Texte intégral
Entretien à FRANCE - INTER le 10 mai 1999
Q - L'Europe sombrera-t-elle avec les Etats-Unis ? Au moment où le président Slobodan Milosevic semblait le plus isolé, où la Russie se montrait très réservée quant à son soutien, ou l'Afrique du Sud se dit prête à accueillir le président yougoslave avec sa famille - ce qui laisserait croire que ses biens financiers auraient déjà été transférés et qu'il a envisagé un exil -, l'OTAN bombarde l'ambassade de Chine à Belgrade. Ahurissante méprise ! La première puissance militaire du monde a tellement foi en sa technologie qu'elle n'a pas dénié envoyer un quidam vérifier l'adresse de ce qu'elle croyait être la délégation yougoslave à l'armement : un drapeau chinois flottait au fronton du bâtiment. Cette suffisance et ce ridicule entraînent aussi les alliés occidentaux des Etats-Unis. Plus que jamais se pose la question de l'Europe, de son existence, de son indépendance politique et stratégique quand s'accumulent les drames humains des morts civils, les déportations, et qu'un tyran reste en place.
Pierre Moscovici, vous venez de publier un essai qui a pour titre : "au coeur de l'Europe. Quel beau projet, quelle nécessité vitale aussi que l'Europe ?
R - C'est vrai qu'aujourd'hui nous devons bâtir l'Europe, notamment pour éviter une alternative qui est pour le moins inconfortable : soit ne rien faire face à l'inacceptable. Nous ne pouvions pas continuellement penser qu'il fallait absolument faire ce conflit : à chaque étape, nous avions fait ce qu'il fallait, même s'il n'y avait pas de bonnes solutions. L'autre branche de l'alternative c'est se trouver non seulement avec les Américains - nous sommes les alliés des Américains, nous sommes dans l'OTAN - mais parfois aussi, être tributaires de ce qu'ils pensent et de ce qu'ils font. Et donc, le besoin d'être nous-mêmes se fait jour, et à travers cette crise du Kosovo, au-delà de cette crise, la nécessité de penser l'Europe, d'avoir une Europe qui ait sa capacité autonome à traiter les crises sur son propre territoire ou juste à ses confins. J'espère que cette nécessité va l'emporter, et nous y pensons.
Q - Les Américains sont traditionnellement nos alliés, mais là, il faut porter le ridicule du F-117 abattu le premier jour, les bombardements abominables de colonnes de réfugiés, les bus, les trains bombardés, l'ambassade chinoise bombardée, les tirs sur les pays limitrophes. L'Europe a le dos large !
R - La question qu'il faut se poser c'est de savoir si l'Europe aurait fait mieux, parce qu'on parle de problèmes de renseignements technologiques, de commandement. Pour moi, ces choses sont terribles, bien sûr ; toutes ces bavures sont, les unes tragiques humainement, les autres très graves politiquement. C'est bien sûr le cas en Chine. Et le ministre des Affaires étrangères, Hubert Védrine, a exprimé aux Chinois, à la fois ses condoléances et ses regrets. En même temps, il faut remettre les choses à leur place. Nous sommes dans un conflit un peu particulier, où l'OTAN met en oeuvre une partie assez faible de ses capacités par souci d'éviter, autant que faire se peut, les dégâts. Il y a eu, je crois, huit erreurs très graves - je ne dis pas cela pour les minimiser - sur 6 000 opérations aériennes. Qu'aurait fait l'Europe à la place ? La question se pose. Nous n'aurions pas forcément été plus performants. Ce qui se passe, c'est qu'il faut être capable de penser par nous-mêmes et d'agir par nous-mêmes en Europe, davantage et dans l'avenir. Peut-être dans le cadre de l'OTAN, mais dans un rapport plus équilibré avec les Américains. Cette Europe de la défense, nous devrons proposer tout en ayant conscience d'une chose : nous ne pouvons pas toujours imposer aux autres l'Europe que nous voulons, l'Europe à la française, et il y a, dans l'Union européenne, beaucoup de pays qui pensent que l'avenir de l'Europe c'est l'OTAN. Il faut donc trouver un équilibre, peut-être marcher sur deux pieds : d'une part, plus d'Union européenne dans l'OTAN, d'autre part, plus d'affirmation autonome de l'Europe par elle-même.
Q - Vous vous rendez compte du parcours difficile que va faire M. Schroeder, demain quand il se rendra à Pékin ?
R - Un parcours difficile et courageux, mais nécessaire. Je veux revenir sur l'état de la crise du Kosovo, et sur ce qu'est la position française. Nous pensons que, maintenant, il faut absolument trouver une solution politique dans le cadre du Conseil de sécurité des Nations unies. Cette solution a fait des progrès, petit à petit, parce que les Russes - qui, au départ, étaient très éloignés, qui soutenaient Milosevic sans nuance - se sont réintroduits dans le jeu diplomatique et nous y sommes pour beaucoup. Et il y a eu, la semaine dernière, un comité du G8 qui s'est mis d'accord pour préparer les prémisses d'une résolution dans le cadre du Conseil de sécurité. Il faut l'accord des Chinois, ce qu'il faut leur dire c'est...
Q - Ils ont un droit de veto au Conseil de sécurité, et peuvent faire payer très cher...
R - Absolument, et c'est pour cela que je dis que c'est politiquement très grave. Que peut dire M. Schroeder ? Premièrement, exprimer des excuses, des regrets face à ce qui est une erreur absolument tragique et présenter les condoléances de l'Europe aux Chinois ; ensuite, essayer de les convaincre qu'il est de leur intérêt, comme de celui de la planète tout entière, de se réintroduire dans ce jeu diplomatique, et de faire en sorte que l'on puisse avoir une solution au Kosovo qui permette l'autonomie du Kosovo, le retour des 700.000 réfugiés chez eux, qui permette l'administration provisoire du Kosovo, et tout cela avec une force, comme on dit, "efficace" civile et de sécurité qui soit sur place - force qui doit être une force autour de l'OTAN, mais pas uniquement une force de l'OTAN. Ce sont les propositions françaises. Ce sont les propositions, désormais, du G8, donc des principaux pays du monde, des Russes, des Américains. Il faut encore y travailler, il faut lever les ambiguïtés, et il faut maintenant réintroduire les Chinois. J'avoue que cela tombait très mal !
Q - La stratégie de l'OTAN, pour l'instant, c'est le renforcement du nationalisme chinois - on a vu ce qui se passait dans les rues de Pékin et dans les grandes métropoles chinoises - ; je ne parle même pas du nationalisme serbe - on a mis toute l'opinion, qui critiquait Milosevic il y a quelques mois, avec lui ; montée du nationalisme russe. Quel bilan !
