Entretien de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères, avec Europe 1 le 8 juin 2014, sur la BNP et la justice américaine, la situation en Ukraine et en Syrie, la construction européenne et sur la question climatique.

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Média : Europe 1

Texte intégral


- États-Unis - BNP Paribas - Partenariat transatlantique -
(...)
Q - Au Quai d'Orsay, il ne suffit pas de prier, vous avez d'autres méthodes. Sur la BNP et les banques françaises, le président Obama a renvoyé à la justice américaine plutôt qu'à la Maison-Blanche. Est-ce qu'il vous a convaincu ?
R - Chacun est dans son rôle. Je ne vais pas revenir longuement là-dessus, puisque je me suis exprimé plusieurs fois. Mais la BNP Paribas c'est l'une des deux premières banques d'Europe. Et lorsqu'on entend dire qu'il y a des menaces de sanctions avec des milliards de dollars d'amende, un gouvernement ne peut pas s'en désintéresser. Le président de la République, le ministre des finances et moi-même avons dit que s'il y avait une faute, c'était normal qu'il y ait sanction, mais il faut qu'elle soit proportionnée.
Q - Vous dites : elles ne sont pas acceptables étant donné leurs dimensions ?
R - Il faut que ce soit proportionné.
Q - Ça veut dire qu'il y en a d'autres qui sont acceptables ? Mais est-ce que de la part des Américains c'est innocent ?
R - Le président Obama a répondu que dans la tradition américaine, le président ne peut pas intervenir auprès de la justice.
Q - Oui, mais George Bush ne s'était pas privé d'intervenir au moment de la crise des subprimes.
R - C'est pourquoi c'est notre devoir de donner la diversité des dimensions de cette affaire, qui en plus peut avoir des conséquences économiques extrêmement importantes.
Q - Est-ce que vous poussez la BNP à transiger ? Ou est-ce que vous lui dites : allez jusqu'au bout au procès ?
R - BNP a des dirigeants, c'est à elle de prendre ses décisions. Mais notre rôle, en tant que gouvernement qui veut soutenir l'économie européenne et l'économie française, c'est d'expliquer aux autorités américaines le dommage que tout cela pourrait faire.
Q - Même s'il y a eu infraction ?
R - Non, s'il y a eu infraction, il doit y avoir sanction, c'est normal, mais elle doit être proportionnée.
Q - Si la sanction est exorbitante, 10 milliards de dollars, est-ce que vous suspendez unilatéralement les négociations du traité transatlantique ?
R - Il est vrai qu'il y a un contexte. S'il y avait des sanctions disproportionnées, ce serait sur une base unilatérale, par décision. Or ce que j'ai dit, de manière extrêmement posée, c'est qu'il y a une discussion sur un traité transatlantique. Ce traité ne peut être accepté que s'il y a réciprocité, si les deux parties retirent des avantages à le signer. Si, dans le même temps, il y a des décisions unilatérales extrêmement lourdes, cela ne crée pas une atmosphère favorable.
Q - Il y a des Français qui se disent : mais s'il y a eu infraction, pourquoi l'État français ne réprimande pas et ne punit-il pas lui aussi la BNP et les banques françaises ?
R - C'est un autre point. En droit européen et en droit français, ce que l'on reproche semble-t-il à la BNP, ne fait pas l'objet de sanctions. Là, il peut y avoir des sanctions parce qu'il y a eu des transactions en dollars. Et sous le régime du dollar c'est ce qu'on appelle l'extraterritorialité. À partir du moment où il y a une transaction en dollars, les Américains considèrent que c'est leur loi qui s'applique.
Q - La dictature du dollar ?
R - Vous êtes modéré. Mais je dirais que c'est l'extraterritorialité du dollar. Et cela pose un autre problème. Cela permet notamment à tous nos concitoyens de réfléchir sur l'existence de l'Euro. L'une des raisons pour lesquelles nous poussons l'euro, nous croyons à l'euro - même si la gestion peut être contestée -, c'est que si l'on veut qu'il n'y ait pas ce que vous appelez la «dictature du dollar», il faut qu'il y ait des monnaies qui possèdent une ampleur et une influence aussi fortes que le dollar. Et évidemment, ça n'est pas le franc tout seul qui peut y parvenir. L'Euro, et aussi la monnaie chinoise, doivent être là dans un système monétaire modifié. Tant qu'il n'y a que le dollar, c'est la loi du dollar qui peut s'appliquer.
