Entretien de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international, avec France info le 6 juin 2014, sur la situation en Ukraine, l'ONU et sur BNP Paribas et la justice américaine.

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Circonstance : Commémorations du Débarquement en Normandie, le 6 juin 2014

Média : France Info

Texte intégral

(...)
- Ukraine -
Q - Hier soir, il y a eu un double dîner parallèle François Hollande et Barack Obama et François Hollande et Vladimir Poutine. Ce dîner n'a-t-il pas permis de faire avancer le dossier ukrainien ?
R - Ces dîners ont été utiles. Nous étions trois de chaque côté, le président Obama, John Kerry et un conseiller politique et, de l'autre, le président Hollande, moi-même et un conseiller politique. Ensuite, c'était le même format avec Vladimir Poutine.
Nous n'avons pas traité les mêmes sujets à chaque fois. Avec Barack Obama, nous avons parlé de l'Ukraine, bien sûr, mais aussi des relations entre les États-Unis et la France, du fameux dossier BNP Paribas, des questions syriennes et d'autres affaires qui touchent le monde.
Avec le président Poutine, nous avons surtout parlé de l'Ukraine. Et, sur ce dernier point - puisqu'aujourd'hui sont réunis à l'invitation de la France, à la fois et en particulier le président Poutine et le président Porochenko, le nouveau président qui sera investi demain à Kiev où je me rendrai -, nous avons travaillé sur ce sujet et, concernant la France, comme nous sommes une puissance de paix, nous avons exprimé notre souhait que l'on puisse parvenir à un cessez-le-feu, que les droits de différentes régions soient respectés, que le conflit gazier qui existe en ce moment entre la Russie et l'Ukraine soit résolu.
Nous avons donc fait notre travail de diplomatie française.
Q - Les deux prendront-ils un café ensemble ?
R - Vous verrez bien tout à l'heure. C'est l'Histoire qui est en train de se faire.
Q - Dois-je lire dans votre sourire que c'est fort possible, peut-être probable ?
R - Vous devez lire dans mon sourire la prudence du diplomate et la volonté du chef de la diplomatie française que la paix avance en Ukraine.
Q - Entre les présidents russe et américain, là aussi, c'était compliqué. Un vrai dialogue peut-il se rétablir à l'occasion de ces cérémonies ?
R - C'est autre chose. Il n'y a pas cent chefs d'État invités. Ils sont tous les deux présents et ils peuvent évidemment toujours avoir un contact.
Q - L'espérez-vous ?
R - Nous avons surtout travaillé sur l'Ukraine.
Q - En marge des cérémonies, cette journée du souvenir est un bon moyen de se projeter dans l'avenir. Nous vivons une période de crise assez marquée. Avez-vous le sentiment que c'est la plus forte tension depuis la fin de la guerre froide que l'on est en train de vivre en Europe ?
R - Oui, mais il y a une explication à cela. Nous sommes passés par plusieurs phases, si on réfléchit à ce qui s'est passé depuis la Seconde guerre mondiale. Pendant deux décennies, on a eu un monde bipolaire où dominaient sur la scène mondiale les États-Unis d'Amérique et l'URSS. Ils étaient opposés et, en même temps, c'était eux qui fixaient la fin des conflits là où ils se produisaient.
Q - ...c'étaient les patrons ?
R - Voilà, un petit peu.
Ensuite, à la fin des années 80, au début des années 90, avec l'effondrement de l'Union soviétique, il y a eu une période d'une dizaine, d'une quinzaine d'années durant laquelle il y a eu un monde unipolaire dominé par les États-Unis, qui avaient la domination à la fois culturelle, technologique et économique.
On dit souvent que nous sommes dans un monde multipolaire mais ce n'est pas vrai. Nous souhaitons un monde multipolaire organisé. Pour décrire le monde actuel, j'emploie souvent l'expression : «monde zéropolaire», c'est-à-dire qu'il y a des puissances : l'Europe qui veut être une puissance, les États-Unis, l'Inde, la Chine, etc.
Pour reprendre le mot que vous avez utilisé, il n'y a pas une organisation qui permette de résoudre les conflits. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle l'Organisation des Nations unies, le Conseil de sécurité est souvent paralysé.
Du coup, des conflits, qui, en d'autre temps, auraient trouvé une solution - je pense à la Syrie, je pense à un certain nombre de conflits en Afrique, je pense à la Libye -, ne trouvent pas de solution.
Q - Vous êtes en train de me dire que l'ONU ne joue pas son rôle ou n'a pas les moyens de jouer son rôle ?