R - C'est un petit peu plus compliqué que cela, parce que le nationalisme serbe préexistait. Si nous sommes en train de nous battre au Kosovo avec la Serbie, c'est tout de même parce que M. Milosevic préparait une opération de purification ethnique absolument dramatique. On sait ce qu'est la politique dans cette partie du monde depuis 10 ans. Le nationalisme russe, on connaît la situation complexe de la Russie, et Hubert Védrine sera demain à Moscou. Le président de la République, Jacques Chirac, sera à Moscou jeudi, justement pour parler avec les Russes. Quant aux Chinois, je ne méconnais pas la tragique erreur de l'OTAN, mais je ne veux pas penser qu'il y a eu un machiavélisme qui aurait souhaité réveiller le nationalisme chinois, parce que, je le répète, cela tombe très mal !
Maintenant, il faut faire la part des choses. Il y a des manifestations, elles vont durer ce qu'elles vont durer. Il faut retrouver les fils politiques, et il faut consacrer toute cette semaine dans le cadre du Conseil de sécurité des Nations unies à essayer absolument de trouver le cadre d'une résolution qui permettre de sortir de la crise du Kosovo.
Q - Y a-t-il une proposition française là-dessus ?
R- Depuis le départ, la diplomatie française est très active. Elle l'a été avant ; à Rambouillet, tout de même, les Européens étaient là puisque c'était Hubert Védrine et Robin Cook qui présidaient cette conférence internationale. Nous sommes présents à travers l'Union européenne, nous avons poussé les cinq questions qui ont été posées à M. Milosevic. Nous avons proposé que, plus tard, le Kosovo soit administré provisoirement par l'Union européenne. Nous pensons à la reconstruction économique des Balkans. Il faut savoir qu'il va falloir consacrer des sommes d'argent très importantes, chaque année, pour faire en sorte qu'il y ait une stabilité économique dans cette région. Nous pensons à l'Europe de la défense, et puis nous sommes nous-mêmes membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies, et nous y jouons un rôle extrêmement actif pour faire en sorte de pousser cette solution politiques équilibrée : autonomie du Kosovo, déploiement de forces sur place qui ne soient pas uniquement des forces de l'OTAN, retour des Russes dans le giron de la communauté internationale et en tant que partenaires majeurs, et maintenant conviction des Chinois qui est nécessaire - c'est la difficulté du jour.
Q - S'agissant de l'Europe, y a-t-il, compte tenu de cette méprise incroyable des Américains, une possibilité d'entrouvrir la porte pour une négociation qui consiste à leur dire : "pourquoi pas un pilier européen de l'OTAN, plus d'indépendance et d'autonomie pour nous ; est-ce que vous n'y gagneriez pas, vous-mêmes, un peu plus... ?"
Q - Si, mais il y a un préalable : que les Européens se mettent d'accord avec eux-mêmes, entre eux. Parce que c'est vrai que, dans l'Europe, il y a des forces, les Britanniques, par exemple, qui ont fait avec nous la déclaration de Saint-Malo sur l'Europe de la défense, et qui sont en même temps les partenaires privilégiés des Américains dans l'OTAN. Au Sommet de l'Union européenne, à Cologne, les 4 et 5 juin, les Allemands souhaitent parler de l'Europe de la défense ; nous aussi.
Je crois qu'il faut avancer sur les deux pieds : d'une part, faire en sorte que l'Union européenne s'exprime mieux, s'individualise mieux au sein de l'OTAN ; d'autre part, être capable de penser une chaîne de commandement, de renseignements, une coordination des interventions industrielles, une planification des budgets. Tout cela est nécessaire pour faire en sorte que les Européens aient leur propre capacité. Si on avance sur ces deux pieds-là, je crois que les Américains peuvent le comprendre. D'ailleurs, de ce point de vue-là, le Sommet de l'OTAN à Washington n'était pas mauvais, parce qu'il faisait référence à cette Identité européenne de sécurité et de défense.
Je veux être à la fois optimiste et volontariste dans cette période qui n'est pas une période facile. Je suis persuadé que cette période est propice à la prise de conscience de l'Europe. C'est vrai que désormais nous sommes toujours les alliés des Américains. Rappelons tout de même qu'ils sont venus à notre rescousse en 14-18, en 39-45, comme au sein même de l'OTAN. On ne peut pas nier cela. C'est vrai que nous sommes présents dans cette opération, et donc on ne peut pas non plus cracher dans la soupe et dire uniquement : "c'est la faute des autres" ; nous devons assumer nos propres responsabilités.
Mais il est vrai aussi qu'il faut plus d'Europe, il faut une Europe qui soit capable de penser, d'agir par elle-même. C'est à cela que nous travaillons, que la France travaille. Je crois que nous allons avoir des propositions tout à fait intéressantes. Nous y avons travaillé avec le Premier ministre, ce week-end, nous allons en parler avec le président de la République qui se rend en Finlande aujourd'hui, notamment pour parler de ces sujets-là avec le président finlandais qui sera un des hommes-clés de l'ONU dans cette affaire - je rappelle le rôle essentiel de l'ONU. Bref l'Europe va avancer, l'Europe doit prendre en charge son propre destin, et aussi participer à la solution économique, diplomatique en matière de défense au Kosovo./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 11 mai 1999)
Extraits de l'entretien avec "LCI" le 11 mai 1999
Q - Hier M. Milosevic a annoncé un retrait des troupes du Kosovo, en tout cas d'une partie des troupes militaires et policières. Réponse par un grand scepticisme du côté des Américains, des Anglais, des Allemands, scepticisme partagé par Paris. Est-ce que, à votre avis, c'est une manoeuvre de plus ? Est-ce que c'est parce que les Serbes, finalement, considèrent qu'ils ont fait suffisamment de purification ethnique aujourd'hui qu'ils peuvent se retirer ?
R - Il y a peut-être un élément qu'il faut suivre avec attention quand même qui est que Milosevic est sous pression. La semaine dernière il a laissé partir M. Rugova, le leader des autonomistes kosovars - et non pas le leader des indépendantistes kosovars - à Rome. Maintenant il fait cette annonce, cela prouve quand même que...
Q - Il craque selon vous.
R - Non, il ne craque pas mais il commence à entendre. Il a peut être aussi une opinion à gérer...
Q - On en est à la septième semaine de conflit...