Q - Faut-il que les dirigeants de la BNP quittent leurs fonctions pour calmer ?
R - Je ne vais pas rentrer là-dedans.
Q - C'est ce que demandent les Américains. La justice américaine veut des têtes ! Est-ce qu'il faut leur accorder les têtes qu'ils réclament ?
R - Le gouvernement français a dit ce qu'il avait à dire. Maintenant, nous allons voir quelles sont les décisions. Nous avons donné le cadre général.. La BNP prendra bien évidemment les positions qu'elle veut prendre.
Q - Au-delà d'une position symbolique de dire «nous allons à ce moment-là mettre en cause le traité transatlantique»...
R - Vous croyez que c'est symbolique ?
Q - Parce que la France n'est pas seule, c'est quand même un accord entre l'Union Européenne et les États-Unis. Pourquoi la France aurait pesé plus que les autres ?
R - Ce traité est discuté par le commissaire qui parle au nom de l'ensemble des États, mais au moment de l'approbation finale cela passera devant les Parlements.
Q - Ça veut dire que la France peut se lever de la table des négociations ?
R - Nous n'en sommes pas du tout là. Au départ, sur cette question du Traité qui est souvent abordée, j'ai une position très réaliste. Je ne suis au départ ni pour, ni contre. Si cela peut apporter des avantages à la France et à l'Europe, c'est très bien. Si, en revanche, cela nous expose- je ne parle pas de l'affaire de la BNP - et ne nous apporte pas d'avantages, il n'y a pas de raison de signer ce Traité.
J'ai pris d'ailleurs un exemple avec nos amis américains. Nous pouvons attendre des choses de ce Traité, en particulier dans deux domaines. Dans le secteur agricole, cela permettrait de pouvoir renforcer nos positions sur le marché américain. Deuxièmement, en matière de marchés publics, nous sommes un pays qui est très ouvert : à peu près 80 à 85 % des marchés publics sont ouverts à tous les pays. Pour les Américains c'est de l'ordre de 25 % parce que leurs États locaux n'acceptent pas des marchés publics venant de l'étranger. Si nous arrivons, dans le cadre de la discussion de ce traité, à faire que les marchés publics américains puissent être ouverts, c'est un gain considérable. Nous réclamons ainsi la réciprocité.
- États-Unis - Politique étrangère -
(...)
Q - On en revient quand même à cette phrase effectivement de Barack Obama. Est-ce que ce n'est pas aussi une manière de dire «débrouillez-vous». Est-ce qu'en disant cela il ne confirme pas, encore une fois de plus ce que l'on voit, c'est-à-dire le retrait américain et un problème de politique étrangère ?
R - C'est une longue discussion mais il est vrai qu'aux États-Unis il existe ce qu'on appelle dans la population le «war fatigue», c'est-à-dire qu'il y a une lassitude vis-à-vis de la guerre qui vient de l'engagement en Irak qui était infondé, de l'engagement en Afghanistan...
Le peuple américain est souvent dans une attitude contradictoire. D'un côté, il veut que l'Amérique soit présente partout et, de l'autre, quand il y a des présences elles sont contestées à cause de leurs conséquences lourdes. Le président américain a souvent à gérer cette contradiction.
Nous connaissons cette position. Les Américains sont nos partenaires, nos alliés, il y a beaucoup de théâtres où nous agissons ensemble, beaucoup de circonstances. Par exemple, actuellement nous discutons avec les Iraniens et nous sommes au côté des Américains, des Russes, des Chinois, etc. Il y a d'autres points où nous pouvons avoir une divergence. Mais ils restent nos alliés, nos partenaires.
- Russie -
(...)
Q - Laurent Fabius, au nom de l'indépendance dont vous venez de parler, est-ce que la France va livrer à temps les deux MISTRAL, c'est-à-dire en septembre, à Moscou ?
R - Nous nous sommes déjà exprimés là-dessus. C'est un contrat qui date de 2011 qui a été signé par le gouvernement précédent et il y a une règle qui est qu'on honore les contrats. D'autre part, ils ont été payés déjà aux deux tiers, cela représente des centaines d'emplois. La décision finale - nous l'avons dit - sera prise en octobre et nous espérons que la tension aura diminué. Nous avons dit clairement que nous honorions nos contrats, de la même façon que les Américains honorent leurs contrats quand ils en passent.
