Interview de M. Arnaud Montebourg, ministre de l'économie, du redressement productif et du numérique, dans "Le Monde" le 16 mai 2014, sur les raisons de la publication du décret sur les investissements étrangers soumis à autorisation préalable et son cadre d'utilisation.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

Texte intégral

Q - Pourquoi adopter un tel décret aujourd'hui ?
R - Le choix que nous avons fait, avec le premier ministre, est un choix de patriotisme économique. Ces mesures de protection des intérêts stratégiques de la France sont une reconquête de notre puissance. C'est la fin du laisser-faire.
Avant, les dispositifs de contrôle lors du rachat d'entreprises françaises se limitaient aux industries de défense et de sécurité. À présent, nous avons les moyens de fixer les conditions d'une prise de contrôle d'une entreprise dans le domaine de l'eau, de la santé, de l'énergie, des transports et des télécommunications, dès lors que les intérêts fondamentaux du pays sont en cause.
Nous pouvons désormais bloquer des cessions, exiger des contreparties. C'est un réarmement fondamental de la puissance publique. La France ne peut pas se contenter de discours quand les autres États agissent. Ce décret est une arme juste et proportionnée pour faire valoir les intérêts de la France.
Q - Quels sont les dossiers dans lesquels vous comptez utiliser ce décret ? Celui de la vente d'Alstom à General Electric ?
R - Évidemment, Alstom entre dans le champ de ce décret comme d'autres entreprises stratégiques. Le pouvoir d'autorisation qu'il nous confère nous protège contre des formes indésirables de dépeçage et des risques de disparition. Et si nous encourageons les alliances industrielles, nous dissuaderons les démantèlements.
S'agissant d'Alstom, il faut rappeler que c'est un maillon essentiel de notre indépendance énergétique. Que ce soit pour nos centrales nucléaires ou les nouvelles technologies de la transition énergétique. Avec ce décret, nous rééquilibrons le rapport de force entre les intérêts des entreprises multinationales et les intérêts des États, qui ne sont pas toujours alignés. Les conditions d'une négociation juste et équilibrée sont maintenant réunies.
Q - Il s'agit donc moins d'ériger une muraille de Chine que de peser dans les négociations...
R - Un État moderne, c'est un État fort dans le dialogue avec les marchés, les multinationales et les autres États. C'est un État éclairé qui oriente et construit les choix industriels et économiques de la nation. Nous ne craignons pas les alliances, nous les construisons même, en les finançant comme pour PSA ou Airbus. Nous n'avons pas émis de réserve sur l'alliance équilibrée entre Lafarge et Holcim, qui ne présente pas de risque de délocalisation de nos cimenteries. Défendre les intérêts stratégiques d'un pays, ce n'est pas tourner le dos aux investisseurs dont nous avons besoin.
Mais le secret d'une union réussie, c'est qu'elle soit équilibrée. C'est le sens de la lettre que j'ai adressée au président de General Electric, dans laquelle je lui dis notre disponibilité pour une alliance avec Alstom. Et nous attendons des actionnaires et des dirigeants de nos entreprises stratégiques, comme Alstom, qu'ils travaillent à leur renforcement dans la mondialisation plutôt qu'à leur démantèlement... Oui aux alliances, non au dépeçage.
Q - Vous présentez ce décret comme une arme de dissuasion. Mais êtes-vous prêt à appuyer sur le bouton ?
R - Il est difficile de demander à un gouvernement qui dispose de pouvoirs de ne pas en faire usage. Je note d'ailleurs qu'en 2012, le gouvernement américain a notifié 114 contrôles sur des investissements étrangers, qui ont conduit à dix retraits ou blocages. Il est arrivé que des entreprises françaises, comme Alcatel ou Safran, y soient assujetties. Dans la guerre économique mondiale, on ne peut priver la France d'une arme dont disposent tous ses partenaires et concurrents.
Q - Ne craignez-vous pas les foudres de Bruxelles ?
R - Ce décret est conforme au droit européen et aux engagements internationaux de la France. De tels dispositifs existent dans presque toutes les grandes nations européennes. Bruxelles ne protège pas suffisamment les actifs des pays européens. Il faut donc se doter, au plan national, de ces armes. Il est de la responsabilité des nations d'organiser, dans le cadre communautaire, des dérogations à la libre circulation des capitaux.
Q - N'est-ce pas là, d'abord, un coup à visée électorale, avec la campagne des européennes ?
R - Vous devriez avoir en tête le calendrier d'Alstom plutôt que le calendrier électoral : la décision de vendre ou pas à General Electric sera prise à la fin du mois. Mes préoccupations sont économiques et stratégiques.
Q - Il y a tout de même un scrutin dans dix jours...
R - Ce que nous faisons en France démontre justement qu'il existe des alternatives au laisser-faire qui domine en Europe. Les orientations définies par l'Union, poussées par des gouvernements majoritairement conservateurs et la Commission, sont libérales. Il n'est pas étonnant que la France se trouve en position d'être eurocritique, non pas sur l'Europe elle-même, mais sur la façon dont elle est menée et dirigée.
Plus de 7 millions de chômeurs de plus qu'en 2008, la déflation qui menace, une incapacité chronique à faire revenir la croissance en raison de la multiplication des plans d'austérité les plus durs de l'histoire : c'est l'échec de ces choix-là. Il est normal que nous les combattions, dans la campagne, par des propositions. Ce décret signe un changement fort et profond d'orientation politique.
Q - N'y a-t-il pas une contradiction entre une politique «sociale- libérale» de soutien aux entreprises et cette mesure ?
R - Se protéger dans la mondialisation n'exclut pas de faire des efforts sur soi-même. Rétablir notre propre compétitivité, surveiller nos coûts de production pour qu'ils ne dérapent pas, est aussi nécessaire que de disposer de moyens de négociation quand il y a risque de démantèlement de nos entreprises stratégiques.
Q - Quels arguments opposerez-vous aux libéraux, qui ne manqueront pas de hurler au protectionnisme ?
R - Attirer les investissements, oui. Mais pour accroître, développer, reconquérir notre puissance économique et nos intérêts stratégiques. Pas pour démanteler, dépecer et détruire nos fleurons industriels. S'agissant d'industries de souveraineté, comme le nucléaire, les gouvernements ont une responsabilité historique.
Avec ce décret, nous, les gouvernants, sommes face à nos responsabilités, car nous avons désormais le choix. Un démantèlement de notre indépendance énergétique serait alors de la responsabilité du gouvernement. Nous avons mis fin à l'impuissance pour mettre fin au laisser-faire. Si on écoutait les libéraux, on pourrait tout aussi bien décider de mettre en vente notre industrie de défense, fermer le ministère de l'économie et de l'industrie, en somme remplacer la démocratie par les marchés, crainte que les citoyens français sanctionnent au fil des scrutins.
Q - Quel degré d'opposition politique escomptez-vous sur ce dispositif ?
R - Dans l'affaire Alstom, j'ai rencontré les syndicats, les groupes parlementaires et des personnalités de l'opposition. Il souffle sur cette affaire un vent d'union nationale. L'opposition n'attaque pas, montre une volonté de rassemblement, au point que je reçois même des encouragements en privé. Je ne vois pas de querelle politicienne sur cette affaire, laquelle mérite que nous travaillions ensemble.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 20 mai 2014