R - Je crois que la détermination commence à payer. En même temps, il faut être extrêmement circonspect par rapport à cette annonce. Il semblerait, d'après les informations que l'on a, que cela corresponde à des mouvements techniques. C'est-à-dire qu'il estime qu'il n'a plus besoin de maintenir exactement toutes ses troupes puisque certaines parties du Kosovo sont en fait désertées.
Par ailleurs, M. Milosevic n'est quand même pas quelqu'un qu'il faut prendre au mot, qu'il faut croire sur parole, dont il faut prendre les choses au sérieux. Il faut toujours se méfier énormément de ses propos. On constate aussi sur le terrain que nous n'avons pas d'informations fiables qui nous indiquent aujourd'hui que ce retrait a lieu. Je dirais même qu'avec des sources de renseignements assez précises, il semblerait que ce retrait ne soit pas entamé.
J'ajoute enfin que même s'il y avait un début de retrait, ce ne serait qu'une des cinq conditions posées par le Secrétaire général de l'ONU pour arrêter les frappes, conditions parmi lesquelles il y a un statut d'autonomie donné au Kosovo, une administration provisoire de ce territoire - on verra par qui - mais aussi la mise en place de forces civiles et de sécurité y compris militaires, sur place. M. Milosevic doit accepter toutes les conditions, pas une seule.
Q - Cette réaction donc qui est complètement en phase avec celle des Etats Unis ou celle de l'Angleterre. Elle diverge avec celle des Russes ou avec celle de l'ONU qui considère que c'est un pas en avant et que c'est intéressant. Cela veut dire que finalement Paris est toujours totalement sur la ligne de Washington dans cette affaire, depuis le début...
R - Non pas du tout. Je vais vous dire comment cela s'est passé parce que j'y ai assisté. J'étais avec le président de la République hier et aujourd'hui en Finlande et je peux vous dire qu'il n'y a eu aucun coup de fil, d'aucune sorte, avec les Américains. Il y a une analyse de la situation qui a été faite par lui d'abord, en liaison avec Hubert Védrine et avec le ministère de la Défense. Ce n'est pas la position des Américains que nous reprenons : nous avons nos propres analyses, nous avons nos propres sources de renseignements, nous avons aussi nos propres connaissances sur Milosevic, nous avons notre propre détermination mais tout de même, la France est engagée dans un processus de dialogue politique. Hubert Védrine, déjeunait aujourd'hui à Moscou avec M. Ivanov, le ministre des Affaires étrangères russe et le président de la République Jacques Chirac sera jeudi à Moscou également pour voir Boris Eltsine...
Q - Et vous y croyez, vous pensez que cela va se débloquer ? Parce qu'après le bombardement de l'ambassade de Chine on a eu l'impression que tout avait beaucoup régressé.
R - C'est un autre problème mais je pense qu'il y a eu des pas diplomatiques extrêmement importants faits la semaine dernière. La réunion du G8 à Bonn - le G8 c'est les alliés, les Européens plus les Américains et les Russes. Pour la première fois les Russes ont signé avec les autres un document en 7 points, qui reprend en gros les 5 conditions que j'évoquais tout à l'heure. Il y a plusieurs émissaires qui sont sur le terrain, il y a M. Carl Bildt, il y a M. Kucan qui est le ministre slovaque des Affaires Etrangères, il y a M. Tchenomyrdine qui lui représente les Russes qui sont maintenant bien dans le jeu, il y a M. Ahtisaari, qui est le président finlandais que nous avons rencontré hier et aujourd'hui, qui est un homme extrêmement expérimenté dans cette affaire de gestion de crise et il y a les initiatives de la diplomatie française...
Q - Et puis il y a le bombardement de l'ambassade de Chine...
R - Et puis il y a le bombardement de l'ambassade de Chine. J'ai pu dire à plusieurs reprises ce que je pense. D'abord c'est une erreur tragique sur le plan humain, c'est aussi une erreur tragique sur le plan technique, c'est une erreur tragique sur le plan politique parce que la Chine est membre permanent du Conseil de Sécurité. On ne peut donc pas prendre de résolution au Conseil de sécurité de l'ONU sans qu'elle ne l'accepte. Aujourd'hui le chancelier Schröder, qui est le président de l'Union européenne, se trouve à Pékin pour dire aux Chinois ses regrets qui sont aussi les nôtres. Le Président de la République a exprimé ses regrets, le Premier ministre a exprimé ses regrets, ce sont nos regrets.
Q - Apparemment les Chinois continuent à considérer que cela ne suffit pas. A votre avis, quel va être le montant de la facture de cette gaffe, finalement ?
R - Pour la Chine...
Q - Pour l'OTAN, pour les Américains...
R - Les choses sont assez compliquées. Je ne contrebalance pas le fait qu'il y a eu une erreur de l'OTAN qu'il faut reconnaître. Il faut d'abord savoir ce qui s'est passé. Une enquête est menée là dessus. Là encore on tombe sur le problème des responsabilités. Est-ce que les responsabilités doivent être établies ? En même temps, je veux croire que les Chinois seront cohérents avec eux-mêmes et sauront que ce qui est important, c'est la cause de la paix. Cela passe par cette résolution du Conseil de sécurité, résolution qui n'est pas une résolution de contrainte par rapport à Milosevic mais résolution pour faire en sorte que s'engage un processus politique. C'est là dessus qu'il faut absolument concentrer aujourd'hui notre effort sur deux pieds : le pied militaire parce qu'encore une fois M. Milosevic est un homme qui comprend les rapports de force.
Q - Donc continuer sans se...
R - Sans faiblir, de façon très déterminée, en essayant autant que possible, franchement, d'éviter ce type de bavure. Il faut absolument resserrer ce dispositif. Ca, c'est le pied militaire. Et puis il y a le pied politique. Là dessus sans verser dans un optimisme excessif, je constate quand même qu'il y a beaucoup d'initiatives en cours, qu'il y a beaucoup de contacts qui sont pris et que l'on commence à sentir un front qui se noue, illustré par le retour des Russes sur cette scène diplomatique - et ils n'en sont pas sortis, y compris après l'incident chinois. Que les Chinois comprennent qu'il est aussi de leur intérêt que cette résolution du Conseil de sécurité permette d'engager le retrait des forces serbes.
Q - Est-ce qu'il y a un fil entre l'Europe et la Chine aujourd'hui puisque une réunion importante entre l'Europe et la Chine a été annulée. Est-ce que le fil demeure ? Est-ce que vous pouvez faire passer ces messages ?