Q - Et Obama pendant la dîner...
R - Le président Obama a dit qu'il aurait souhaité - je ne me rappelle plus exactement la phrase qu'il a utilisée - qu'il y ait une pause sur ces contrats.
Q - Donc les 700 marins russes qui doivent venir s'entraîner viendront là...
R - Oui, bien sûr, mais je voudrais dire en même temps qu'il a dit qu'il souhaitait que la situation au mois d'octobre puisse être différente.
- Ukraine -
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Q - Question toute simple, est-ce que le succès en Normandie permet à l'Europe de sortir de sa nouvelle guerre froide ?
R - Il y avait deux aspects dans les événements de Normandie : l'aspect commémoration et l'aspect diplomatique. Je pense que sur ces deux plans la France a bien servi la paix.
Sur la question de l'Ukraine, puisque c'est celle que vous posez, je pense que les rencontres qui ont eu lieu en Normandie, en particulier la rencontre entre M. Porochenko, le nouveau président, M. Poutine, François Hollande, qui en a été à l'origine, et Angela Merkel, permet le début d'une désescalade.
J'étais hier à Kiev et j'ai parlé avec le président Porochenko et d'autres responsables. La désescalade est possible et souhaitable, c'est évident, mais la tâche est très difficile. Dans les prochains jours, cela commence dès aujourd'hui, nous aurons des discussions. Est-ce que oui ou non on va pouvoir avoir un cessez-le-feu - ce qui est absolument essentiel ? Est-ce qu'on va pouvoir trouver une solution à la question du prix du gaz ? Là, les choses vont avancer. Est-ce que par rapport à l'extérieur, c'est-à-dire la Russie, les relations avec l'Ukraine vont être stabilisées ? Et sur le plan intérieur, il y a beaucoup de choses à faire, parce qu'il faut arriver à lutter contre la corruption, à redresser l'économie.
Pour répondre précisément à votre question, je pense que ce qui s'est passé en Normandie, ce qui a été préparé à Paris, est un élément très positif.
Q - La Crimée n'est plus un sujet ?
R - La communauté internationale considère que l'annexion de la Crimée est totalement illégitime et c'est aussi la position de la France. On ne peut admettre qu'un pays, en l'occurrence la Russie, en annexe une partie d'un autre, en l'occurrence la Crimée. Du point de vue juridique, nous ne reconnaissons pas cette annexion et le président Porochenko hier, dans son discours a dit qu'il n'était pas question de la reconnaître. C'est une affaire de très longue haleine ; maintenant, les Russes se sont installés en Crimée.
Q - Vous qualifiez comment ce qui s'est passé pendant ces deux jours, au fond, c'est un succès de la diplomatie, c'est des surprises, que tout d'un coup les chefs d'État ont décidé ?
R - C'est un succès incontestable, je pense que les chances de la paix ont avancé.
Je veux revenir sur la façon dont a été préparée en particulier la rencontre de Normandie. C'est une affaire qui remonte assez loin. Lorsque François Hollande a maintenu l'invitation du président Poutine, contre l'avis d'un certain nombre de gens qui disaient «non».
Q - Qui, à l'intérieur ou à l'extérieur ?
R - À l'extérieur surtout.
Q - Les Américains surtout.
R - Non, mais c'était assez général. Nous avions dans l'idée que si le président Poutine était là, et s'il y avait une évolution en Ukraine qui permettait l'élection d'un président, il y avait une rencontre possible. C'était simplement possible, donc nous sommes restés très prudents. Ensuite, nous avons invité le président Porochenko, puisqu'il avait été élu brillamment, et à partir de ce moment-là a commencé une manoeuvre assez complexe : il fallait amener le président Poutine à accepter cette rencontre. Cela s'est fait au cours du dîner du jeudi soir, après une longue conversation sur l'Ukraine.
Q - Qu'avez-vous dit au président Poutine pour qu'il accepte, quelles étaient les conditions ?