R - Bien sûr. Au Conseil de sécurité - on l'a vu avec l'exemple de la Syrie -, si la Russie bloque, si la Chine bloque, on ne peut pas avancer. Pour sortir de là, il faut que nous avancions vers ce que l'on appelle un monde multipolaire organisé où les États-Unis auront leur rôle, où l'Europe aura son rôle, la Russie son rôle, la Chine son rôle.
Concernant les Nations unies, nous avons proposé qu'au Conseil de sécurité, les cinq membres permanents qui ont le droit de veto renoncent à l'utiliser lorsqu'il y a des massacres collectifs. Cette proposition n'a pour l'instant pas été retenue. Il est quand même absolument choquant - et le mot est faible - que, dans le cas de la Syrie, on ne puisse même pas se mettre d'accord sur des résolutions humanitaires.
Je suis responsable de la diplomatie française. La France met en oeuvre sa puissance diplomatique pour faire en sorte qu'il y ait des rapprochements mais elle ne peut pas, elle-même, décider pour tout le monde. Aujourd'hui, le thème central doit être : comment peut-on en Ukraine arriver à faire cesser ce début de guerre civile ?
On est vraiment dans l'Histoire qui se fait : pour la première fois sont réunis le nouveau président ukrainien, le président russe - qui a été invité comme il était normal compte tenu du rôle de l'URSS pendant la guerre -, le président américain, Mme Merkel, ainsi que l'hôte de toutes ces puissances qui est le président français. Nous sommes dans l'Histoire puisqu'ils se voient aujourd'hui et, demain, nous avons l'investiture à Kiev du nouveau président ukrainien. Il y a donc là une opportunité - on va voir si elle peut être saisie - qui peut permettre - c'est notre espoir - d'avancer et d'avancer d'abord vers un cessez-le-feu.
- États-Unis - BNP Paribas -
(...)
Q - Autre question qui a été évoquée entre François Hollande et Barack Obama : la sanction éventuelle contre BNP Paribas. En déclarant, comme vous l'avez fait ce matin, que le contentieux pourrait avoir des conséquences négatives sur le traité transatlantique, est-ce que c'est un ultimatum, une forme de chantage que vous lancez aux États-Unis ?
R - Non, ces mots ne sont pas pertinents.
Q - Les vôtres sont forts en tout cas ?
R - Oui, mais je n'ai pas prononcé le mot d'«ultimatum».
Q - C'est moi qui le prononce, j'entends bien, mais je vous pose la question.
R - Il y a un contentieux qui existe en ce moment aux États-Unis où la plus grande banque française, qui est aussi la plus grande banque d'Europe, est menacée de sanctions financières considérables. Pour l'instant, il n'y a pas encore de décision.
Q - On lui reproche d'avoir fait des affaires avec des pays sous embargo américain et les Américains réclament...
R - Les Américains disent : «à partir du moment où des transactions ont eu lieu en dollars, nous pouvons appliquer toute une série d'amendes.» Mais les montants avancés sont énormes, parce que jusqu'à présent, en ce qui concerne une banque européenne, la plus forte sanction a été d'un milliard et demi de dollars et non pas les chiffres que l'on a évoqués.
La banque fait son travail de conviction comme elle doit le faire pour défendre son dossier, mais les autorités françaises ne peuvent pas se désintéresser des conséquences potentielles sur notre économie, et pas seulement l'économie française mais aussi l'économie européenne.
Cela pose aussi un autre problème : les États-Unis, parce qu'ils ont un rôle particulier dans le monde, peuvent-ils, à partir du moment où des opérations sont faites en dollars, appliquer des règles spéciales ?
Notre rôle est de montrer tout cela.
Q - Vous êtes diplomate, mettez-vous à la place des Américains, ils trouvent légitime une sanction contre la BNP ?
R - Bien sûr. Mais la question est une question de proportionnalité...
Q - ...de mesure...
R - ...de mesure. Et dans la discussion viennent aussi d'autres sujets et en particulier le fameux traité transatlantique. Il est évident que ce traité, qui peut être une excellente chose, ne peut fonctionner que sur une base réciproque, c'est-à-dire que chacun y trouve son intérêt. Si un climat est créé où on a le sentiment que ce n'est pas la réciprocité qui est dominante mais un certain unilatéralisme, évidemment cela ne favorise pas la conclusion de ce type d'accord. Voilà, je crois que tout est sur la table.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 10 juin 2014