R - Oui, tout à fait. Il était logique que les Chinois marquent une désapprobation forte. Ils l'ont fait à leur manière, on la connaît, y compris avec les manifestations que l'on a pu voir. Ils ont aussi annulé une rencontre entre l'Union européenne et la Chine mais n'ont pas annulé la visite de M. Schröder à Pékin. Il a pu rencontrer comme il est en train de le faire, les dirigeants chinois. Je pense qu'il leur fait passer tous les messages. Le premier message c'est qu'on a besoin de la Chine dans le concert international pour trouver une solution. Si la Chine bloque, on se trouve paradoxalement dans un autre système où l'OTAN ne peut pas arrêter, où l'ONU est impuissant et ce n'est pas une bonne chose. Je crois que M. Schröder, au nom de l'Union européenne - puisqu'il y va en tant que président de l'Union européenne qui est présidée ce semestre par l'Allemagne - saura faire comprendre aux Chinois le besoin que nous avons d'eux.
Q - Un mot sur Ibrahim Rugova qui était à Rome. Il est très critiqué par ses compatriotes indépendantistes de l'UCK et est présenté comme l'homme de Milosevic. Est-ce que vous comprenez, est-ce que vous avez des informations sur ce qui s'est passé et quel est son rôle exact aujourd'hui ?
R - Ce que l'on m'a dit au Quai d'Orsay, c'est que M. Rugova n'était pas contrôlé par Milosevic, que M. Rugova exprimait ses positions vis à vis de tous les interlocuteurs qu'il rencontre. J'en ai parlé par exemple avec Jack Lang, qu'il a vu. Ses positions sont, je dirais, proches des nôtres. Ce sont des positions de fermeté par rapport à Milosevic mais en même temps il souhaite reprendre le dialogue politique. Il n'est pas seul aujourd'hui sur la scène. C'est vrai que les épisodes qui se sont déroulés ont pu aussi peut-être toucher un petit peu à son image mais il a un rôle à jouer, un rôle important parce qu'il a toujours été un homme de paix, un médiateur et partisan d'une solution qui est celle que nous proposons, celle des accords de Rambouillet, c'est-à-dire celle de l'autonomie et non pas celle de l'indépendance du Kosovo qui pose bien d'autres problèmes, par rapport notamment à la Serbie. Il faut savoir ce que sont nos objectifs depuis le départ au Kosovo...
Q - C'est toujours possible, l'autonomie seulement ?
R - Oui, je pense qu'il faut rester dans cette filière là parce que sinon on accroît nous-mêmes nos buts et on accroît aussi la difficulté à la solution politique avec Milosevic. C'est une réalité, en tout cas avec les Serbes et ce n'est pas l'intérêt des Kosovars eux -mêmes probablement, puisque le drame auquel nous assistons est le drame des réfugiés. Notre objectif c'est le retour le plus rapide possible des réfugiés chez eux, dans un Kosovo qui soit pluraliste, qui soit démocratique, qui soit pluri-ethnique. Nous n'avons pas changé de but depuis Rambouillet...
Q - C'est un rêve tout ça.
R - Non, c'est la solution de Rambouillet, elle a d'ailleurs été acceptée par tous les Kosovars à l'époque. C'est cette solution qui doit prévaloir, qui en tout cas doit être la base pour une nouvelle solution politique faite sous l'égide du chapitre VII de l'ONU. Encore une fois, pendant les semaines qui viennent, il faut avancer sur les deux pieds : détermination militaire et recherche de solutions au sein du Conseil de sécurité de l'ONU pour qu'il y ait une résolution qui permette d'enclencher la solution politique.
Q - La crise au Kosovo a en quelque sorte écrasé depuis plusieurs semaines maintenant la campagne électorale en France et dans d'autres pays d'Europe. Est-ce qu'à votre avis - ministre délégué aux Affaires européennes -, vous considérez que cette affaire douloureuse, très dure, dramatique, sert l'Europe, sert la prise de conscience de l'Europe dans l'esprit des Français ou au contraire, peut-être, montre aussi l'impuissance de l'Europe ?
R - C'est sûr que cela a éloigné de l'Europe, en tout cas éloigné de la campagne européenne telle qu'elle pouvait être partie avec ses clivages sur l'Europe économique, le social, qui sont toujours des nécessités parce que l'Europe est là pour créer des emplois. Et en même temps, peut-être que cela revient vers l'Europe et rehausse peut-être le niveau de la campagne, parce que cela fait surgir de nouveaux enjeux, comme l'Europe de la défense, dont nos compatriotes n'étaient pas encore tout à fait conscients mais qui sont fondamentaux pour demain . Comment sortir de l'alternative où nous sommes encore : ne rien faire face à l'inacceptable ? C'est pour cela que je n'ai pas d'états d'âme, je pense que ce conflit est un conflit juste, même si c'est un conflit dur. Ou alors de l'autre côté, être toujours non seulement avec les Américains mais un petit peu, - comment le dire, vous le disiez tout à l'heure à votre façon - "à la remorque" des Américains. En tout cas ils ont une plus grosse clef que les autres dans l'OTAN, on le sait. Pour sortir de cela, il faut être capable de bâtir une capacité autonome de défense européenne, y compris dans l'Alliance atlantique. C'est-à-dire avoir une capacité à intervenir nous mêmes sur notre continent, même quand notre grand partenaire ne le souhaite pas ou ne le peut pas - ce qui pourrait arriver dans des circonstances différentes. Je crois que cette prise de conscience est là.
Il y a une autre prise de conscience importante, c'est la prise de conscience du fait que l'Europe ne peut pas être qu'économique, qu'elle doit être politique et que l'on doit avoir des institutions européennes qui fonctionnent, qui soient efficaces. On rejoint là l'enjeu de la crise de la Commission.
Q - Et il y a Monsieur PESC - M. Politique étrangère de sécurité commune - qui apparemment ne sera pas Français.