R - Ce n'est pas une question de conditions. On a parlé, sur le fond, de la question ukrainienne et chacun a développé ses positions dans une ambiance de travail. À la fin du repas, François Hollande a dit «voilà, le président Porochenko est là, moi je pense que ce serait souhaitable qu'il y ait un dialogue.» Et Vladimir Poutine a répondu «vous êtes l'hôte, c'est à votre initiative.» À ce moment-là, les Ukrainiens avaient été prévenus. Nous avons joint Porochenko dans la nuit et cette opération a été montée. Nous avons demandé à Mme Merkel d'y participer parce qu'elle avait joué un rôle utile. Cela s'est donc déroulé le lendemain, de façon positive.
Q - En fait c'est l'aversion de François Hollande et de Vladimir Poutine, parce que les Américains souhaitaient avoir, si je suis renseigné, des entretiens entre Barack Obama, Poutine et Porochenko, sans les Français et les Allemands, et que Poutine l'a refusé en laissant la liberté...
R - Non, je crains que d'une façon totalement exceptionnelle vous ne soyez que moyennement renseigné sur cette question.
Q - Oui, je reconnais, mais moyennement c'est déjà pas mal.
R - Laissons ça de côté.
Q - Mais, dès le mercredi soir, sur EUROPE 1 et TF1, Vladimir Poutine avait dit, un, qu'il reconnaissait la légitimité des élections du 25 mai, qu'il reconnaissait M. Porochenko, qu'il était prêt à le rencontrer à Paris, qu'il était prêt à travailler avec lui.
R - C'est pour cela que cet aspect de votre remarque montre que toute une controverse qui a eu lieu : est-ce que oui ou non M. Poutine reconnaît M. Porochenko ? J'ai trouvé que cette controverse était sans objet à partir du moment où le président Poutine avait pris acte des résultats et qu'il avait dit qu'il enverrait son ambassadeur à la cérémonie d'investiture, où j'étais hier. La reconnaissance était là de fait, mais c'était un aspect mineur.
Ce que je crois important, maintenant, c'est que les conditions sont créées pour qu'il y ait une désescalade. C'est ce qu'a voulu la France dès le début. Vous vous rappelez la ligne que nous avons fixée : dialogue et fermeté. Fermeté parce que s'il n'y a pas de fermeté, évidemment, il ne peut pas y avoir d'évolution du côté russe ; dialogue parce qu'il n'est pas question d'avancer si on ne discute pas.
Q - Sachant que vous étiez, vous, plus pour la fermeté que pour le dialogue vis-à-vis Poutine...
R - Non, non, pas du tout.
Q - Au fond, est-ce que, quelque part ce qui s'est passé, ce n'était pas tout à fait vos thèses au départ, non ?
R - Non, pas du tout.
Q - Vis-à-vis de Poutine. De temps en temps il faut rappeler que nous sommes indépendants ?
R - Oui, c'est une évidence.
Q - Qui l'oublie ?
R - Un certain nombre de pays dans le monde peuvent l'oublier, alors nous devons le rappeler.
Q - M. Fabius, à Varsovie et à Bruxelles, le président Obama a demandé à son auditoire de ne pas baisser la garde, c'est classique. Mais il a demandé : «réarmez-vous». Pourquoi et contre qui, qui est l'ennemi ?
R - Nous sommes dans un monde très dangereux. Je pense que ce qui a été demandé et qui a du sens, c'est qu'il faut - même si c'est difficile - que nous consacrions des sommes importantes à notre défense et à notre sécurité.
Q - Mais contre qui ?
R - Il y a quelques pays dans le monde qui, s'il n'y avait pas une défense et une sécurité forte, pourraient vouloir avancer au détriment de notre indépendance.
Q - Les Russes en font partie ?
R - Alors les Russes, a c'est une grande question. Nous avons une position qui n'est peut-être pas la même que celle d'autres. Encore une fois, nous sommes indépendants. La géographie existe et l'histoire existe, la Russie est située à côté de l'Union européenne et c'est un grand pays. Historiquement, nous avons toujours eu de bonnes relations avec les Russes. François Hollande a rappelé, c'était utile, le rôle des Russes, du peuple russe pendant la guerre.
Là, dans plusieurs théâtres, nous n'avons pas du tout les mêmes positions que les Russes. En Syrie, par exemple, nous avons des positions complètement opposées. En Ukraine, nous avons considéré comme inacceptable leur annexion de la Crimée. Mais cela n'empêche pas, non pas de déclarer la guerre aux Russes, ça n'empêche pas que nous ayons des contacts fréquents avec eux. Je m'entretiens souvent avec mon collègue Lavrov et le président de la République s'entretient avec le président Poutine ; c'est ça la vie internationale.
