitté, sur un milliard deux cents millions, sept cents millions et il n'y a pas de rétroactivité dans ce domaine. Donc j'ai dit à mon interlocuteur américain, comme je dis aux autres, que bien évidemment, nous allons respecter le droit. Aujourd'hui, le droit fait que le contrat est exécuté. La décision définitive sera prise au mois d'octobre.
(...)
Q - Que Vladimir Poutine vienne le 6 juin en France pour le Débarquement, Certains partis politiques trouvent cela choquant puisqu'il serait en partie responsable de la situation...
R - Il y en a qui trouvent que nous sommes les valets des Américains, d'autres que nous sommes les valets des Russes. Non, nous sommes un pays indépendant qui défend ses valeurs. Pour ce qui concerne le 6 juin, il y a une invitation lancée à beaucoup de chefs d'État dans le monde pour tous ceux qui ont été partie prenante dans la guerre. Et il est vrai que les Russes ont perdu des millions de combattants dans la guerre ! Alors, aujourd'hui, c'est M. Poutine qui est le chef de l'État, donc il est invité. Il y aura aussi le président Obama, la reine Elisabeth et toute une série de chefs d'État et de gouvernement à travers le monde.
Q - Est-ce que justement cela pourrait être l'occasion d'un sommet international du coup ?
R - Je crois qu'il est prévu une rencontre entre le président Poutine et le président français. Est-ce que cela s'étendra à d'autres ? Je ne sais pas.
(...).
* Syrie
(...)
On ne peut pas donner de leçon de fermeté à la France. Lorsqu'en Syrie, il s'est agi de dénoncer l'utilisation d'armes chimiques, c'est la France qui l'a fait. Lorsqu'on a menacé - finalement, cela n'a pas été possible à cause du comportement de tel ou tel autre pays - de frapper sur M. Bachar Al-Assad, c'est la France qui l'a fait. Lorsqu'aujourd'hui, nous disons qu'il faut mettre devant la cour pénale internationale M. Bachar Al-Assad, c'est la France qui le fait.
Je vous dis aujourd'hui - c'est une nouvelle que je vous apprends - que nous avons des indications selon lesquelles il y aurait de nouvelles utilisations d'armes chimiques par le régime d'Assad et, toujours, la France fait preuve de fermeté, comme nous avons fait preuve de fermeté en Iran, comme nous faisons preuve de fermeté en Afrique. Donc il n'y a pas de leçon de fermeté à recevoir.
(...)
Q - Vous avez évoqué la Syrie et l'utilisation d'armes chimiques que vous affirmez avoir encore donc été utilisées. Qu'avez-vous décidé avec John Kerry pour réagir justement ?
R - Nous avons des échantillons sur au moins quatorze utilisations depuis les semaines qui viennent, essentiellement du chlore. C'est assez difficile à prouver, puisque le chlore s'évapore, mais c'est tout à fait contraire aux engagements que la Syrie a pris. Nous allons essayer de le prouver. Les Britanniques et les Américains font de même et le directeur de l'OIAC, s'est engagé à déployer une mission de vérification.
En fonction de ce que nous pourrons vérifier, nous prendrons nos décisions mais, d'ores et déjà, sur la question syrienne, comme vous le savez sans doute, nous avons décidé de demander que la cour pénale internationale soit saisie pour ce qui se passe en Syrie qui est un drame épouvantable dont M. Bachar Al-Assad porte l'essentiel de la responsabilité.
Q - Est-ce que vous regrettez que Barack Obama n'ait pas accompagné l'initiative française, n'ait pas joué son rôle dans la crise syrienne et dans l'offensive qui était programmée et qui n'a pas eu lieu ?
R - Je pense, sans vouloir refaire l'histoire - ce qui n'a pas d'intérêt -, que les choses auraient été différentes. Mais vous vous rappelez sans doute comment, d'une part, les Britanniques n'ont pas obtenu l'autorisation de leur Parlement et comment le président Obama, finalement, a estimé ne pas pouvoir accompagner les frappes. Et il n'était pas question que la France frappe toute seule. Mais il est vrai qu'à la fois sur l'aspect chimique, sur la destitution de M. Bachar Al-Assad et peut-être aussi sur le comportement russe, les choses probablement eussent été différentes.
(...)
* Iran
(...)
Aujourd'hui même reprennent les négociations avec l'Iran sur l'arme nucléaire. Vous savez notre position qui a encore une fois été et demeure extrêmement ferme : nous disons oui pour le nucléaire civil ; mais non pour la bombe atomique : il n'est pas question que l'Iran puisse l'obtenir. Et là encore, on peut compter sur la France.