R - Apparemment nous n'allons pas présenter de candidat, en tout cas nous ne l'avons pas fait encore. Monsieur PESC est une personnalité qui est prévue par le Traité d'Amsterdam : c'est le haut représentant de l'Europe pour la Politique étrangère et de sécurité commune. Il va être nommé à Cologne les 3 et 4 juin au sommet européen. Je souhaite, c'est très important, que ce soit une personnalité politique - c'est-à-dire quelqu'un qui soit capable d'incarner l'Europe. Vous savez, M. Kissinger, le secrétaire d'Etat américain, posait une question dans les années 70 : "L'Europe, je ne sais pas qui sait parce que quand je fais le numéro de téléphone, je n'ai pas de numéro et j'ai personne au bout du fil". Il faut qu'il y ait ce numéro de téléphone et cette personne au bout du fil. C'est quelqu'un qui doit aider les européens à forger leur position./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 17 avril 1999)
Q - L'Europe sombrera-t-elle avec les Etats-Unis ? Au moment où le président Slobodan Milosevic semblait le plus isolé, où la Russie se montrait très réservée quant à son soutien, ou l'Afrique du Sud se dit prête à accueillir le président yougoslave avec sa famille - ce qui laisserait croire que ses biens financiers auraient déjà été transférés et qu'il a envisagé un exil -, l'OTAN bombarde l'ambassade de Chine à Belgrade. Ahurissante méprise ! La première puissance militaire du monde a tellement foi en sa technologie qu'elle n'a pas dénié envoyer un quidam vérifier l'adresse de ce qu'elle croyait être la délégation yougoslave à l'armement : un drapeau chinois flottait au fronton du bâtiment. Cette suffisance et ce ridicule entraînent aussi les alliés occidentaux des Etats-Unis. Plus que jamais se pose la question de l'Europe, de son existence, de son indépendance politique et stratégique quand s'accumulent les drames humains des morts civils, les déportations, et qu'un tyran reste en place.
Pierre Moscovici, vous venez de publier un essai qui a pour titre : "au coeur de l'Europe. Quel beau projet, quelle nécessité vitale aussi que l'Europe ?
R - C'est vrai qu'aujourd'hui nous devons bâtir l'Europe, notamment pour éviter une alternative qui est pour le moins inconfortable : soit ne rien faire face à l'inacceptable. Nous ne pouvions pas continuellement penser qu'il fallait absolument faire ce conflit : à chaque étape, nous avions fait ce qu'il fallait, même s'il n'y avait pas de bonnes solutions. L'autre branche de l'alternative c'est se trouver non seulement avec les Américains - nous sommes les alliés des Américains, nous sommes dans l'OTAN - mais parfois aussi, être tributaires de ce qu'ils pensent et de ce qu'ils font. Et donc, le besoin d'être nous-mêmes se fait jour, et à travers cette crise du Kosovo, au-delà de cette crise, la nécessité de penser l'Europe, d'avoir une Europe qui ait sa capacité autonome à traiter les crises sur son propre territoire ou juste à ses confins. J'espère que cette nécessité va l'emporter, et nous y pensons.
Q - Les Américains sont traditionnellement nos alliés, mais là, il faut porter le ridicule du F-117 abattu le premier jour, les bombardements abominables de colonnes de réfugiés, les bus, les trains bombardés, l'ambassade chinoise bombardée, les tirs sur les pays limitrophes. L'Europe a le dos large !
R - La question qu'il faut se poser c'est de savoir si l'Europe aurait fait mieux, parce qu'on parle de problèmes de renseignements technologiques, de commandement. Pour moi, ces choses sont terribles, bien sûr ; toutes ces bavures sont, les unes tragiques humainement, les autres très graves politiquement. C'est bien sûr le cas en Chine. Et le ministre des Affaires étrangères, Hubert Védrine, a exprimé aux Chinois, à la fois ses condoléances et ses regrets. En même temps, il faut remettre les choses à leur place. Nous sommes dans un conflit un peu particulier, où l'OTAN met en oeuvre une partie assez faible de ses capacités par souci d'éviter, autant que faire se peut, les dégâts. Il y a eu, je crois, huit erreurs très graves - je ne dis pas cela pour les minimiser - sur 6 000 opérations aériennes. Qu'aurait fait l'Europe à la place ? La question se pose. Nous n'aurions pas forcément été plus performants. Ce qui se passe, c'est qu'il faut être capable de penser par nous-mêmes et d'agir par nous-mêmes en Europe, davantage et dans l'avenir. Peut-être dans le cadre de l'OTAN, mais dans un rapport plus équilibré avec les Américains. Cette Europe de la défense, nous devrons proposer tout en ayant conscience d'une chose : nous ne pouvons pas toujours imposer aux autres l'Europe que nous voulons, l'Europe à la française, et il y a, dans l'Union européenne, beaucoup de pays qui pensent que l'avenir de l'Europe c'est l'OTAN. Il faut donc trouver un équilibre, peut-être marcher sur deux pieds : d'une part, plus d'Union européenne dans l'OTAN, d'autre part, plus d'affirmation autonome de l'Europe par elle-même.
Q - Vous vous rendez compte du parcours difficile que va faire M. Schroeder, demain quand il se rendra à Pékin ?
R - Un parcours difficile et courageux, mais nécessaire. Je veux revenir sur l'état de la crise du Kosovo, et sur ce qu'est la position française. Nous pensons que, maintenant, il faut absolument trouver une solution politique dans le cadre du Conseil de sécurité des Nations unies. Cette solution a fait des progrès, petit à petit, parce que les Russes - qui, au départ, étaient très éloignés, qui soutenaient Milosevic sans nuance - se sont réintroduits dans le jeu diplomatique et nous y sommes pour beaucoup. Et il y a eu, la semaine dernière, un comité du G8 qui s'est mis d'accord pour préparer les prémisses d'une résolution dans le cadre du Conseil de sécurité. Il faut l'accord des Chinois, ce qu'il faut leur dire c'est...
Q - Ils ont un droit de veto au Conseil de sécurité, et peuvent faire payer très cher...
R - Absolument, et c'est pour cela que je dis que c'est politiquement très grave. Que peut dire M. Schroeder ? Premièrement, exprimer des excuses, des regrets face à ce qui est une erreur absolument tragique et présenter les condoléances de l'Europe aux Chinois ; ensuite, essayer de les convaincre qu'il est de leur intérêt, comme de celui de la planète tout entière, de se réintroduire dans ce jeu diplomatique, et de faire en sorte que l'on puisse avoir une solution au Kosovo qui permette l'autonomie du Kosovo, le retour des 700.000 réfugiés chez eux, qui permette l'administration provisoire du Kosovo, et tout cela avec une force, comme on dit, "efficace" civile et de sécurité qui soit sur place - force qui doit être une force autour de l'OTAN, mais pas uniquement une force de l'OTAN. Ce sont les propositions françaises. Ce sont les propositions, désormais, du G8, donc des principaux pays du monde, des Russes, des Américains. Il faut encore y travailler, il faut lever les ambiguïtés, et il faut maintenant réintroduire les Chinois. J'avoue que cela tombait très mal !
Q - La stratégie de l'OTAN, pour l'instant, c'est le renforcement du nationalisme chinois - on a vu ce qui se passait dans les rues de Pékin et dans les grandes métropoles chinoises - ; je ne parle même pas du nationalisme serbe - on a mis toute l'opinion, qui critiquait Milosevic il y a quelques mois, avec lui ; montée du nationalisme russe. Quel bilan !