- Israël/Territoires palestiniens -
(...)
Q - Alors ce matin, en ce moment d'ailleurs au Vatican, un autre geste inédit, Shimon Peres, Mahmoud Abbas prient ensemble avec le Vatican. Cette diplomatie de la prière peut être utile ?
R - Je pense que quand il s'agit de la paix, tout peut être utile et je trouve que ce geste est fort. Est-ce qu'il donnera des résultats, bon ! Mais il crée quand même... Shimon Peres, Mahmoud Abbas, le Pape François c'est la volonté de paix. Et j'ai vu que ce geste était dédié non seulement au conflit israélo-palestinien mais à l'ensemble des conflits du monde. Donc tout ce qui peut servir la paix, la France est en soutien.
- Syrie -
(...)
Q - La Syrie est en train de devenir un centre de formation pour djihadistes qui reviennent en France. Comment reprend-on l'initiative sur la Syrie, avec ou sans les Russes ?
R - Il est vrai que c'est une tragédie absolument épouvantable. Maintenant on en est à 160.000 morts avec des réfugiés...
Q - Et avec ça, un président qui devait dégager et qui a été réélu... C'est la farce numéro 1 de la semaine.
R - Oui, c'est une mascarade totale. Il y a plusieurs actions à mener sur plusieurs plans. D'abord, il y a une action politique, même si elle est très difficile, puisque la solution va être politique. Cela a échoué à Genève 1, Genève 2...
Q - Avec ou sans Bachar ?
R - M. Bachar est reconnu par le Secrétaire général des Nations unies comme criminel contre l'humanité. M. Bachar ne peut pas être l'avenir de son peuple, mais en revanche il faut trouver une solution avec des éléments du régime et l'opposition modérée, sinon il n'y aura pas de solution politique. Nous poursuivons donc la solution politique et nous souhaitons que les Russes puissent entendre ce raisonnement ; et il faut en même temps sur le terrain que l'opposition modérée puisse être soutenue. Ce qui se passe actuellement, c'est que vous avez une alliance objective entre d'un côté M. Bachar Al-Assad et, de l'autre, les terroristes...
Q - Vous avez un dialogue avec une partie des gens de Bachar Al-Assad ?
R - Nous pourrions en avoir...
Q - Donc vous n'en avez pas !
R - Nous pourrions en avoir.
Q - Qu'est-ce que ça veut dire en langage diplomatique «nous pourrions en avoir» ?
R - Non, ça c'est du langage diplomatique...
Q - Justement.
R - En langage réel, cela veut dire qu'il faut être logique. Nous disons que la solution doit être des éléments du régime plus l'opposition modérée. Et nous pouvons avoir des conversations avec des éléments du régime.
D'une part, il faut rechercher cette solution politique et, d'autre part, soutenir l'opposition modérée et leur donner les moyens de combattre les terroristes. Par ailleurs, à l'ONU, il faut trouver des solutions humanitaires parce que pendant que l'on parle - et on parle depuis longtemps - il y a des centaines de gens qui tous les jours...
Q - L'impuissance de la politique ou de la diplomatie...
R - Rappelez-vous, - c'était une de nos premières décisions - lorsque nous sommes arrivés au gouvernement, il y a maintenant deux ans, nous avons dit immédiatement - et à l'époque il n'y avait pas de djihadistes, il n'y avait pas d'Iraniens, il n'y avait pas de Hezbollah dans l'affaire syrienne : voilà ce qu'il faut faire et que je répète aujourd'hui. Malheureusement cela n'a pas été partagé par nos alliés.
Q - À cause de qui ?
R - Nous ne pouvons pas nous tout seuls dicter la politique du monde. Nous agissons au sein de l'alliance. Cela n'a pas été partagé et huit mois plus tard, on avait le début des interventions djihadistes et autres.
Q - Le dilemme pour les Occidentaux c'est d'abattre des dictateurs d'un côté et de les remplacer par des tyrannies religieuses et fanatiques plus dures encore...