(...)
* Dérèglements climatiques
(...)
Q - Vous avez rencontré John Kerry, le secrétaire d'État américain.
R - Oui. Nous avons examiné plusieurs sujets (...). J'ai parlé aussi de la question du climat puisque - on n'a pas le temps de l'aborder ici - nous avons cinq cents jours, pas un de plus, pour éviter le chaos climatique mondial. Et c'est la France qui va porter un grand poids sur ses épaules puisque c'est nous qui allons accueillir l'an prochain la grande conférence sur le climat.
(...)
* Attractivité de la France
(...)
Q - Vous avez parlé de l'attractivité de la France aux États-Unis. Promettez-vous aux touristes américains que tous les magasins seront ouverts le dimanche désormais ?
R - J'ai parlé tourisme, bien sûr, parce c'est maintenant dans mes attributions. Les Américains sont, avec les Chinois, l'une des deux nations extérieures à l'Europe qui amènent le plus de touristes et cela représente beaucoup d'emplois. Il faut donc essayer d'aller plus loin.
J'ai vu, aussi bien à Chicago où j'étais avant-hier qu'hier à Washington, les responsables du tourisme américain. Nous avons vu ensemble comment améliorer l'accueil : il faut bien sûr que nos gares et en particulier nos aéroports soient accueillants, que tout soit sûr - il y a un aspect de sécurité. Ils adorent la France mais encore faut-il que la France les accueille bien.
Je pense que dans certains quartiers touristiques - on a pris l'exemple des Galeries Lafayette -, ce serait positif qu'il puisse y avoir une ouverture le dimanche parce que les touristes, eux, ne reviennent pas. Il faut bien sûr que ce soit sur une base de volontariat et que ce soit payé double.
Nous avons besoin de création d'emplois et le tourisme est un des secteurs où nous pouvons créer plus d'emplois dans le futur. La France est une destination qui peut attirer davantage les touristes français et les touristes étrangers qui viennent en France. Songez que pour les Chinois, d'une année sur l'autre, grâce aux mesures que nous avons prises, nous avons une augmentation pour les visas d'entrée de plus de 40 % d'une année sur l'autre. Donc cela fait de l'emploi en plus.
Q - Les Chinois seront accompagnés par des policiers chinois venus de Pékin cet été ? Cela peut choquer...
R - Je pense qu'il faut aller à l'essentiel. Ce sont bien sûr nos agents de sécurité, nos policiers qui doivent faire en sorte que les choses soient sûres. S'il y a telle ou telle mesure psychologique qui peut renforcer les choses, pourquoi pas ? Mais c'est à la France d'assurer sa sécurité et la sécurité de ses hôtes, c'est clair.
Q - Mais vous confirmez qu'il y aura des policiers chinois qui vont patrouiller pour protéger les touristes chinois à Paris ?
R - Ne confondons pas les choses, ce sont des policiers nationaux qui assureront la sécurité. Il y a un gros travail à faire parce que, comme vous le savez sans doute, les Asiatiques, souvent, ont de l'argent sur eux parce qu'ils ne sont pas habitués aux cartes de crédit. Il faut donc absolument que pour eux, comme pour les Français, comme pour tous les touristes, la sécurité soit assurée et on a encore des progrès à faire sur ce plan. L'autre jour, j'étais justement à l'aéroport Charles de Gaulle pour voir comment on pourrait améliorer la sécurité parce que c'est quelque chose qui nous est demandé.
(...)
* Politique de défense - Capacité de projection
(...)
Q - L'opposition en France affirme qu'il va y avoir de nouvelles économies au budget de l'armée. Ils parlent de deux milliards d'économies. Est-ce que cela vous inquièterait ? Est-ce que cela affaiblirait notre capacité de projection à l'extérieur ?
R - Je suis depuis plusieurs jours aux États-Unis, puis je repars pour la Chine. Je n'ai donc pas suivi ce débat. Vous m'en excuserez. Mais la position qui était celle du président, chef des armées, est toujours la même : il faut avoir les moyens suffisants pour que nos armées, qui font un travail magnifique, puissent le faire. Jusqu'à présent, cela a été toujours le cas. J'en porte témoignage. Que ce soit au Mali, que ce soit en Centrafrique, partout, l'armée française est admirée.
Alors, bien sûr, il y a un contexte général qui est un contexte rigoureux mais je suis sûr que les armées françaises continueront à pouvoir travailler de manière exemplaire comme elles le font.
(...).
source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 19 mai 2014