R - C'est un petit peu plus compliqué que cela, parce que le nationalisme serbe préexistait. Si nous sommes en train de nous battre au Kosovo avec la Serbie, c'est tout de même parce que M. Milosevic préparait une opération de purification ethnique absolument dramatique. On sait ce qu'est la politique dans cette partie du monde depuis 10 ans. Le nationalisme russe, on connaît la situation complexe de la Russie, et Hubert Védrine sera demain à Moscou. Le président de la République, Jacques Chirac, sera à Moscou jeudi, justement pour parler avec les Russes. Quant aux Chinois, je ne méconnais pas la tragique erreur de l'OTAN, mais je ne veux pas penser qu'il y a eu un machiavélisme qui aurait souhaité réveiller le nationalisme chinois, parce que, je le répète, cela tombe très mal !
Maintenant, il faut faire la part des choses. Il y a des manifestations, elles vont durer ce qu'elles vont durer. Il faut retrouver les fils politiques, et il faut consacrer toute cette semaine dans le cadre du Conseil de sécurité des Nations unies à essayer absolument de trouver le cadre d'une résolution qui permettre de sortir de la crise du Kosovo.
Q - Y a-t-il une proposition française là-dessus ?
R- Depuis le départ, la diplomatie française est très active. Elle l'a été avant ; à Rambouillet, tout de même, les Européens étaient là puisque c'était Hubert Védrine et Robin Cook qui présidaient cette conférence internationale. Nous sommes présents à travers l'Union européenne, nous avons poussé les cinq questions qui ont été posées à M. Milosevic. Nous avons proposé que, plus tard, le Kosovo soit administré provisoirement par l'Union européenne. Nous pensons à la reconstruction économique des Balkans. Il faut savoir qu'il va falloir consacrer des sommes d'argent très importantes, chaque année, pour faire en sorte qu'il y ait une stabilité économique dans cette région. Nous pensons à l'Europe de la défense, et puis nous sommes nous-mêmes membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies, et nous y jouons un rôle extrêmement actif pour faire en sorte de pousser cette solution politiques équilibrée : autonomie du Kosovo, déploiement de forces sur place qui ne soient pas uniquement des forces de l'OTAN, retour des Russes dans le giron de la communauté internationale et en tant que partenaires majeurs, et maintenant conviction des Chinois qui est nécessaire - c'est la difficulté du jour.
Q - S'agissant de l'Europe, y a-t-il, compte tenu de cette méprise incroyable des Américains, une possibilité d'entrouvrir la porte pour une négociation qui consiste à leur dire : "pourquoi pas un pilier européen de l'OTAN, plus d'indépendance et d'autonomie pour nous ; est-ce que vous n'y gagneriez pas, vous-mêmes, un peu plus... ?"
Q - Si, mais il y a un préalable : que les Européens se mettent d'accord avec eux-mêmes, entre eux. Parce que c'est vrai que, dans l'Europe, il y a des forces, les Britanniques, par exemple, qui ont fait avec nous la déclaration de Saint-Malo sur l'Europe de la défense, et qui sont en même temps les partenaires privilégiés des Américains dans l'OTAN. Au Sommet de l'Union européenne, à Cologne, les 4 et 5 juin, les Allemands souhaitent parler de l'Europe de la défense ; nous aussi.
Je crois qu'il faut avancer sur les deux pieds : d'une part, faire en sorte que l'Union européenne s'exprime mieux, s'individualise mieux au sein de l'OTAN ; d'autre part, être capable de penser une chaîne de commandement, de renseignements, une coordination des interventions industrielles, une planification des budgets. Tout cela est nécessaire pour faire en sorte que les Européens aient leur propre capacité. Si on avance sur ces deux pieds-là, je crois que les Américains peuvent le comprendre. D'ailleurs, de ce point de vue-là, le Sommet de l'OTAN à Washington n'était pas mauvais, parce qu'il faisait référence à cette Identité européenne de sécurité et de défense.
Je veux être à la fois optimiste et volontariste dans cette période qui n'est pas une période facile. Je suis persuadé que cette période est propice à la prise de conscience de l'Europe. C'est vrai que désormais nous sommes toujours les alliés des Américains. Rappelons tout de même qu'ils sont venus à notre rescousse en 14-18, en 39-45, comme au sein même de l'OTAN. On ne peut pas nier cela. C'est vrai que nous sommes présents dans cette opération, et donc on ne peut pas non plus cracher dans la soupe et dire uniquement : "c'est la faute des autres" ; nous devons assumer nos propres responsabilités.
Mais il est vrai aussi qu'il faut plus d'Europe, il faut une Europe qui soit capable de penser, d'agir par elle-même. C'est à cela que nous travaillons, que la France travaille. Je crois que nous allons avoir des propositions tout à fait intéressantes. Nous y avons travaillé avec le Premier ministre, ce week-end, nous allons en parler avec le président de la République qui se rend en Finlande aujourd'hui, notamment pour parler de ces sujets-là avec le président finlandais qui sera un des hommes-clés de l'ONU dans cette affaire - je rappelle le rôle essentiel de l'ONU. Bref l'Europe va avancer, l'Europe doit prendre en charge son propre destin, et aussi participer à la solution économique, diplomatique en matière de défense au Kosovo./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 11 mai 1999)
Extraits de l'entretien avec "LCI" le 11 mai 1999
Q - Hier M. Milosevic a annoncé un retrait des troupes du Kosovo, en tout cas d'une partie des troupes militaires et policières. Réponse par un grand scepticisme du côté des Américains, des Anglais, des Allemands, scepticisme partagé par Paris. Est-ce que, à votre avis, c'est une manoeuvre de plus ? Est-ce que c'est parce que les Serbes, finalement, considèrent qu'ils ont fait suffisamment de purification ethnique aujourd'hui qu'ils peuvent se retirer ?
R - Il y a peut-être un élément qu'il faut suivre avec attention quand même qui est que Milosevic est sous pression. La semaine dernière il a laissé partir M. Rugova, le leader des autonomistes kosovars - et non pas le leader des indépendantistes kosovars - à Rome. Maintenant il fait cette annonce, cela prouve quand même que...
Q - Il craque selon vous.
R - Non, il ne craque pas mais il commence à entendre. Il a peut être aussi une opinion à gérer...
Q - On en est à la septième semaine de conflit...