R - Non, si c'est ça le dilemme, évidemment il faut sortir de cela. La manière de sortir de cela, c'est de soutenir les oppositions modérées et en même temps de faire en sorte qu'il y ait des solutions politiques. Il n'est pas question que la France envoie des troupes au sol en Syrie, cela n'a pas de sens.
Q - Est-ce que le dîner avec M. Poutine a permis d'esquisser une avancée sur la Syrie ou pas ?
R - Nous en avons un peu parlé, comme nous en avons un peu parlé dans le dîner avec le président Obama. Nous continuons à discuter de cela parce que nous ne sommes pas sans espoir que les Russes évoluent. Quand on parle aux Russes, ils nous disent que leur crainte, c'est le développement du terrorisme. Si Bachar s'en va, supposez qu'ils puissent peser sur lui, il y aura un terrorisme supplémentaire. Nous, nous leur disons que le terrorisme ce n'est pas demain, c'est aujourd'hui, et le terrorisme concerne la Syrie mais concerne maintenant l'Europe et peut concerner la Russie.
Il faut trouver une solution politique. Pour cela il faudrait arrêter de livrer des armes et qu'il y ait une esquisse de solution politique. Mais nous continuons à discuter avec eux.
Q - La Syrie fabrique des djihadistes.
R - Mais bien sûr, y compris le gouvernement Bachar. Quelle est la légitimation, pas la légitimité, la légitimation de M. Bachar ? Il dit : «si vous voulez vous protéger contre Al-Qaïda, il faut venir avec moi». En même temps, il ne bombarde pas vraiment Al-Qaïda, il bombarde l'opposition modérée et, au fond, ils se tiennent les uns et les autres.
Nous ne voulons ni du terrorisme d'État ni du terrorisme anti-Bachar, nous voulons une Syrie démocratique.
- Union européenne -
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Q - Sur le plan monétaire comme sur le plan économique et commercial, plus d'Europe ou une Europe plus forte ?
R - Une Europe qui soit plus active, oui bien sûr.
Q - Alors si on passe sur la Banque centrale européenne, est-ce que vous saluez la décision de monsieur Draghi...
R - Oui, d'une manière très nette. D'une façon générale je trouve que monsieur Draghi - que j'ai connu alors que j'étais ministre des finances et qu'il était au sein de l'Union européenne et au nom de l'Italie, il présidait le groupe de travail sur les affaires économiques - est un homme très pragmatique, efficace, compétent. Je trouve que les dernières décisions qui ont été prises - à l'unanimité d'ailleurs - sont des décisions qui vont dans le bon sens.
Q - Il n'y a pas de risque de planche à billets ?
R - Vous savez, aujourd'hui le problème n'est pas celui de l'inflation, c'est plutôt celui de la déflation.
Q - Est-ce que vous demandez d'aller encore plus loin pour renforcer à la fois les économies européennes et pour sauver la France ?
R - Écoutez, M. Draghi est compétent et il sait ce qu'il a à faire. Mais si on élargit le propos - et ça nous ramène aux résultats des élections européennes qui ont été très mauvais en général - et si on veut que les Européens, et les Français notamment, ré-adhèrent à l'Europe, il faut que l'Europe donne des résultats.
Q - Ce n'est pas la France qui est le problème plutôt que l'Europe ?
R - L'Europe aussi. Parce qu'il faut que dans les pays où il y a des marges de manoeuvre, celles-ci soient utilisées et il faut faire plus pour la croissance, plus pour l'emploi - en particulier l'emploi des jeunes - plus pour une politique énergétique, plus pour une politique de recherche, c'est ça que les gens attendent. Si on a le sentiment, à tort ou à raison, que l'Europe ce n'est pas la solution mais le problème, comment voulez-vous que les gens ensuite votent européen.
Q - Est-ce que la France soutient monsieur Juncker au poste donc de la Commission ?
R - Vous le savez, monsieur Juncker est du camp conservateur et non pas du côté social-démocrate. Nous avons dit qu'il y avait une certaine logique dans les élections et une majorité s'est dégagée au Parlement européen - certes relative mais une majorité quand même - en faveur des conservateurs. Ce n'est pas notre choix à nous, mais si on veut là aussi que les gens votent, on ne peut pas leur dire «vous votez dans un sens, on vous dit que le président de la Commission sera issu de la majorité» et puis, au moment où les résultats ont lieu, alors on leur dit : «eh bien non, ça va être quelqu'un d'autre».