R - Je crois que la détermination commence à payer. En même temps, il faut être extrêmement circonspect par rapport à cette annonce. Il semblerait, d'après les informations que l'on a, que cela corresponde à des mouvements techniques. C'est-à-dire qu'il estime qu'il n'a plus besoin de maintenir exactement toutes ses troupes puisque certaines parties du Kosovo sont en fait désertées.
Par ailleurs, M. Milosevic n'est quand même pas quelqu'un qu'il faut prendre au mot, qu'il faut croire sur parole, dont il faut prendre les choses au sérieux. Il faut toujours se méfier énormément de ses propos. On constate aussi sur le terrain que nous n'avons pas d'informations fiables qui nous indiquent aujourd'hui que ce retrait a lieu. Je dirais même qu'avec des sources de renseignements assez précises, il semblerait que ce retrait ne soit pas entamé.
J'ajoute enfin que même s'il y avait un début de retrait, ce ne serait qu'une des cinq conditions posées par le Secrétaire général de l'ONU pour arrêter les frappes, conditions parmi lesquelles il y a un statut d'autonomie donné au Kosovo, une administration provisoire de ce territoire - on verra par qui - mais aussi la mise en place de forces civiles et de sécurité y compris militaires, sur place. M. Milosevic doit accepter toutes les conditions, pas une seule.
Q - Cette réaction donc qui est complètement en phase avec celle des Etats Unis ou celle de l'Angleterre. Elle diverge avec celle des Russes ou avec celle de l'ONU qui considère que c'est un pas en avant et que c'est intéressant. Cela veut dire que finalement Paris est toujours totalement sur la ligne de Washington dans cette affaire, depuis le début...
R - Non pas du tout. Je vais vous dire comment cela s'est passé parce que j'y ai assisté. J'étais avec le président de la République hier et aujourd'hui en Finlande et je peux vous dire qu'il n'y a eu aucun coup de fil, d'aucune sorte, avec les Américains. Il y a une analyse de la situation qui a été faite par lui d'abord, en liaison avec Hubert Védrine et avec le ministère de la Défense. Ce n'est pas la position des Américains que nous reprenons : nous avons nos propres analyses, nous avons nos propres sources de renseignements, nous avons aussi nos propres connaissances sur Milosevic, nous avons notre propre détermination mais tout de même, la France est engagée dans un processus de dialogue politique. Hubert Védrine, déjeunait aujourd'hui à Moscou avec M. Ivanov, le ministre des Affaires étrangères russe et le président de la République Jacques Chirac sera jeudi à Moscou également pour voir Boris Eltsine...
Q - Et vous y croyez, vous pensez que cela va se débloquer ? Parce qu'après le bombardement de l'ambassade de Chine on a eu l'impression que tout avait beaucoup régressé.
R - C'est un autre problème mais je pense qu'il y a eu des pas diplomatiques extrêmement importants faits la semaine dernière. La réunion du G8 à Bonn - le G8 c'est les alliés, les Européens plus les Américains et les Russes. Pour la première fois les Russes ont signé avec les autres un document en 7 points, qui reprend en gros les 5 conditions que j'évoquais tout à l'heure. Il y a plusieurs émissaires qui sont sur le terrain, il y a M. Carl Bildt, il y a M. Kucan qui est le ministre slovaque des Affaires Etrangères, il y a M. Tchenomyrdine qui lui représente les Russes qui sont maintenant bien dans le jeu, il y a M. Ahtisaari, qui est le président finlandais que nous avons rencontré hier et aujourd'hui, qui est un homme extrêmement expérimenté dans cette affaire de gestion de crise et il y a les initiatives de la diplomatie française...
Q - Et puis il y a le bombardement de l'ambassade de Chine...
R - Et puis il y a le bombardement de l'ambassade de Chine. J'ai pu dire à plusieurs reprises ce que je pense. D'abord c'est une erreur tragique sur le plan humain, c'est aussi une erreur tragique sur le plan technique, c'est une erreur tragique sur le plan politique parce que la Chine est membre permanent du Conseil de Sécurité. On ne peut donc pas prendre de résolution au Conseil de sécurité de l'ONU sans qu'elle ne l'accepte. Aujourd'hui le chancelier Schröder, qui est le président de l'Union européenne, se trouve à Pékin pour dire aux Chinois ses regrets qui sont aussi les nôtres. Le Président de la République a exprimé ses regrets, le Premier ministre a exprimé ses regrets, ce sont nos regrets.
Q - Apparemment les Chinois continuent à considérer que cela ne suffit pas. A votre avis, quel va être le montant de la facture de cette gaffe, finalement ?
R - Pour la Chine...
Q - Pour l'OTAN, pour les Américains...
R - Les choses sont assez compliquées. Je ne contrebalance pas le fait qu'il y a eu une erreur de l'OTAN qu'il faut reconnaître. Il faut d'abord savoir ce qui s'est passé. Une enquête est menée là dessus. Là encore on tombe sur le problème des responsabilités. Est-ce que les responsabilités doivent être établies ? En même temps, je veux croire que les Chinois seront cohérents avec eux-mêmes et sauront que ce qui est important, c'est la cause de la paix. Cela passe par cette résolution du Conseil de sécurité, résolution qui n'est pas une résolution de contrainte par rapport à Milosevic mais résolution pour faire en sorte que s'engage un processus politique. C'est là dessus qu'il faut absolument concentrer aujourd'hui notre effort sur deux pieds : le pied militaire parce qu'encore une fois M. Milosevic est un homme qui comprend les rapports de force.
Q - Donc continuer sans se...
R - Sans faiblir, de façon très déterminée, en essayant autant que possible, franchement, d'éviter ce type de bavure. Il faut absolument resserrer ce dispositif. Ca, c'est le pied militaire. Et puis il y a le pied politique. Là dessus sans verser dans un optimisme excessif, je constate quand même qu'il y a beaucoup d'initiatives en cours, qu'il y a beaucoup de contacts qui sont pris et que l'on commence à sentir un front qui se noue, illustré par le retour des Russes sur cette scène diplomatique - et ils n'en sont pas sortis, y compris après l'incident chinois. Que les Chinois comprennent qu'il est aussi de leur intérêt que cette résolution du Conseil de sécurité permette d'engager le retrait des forces serbes.
Q - Est-ce qu'il y a un fil entre l'Europe et la Chine aujourd'hui puisque une réunion importante entre l'Europe et la Chine a été annulée. Est-ce que le fil demeure ? Est-ce que vous pouvez faire passer ces messages ?
R - Oui, tout à fait. Il était logique que les Chinois marquent une désapprobation forte. Ils l'ont fait à leur manière, on la connaît, y compris avec les manifestations que l'on a pu voir. Ils ont aussi annulé une rencontre entre l'Union européenne et la Chine mais n'ont pas annulé la visite de M. Schröder à Pékin. Il a pu rencontrer comme il est en train de le faire, les dirigeants chinois. Je pense qu'il leur fait passer tous les messages. Le premier message c'est qu'on a besoin de la Chine dans le concert international pour trouver une solution. Si la Chine bloque, on se trouve paradoxalement dans un autre système où l'OTAN ne peut pas arrêter, où l'ONU est impuissant et ce n'est pas une bonne chose. Je crois que M. Schröder, au nom de l'Union européenne - puisqu'il y va en tant que président de l'Union européenne qui est présidée ce semestre par l'Allemagne - saura faire comprendre aux Chinois le besoin que nous avons d'eux.
Q - Un mot sur Ibrahim Rugova qui était à Rome. Il est très critiqué par ses compatriotes indépendantistes de l'UCK et est présenté comme l'homme de Milosevic. Est-ce que vous comprenez, est-ce que vous avez des informations sur ce qui s'est passé et quel est son rôle exact aujourd'hui ?
R - Ce que l'on m'a dit au Quai d'Orsay, c'est que M. Rugova n'était pas contrôlé par Milosevic, que M. Rugova exprimait ses positions vis à vis de tous les interlocuteurs qu'il rencontre. J'en ai parlé par exemple avec Jack Lang, qu'il a vu. Ses positions sont, je dirais, proches des nôtres. Ce sont des positions de fermeté par rapport à Milosevic mais en même temps il souhaite reprendre le dialogue politique. Il n'est pas seul aujourd'hui sur la scène. C'est vrai que les épisodes qui se sont déroulés ont pu aussi peut-être toucher un petit peu à son image mais il a un rôle à jouer, un rôle important parce qu'il a toujours été un homme de paix, un médiateur et partisan d'une solution qui est celle que nous proposons, celle des accords de Rambouillet, c'est-à-dire celle de l'autonomie et non pas celle de l'indépendance du Kosovo qui pose bien d'autres problèmes, par rapport notamment à la Serbie. Il faut savoir ce que sont nos objectifs depuis le départ au Kosovo...
Q - C'est toujours possible, l'autonomie seulement ?
R - Oui, je pense qu'il faut rester dans cette filière là parce que sinon on accroît nous-mêmes nos buts et on accroît aussi la difficulté à la solution politique avec Milosevic. C'est une réalité, en tout cas avec les Serbes et ce n'est pas l'intérêt des Kosovars eux -mêmes probablement, puisque le drame auquel nous assistons est le drame des réfugiés. Notre objectif c'est le retour le plus rapide possible des réfugiés chez eux, dans un Kosovo qui soit pluraliste, qui soit démocratique, qui soit pluri-ethnique. Nous n'avons pas changé de but depuis Rambouillet...
Q - C'est un rêve tout ça.
R - Non, c'est la solution de Rambouillet, elle a d'ailleurs été acceptée par tous les Kosovars à l'époque. C'est cette solution qui doit prévaloir, qui en tout cas doit être la base pour une nouvelle solution politique faite sous l'égide du chapitre VII de l'ONU. Encore une fois, pendant les semaines qui viennent, il faut avancer sur les deux pieds : détermination militaire et recherche de solutions au sein du Conseil de sécurité de l'ONU pour qu'il y ait une résolution qui permette d'enclencher la solution politique.
Q - La crise au Kosovo a en quelque sorte écrasé depuis plusieurs semaines maintenant la campagne électorale en France et dans d'autres pays d'Europe. Est-ce qu'à votre avis - ministre délégué aux Affaires européennes -, vous considérez que cette affaire douloureuse, très dure, dramatique, sert l'Europe, sert la prise de conscience de l'Europe dans l'esprit des Français ou au contraire, peut-être, montre aussi l'impuissance de l'Europe ?
R - C'est sûr que cela a éloigné de l'Europe, en tout cas éloigné de la campagne européenne telle qu'elle pouvait être partie avec ses clivages sur l'Europe économique, le social, qui sont toujours des nécessités parce que l'Europe est là pour créer des emplois. Et en même temps, peut-être que cela revient vers l'Europe et rehausse peut-être le niveau de la campagne, parce que cela fait surgir de nouveaux enjeux, comme l'Europe de la défense, dont nos compatriotes n'étaient pas encore tout à fait conscients mais qui sont fondamentaux pour demain . Comment sortir de l'alternative où nous sommes encore : ne rien faire face à l'inacceptable ? C'est pour cela que je n'ai pas d'états d'âme, je pense que ce conflit est un conflit juste, même si c'est un conflit dur. Ou alors de l'autre côté, être toujours non seulement avec les Américains mais un petit peu, - comment le dire, vous le disiez tout à l'heure à votre façon - "à la remorque" des Américains. En tout cas ils ont une plus grosse clef que les autres dans l'OTAN, on le sait. Pour sortir de cela, il faut être capable de bâtir une capacité autonome de défense européenne, y compris dans l'Alliance atlantique. C'est-à-dire avoir une capacité à intervenir nous mêmes sur notre continent, même quand notre grand partenaire ne le souhaite pas ou ne le peut pas - ce qui pourrait arriver dans des circonstances différentes. Je crois que cette prise de conscience est là.
Il y a une autre prise de conscience importante, c'est la prise de conscience du fait que l'Europe ne peut pas être qu'économique, qu'elle doit être politique et que l'on doit avoir des institutions européennes qui fonctionnent, qui soient efficaces. On rejoint là l'enjeu de la crise de la Commission.
Q - Et il y a Monsieur PESC - M. Politique étrangère de sécurité commune - qui apparemment ne sera pas Français.
R - Apparemment nous n'allons pas présenter de candidat, en tout cas nous ne l'avons pas fait encore. Monsieur PESC est une personnalité qui est prévue par le Traité d'Amsterdam : c'est le haut représentant de l'Europe pour la Politique étrangère et de sécurité commune. Il va être nommé à Cologne les 3 et 4 juin au sommet européen. Je souhaite, c'est très important, que ce soit une personnalité politique - c'est-à-dire quelqu'un qui soit capable d'incarner l'Europe. Vous savez, M. Kissinger, le secrétaire d'Etat américain, posait une question dans les années 70 : "L'Europe, je ne sais pas qui sait parce que quand je fais le numéro de téléphone, je n'ai pas de numéro et j'ai personne au bout du fil". Il faut qu'il y ait ce numéro de téléphone et cette personne au bout du fil. C'est quelqu'un qui doit aider les européens à forger leur position./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 17 avril 1999)