Q - Est-ce qu'Angela Merkel joue franc-jeu dans cette affaire ?
R - Je le crois. Je dois dire que les relations avec l'Allemagne en général, je pense notamment à mon collège monsieur Steinmeier et avec madame Merkel en particulier, sont excellentes en ce moment.
Q - Même avec les Anglais, c'est-à-dire que madame Merkel soutient monsieur Juncker mais elle dit qu'elle veut faire plaisir à monsieur Cameron qui ne soutient pas monsieur Juncker, qu'est-ce qu'elle veut ? Et elle pense à quelqu'un d'autre dans sa tête en fait.
R - Non. Et cela est trop compliqué pour mon esprit simple.
Q - Quelle est la position de la France ?
R - Mais la France ne prend pas position pour monsieur X ou monsieur Y...
Q - Elle tient compte des résultats des Européennes ?
R - A partir du moment où il y a un résultat aux élections européennes qui met devant un certain groupe, il est normal que le président de la Commission vienne de ce groupe. On peut le regretter, puisque ce n'était pas notre candidat, mais il faut quand même avoir une certaine logique démocratique. Et j'ai vu d'ailleurs que d'autres pense la même chose. Ainsi en Grèce, le parti d'extrême gauche a dit : «ce ne sont pas nos idées mais c'est vrai qu'il faut tirer les leçons du scrutin».
Q - Il faut être cohérent et logique !
R - Exactement.
- Dérèglements climatiques -
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R - Cette économie verte peut être le moteur de la croissance future. Et je ne le dis pas simplement pour la France. En tant que futur président de ce qu'on appelle la «COP 21», je parcours le monde et à chaque fois je discute de ces questions climatiques et environnementales. Je perçois une évolution très générale pour aller dans ces directions avec deux pays qui sont en train de bouger. Et, s'ils bougent comme ils le disent, cela va avoir une grande influence : les États-Unis d'un côté, avec les dernières décisions prises pour économiser le programme.
Le deuxième pays, c'est la Chine, qui a un problème énorme de pollution. C'est le premier pollueur du monde. Cela pose des problèmes sanitaires, économiques et sociaux considérables, parce qu'il y a des révoltes...
Q - Elle va faire un effort et elle fait un effort sur le nucléaire...
R - La Chine a décidé de faire un effort et si, comme je le souhaite et comme je le crois, la Chine se fixe vraiment des objectifs en termes de limitation de carbone, cela peut changer très positivement l'évolution du monde.
Q - Est-ce qu'en France il faut fermer les centrales nucléaires et retourner au charbon, aux éoliennes ?
R - Le retour au charbon, certainement pas.
Q - Êtes-vous favorable au maintien d'une certaine capacité nucléaire de la France ?
R - Bien sûr, il faut maintenir une certaine capacité nucléaire. Simplement, aujourd'hui, nous sommes les premiers du monde à avoir 75 % de notre électricité d'origine nucléaire. Le président de la République a fixé l'objectif d'aller à 50 %,ce qui fera tout de même de la France le premier pays du monde en proportion de nucléaire. Ce qui a été annoncé, c'est que Fessenheim devrait fermer. Après, il faut regarder dans quelle proportion et à quel rythme nous y allons. Mais il convient de faire très attention. Si nous voulons alimenter la croissance, c'est autour de cette notion d'économie verte qu'il faut développer les choses. Et pas simplement au niveau français, mais aussi au niveau européen. Il faut que l'Europe montre l'exemple sans dégrader sa compétitivité. C'est là où est toute la difficulté.
- 70e anniversaire du Débarquement -
(...)
Q - Vous qui avez assisté à tout et tout entendu, tout vu, tout organisé avec le président de la République qui disait que c'était un succès ce qui s'est passé à Paris et en Normandie, même pour les foules qui ont montré une certaine ferveur.
R - Oui, c'était très émouvant. Le fait de voir les anciens combattants qui étaient là, les foules, le fait qu'on a parlé pour la première fois des victimes civiles et puis la constatation que quelques kilomètres de plages ont déterminé le sort du monde ; les gens l'ont oublié et il faut le redire.
Q - Il faut éviter sur le continent européen de nouvelles crises et de nouveaux drames.
Q - Oui.
(...).
source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 12 juin 2014