Interview de M. Michel Sapin, ministre des finances et des comptes publics, dans "La Tribune" le 3 octobre 2014, sur les conditions nécessaires à la reprise économique en France et dans la zone euro.

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Média : La Tribune

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Q - Le Haut Conseil des finances publiques juge vos prévisions de croissance et votre objectif de maintenir la hausse des dépenses publiques trop optimistes...
R - Non, le Haut Conseil dit que ce sera difficile, ce n'est pas la même chose. Et nous savons que ce sera difficile. Je vous rappelle que le Haut Conseil estimait qu'une croissance du PIB de 1 % en 2014 était réaliste. Or nous n'avons que 0,4 %. Mais il est exact que pour y parvenir nous devons avoir des politiques économiques qui permettent la reprise attendue dans la zone euro et mener des réformes structurelles qui seront annoncées le 15 octobre.
Ces réformes se situeront à quatre niveaux. Premièrement, un allègement des cotisations et d'impôts pour les entreprises de 40 milliards sur trois ans. Ce qui nous coûte environ 10 milliards par an, soit 0,5 point de PIB annuel pour la France. Je vous ferai remarquer que sans cette mesure nous serions aisément dans les clous des exigences européennes. Deuxièmement, la réforme territoriale avec la fusion des régions. Les économies que nous en tireront seront moins visibles mais très efficaces à terme sur la gestion administrative de cet ensemble. Troisièmement, la réforme des professions réglementées sans ériger en boucs émissaires les huissiers, les pharmaciens ou les notaires etc. Accroître la concurrence dans l'énergie et les transports serait positif. Enfin, la réforme du marché du travail avec les effets de seuils qui doivent être gérés d'une autre manière, ainsi qu'un assouplissement des règles sur le travail dominical et en soirée afin de permettre aux zones touristiques de rester ouvertes. Il y a là un potentiel de croissance grâce aux touristes étrangers.
Q - Ce projet de loi de finances est aussi regardé avec scepticisme en Europe. Votre homologue néerlandais Jeroen Dijsselbloem, qui dirige l'Eurogroupe, a ainsi déclaré que «la France devra travailler plus dur.» Le prenez-vous comme une critique ?
R - Je pense que Jeroen Dijsselbloem a raison. Oui, la France devra travailler dur, notamment dans le domaine des réformes de structure, mais aussi dans le domaine de la maîtrise des dépenses - nous freinons du reste nettement la croissance des dépenses publiques dans ce budget, à 0,2 %, alors qu'elles avaient augmenté de 2 % entre 2010 et 2012. J'ai des échanges de vues et d'informations réguliers avec l'ensemble de mes collègues européens, notamment avec Jeroen Dijsselbloem, mais aussi Wolfgang Schäuble, le ministre des Finances allemand, ainsi qu'avec Jyrki Katainen, le commissaire en charge des Affaires économiques jusqu'à la fin du mois d'octobre. Nous ne cherchons pas à nous dédouaner de nos responsabilités. Le vrai débat n'est pas entre la France et l'Europe mais sur l'avenir de la zone euro.
Q - Quel est-il alors?
R - La zone euro a trop peu de croissance et trop peu d'inflation. La BCE a tiré la sonnette d'alarme sur le sujet, elle a pris toutes les décisions qu'elle pouvait prendre dans le cadre de son mandat. Ces décisions ont des résultats immédiats, comme la baisse de l'euro, et elles auront des résultats à plus long terme, notamment sur le financement des PME. Mais la politique monétaire seule ne fait pas une politique économique. Il faut y adjoindre la politique budgétaire. La difficulté, en zone euro, c'est que cette politique budgétaire est éparpillée entre les États membres. Mais c'est sur cette politique qu'il faut s'interroger. La politique actuelle était adaptée à la situation précédente, celle d'une zone euro menacée d'éclatement. La situation a changé, il faut trouver des solutions adaptées au retour de la croissance. Promouvoir l'investissement me semble aussi une bonne solution, car l'investissement c'est à la fois de la demande immédiate et l'amélioration future de l'offre.
Q - Précisément, Mario Draghi a précisément demandé une plus grande coordination des politiques économiques entre les États. Ceci suppose que l'Allemagne doit aussi participer à cette politique par une politique d'investissement. Est-ce aussi votre point de vue ?
R - J'ai dit que la France doit prendre ses responsabilités, mais chacun des pays européens doit faire de même, y compris l'Allemagne. Il faut rendre hommage à l'Allemagne qui a su faire les réformes à temps et réduire ses déficits. Mais cela lui offre une capacité budgétaire pour agir. Nous avons fait des propositions avec mon homologue allemand Wolfgang Schäuble pour promouvoir les investissements et je note qu'il y a un débat en Allemagne sur ce sujet : le patronat allemand défend l'idée qu'il faut investir davantage dans les infrastructures, notamment.
Q - Néanmoins, lorsque l'on observe la situation de la zone euro que vous décriviez, cette évolution lente de l'Allemagne n'est-elle pas contradictoire avec l'urgence de la situation. Ne faudrait-il pas une stratégie de «choc» sur la demande pour redonner de l'air à des économies dont tous les moteurs semblent éteints ?
R - Oui, mais si l'Allemagne évolue pas à pas, cela ne veut pas dire que la réponse sera lente. Le risque est en effet considérable, c'est celui de voir la situation que nous connaissons aujourd'hui avec une croissance et une inflation trop faible devenir pérenne. On entrerait alors dans un scénario à la japonaise qui aurait des conséquences très négatives sur les comptes publics. C'est cela qu'il faut éviter et si la BCE a réagi si vite et si fort, c'est qu'il y a un sentiment d'urgence. Lorsque je me suis rendu au G20 à Cairns, en Australie, j'ai constaté que mes homologues chinois, japonais, indiens et étasuniens s'interrogeaient sur la zone euro, sur son incapacité à créer de la croissance. Je crois que c'est le bon moment pour prendre conscience de cette urgence : nous allons avoir une nouvelle commission et son président Jean-Claude Juncker semble prêt à placer 300 milliards d'euros sur la table. Mais il faudra agir vite, pas sur dix ans ou dans dix ans.
Q - Mais l'Allemagne a-t-elle conscience de cette urgence ? Wolfgang Schäuble ne manque jamais une occasion de rappeler la priorité de la consolidation budgétaire et les règles du pacte de stabilité...
R - Nous ne demandons pas une modification des règles, nous ne l'avons jamais demandé. Mais il faut tenir compte de la réalité en utilisant la flexibilité du pacte de stabilité et de croissance. Il est normal qu'il y ait un débat, et notre action doit être collective. Cela a déjà été le cas en 2008. Chacun doit maintenant comprendre que l'on est entré dans une troisième phase de la crise, après la crise financière et la crise de la dette souveraine. Le danger, maintenant, c'est l'inflation et la croissance qui sont trop faibles. Il faut trouver des réponses adaptées à cette nouvelle phase.
Q - La BCE doit-elle aller encore plus loin et acheter massivement de la dette publique ?
R - La BCE est allée au maximum de ce que lui permettait son mandat dans ses décisions. Elle doit maintenant les mettre en oeuvre. Mon sentiment est que, désormais, il faut que chaque État soit en capacité de profiter de ces mesures. Je prendrais un exemple : la BCE veut racheter des dettes d'entreprises. Il faut que la France dispose des outils juridiques et financiers pour permettre ces rachats. C'est tout le travail en cours pour faciliter la titrisation de crédits, les fameux ABS, dans de bonnes conditions de transparence. Il y a là des décisions à prendre au niveau européen, mais aussi en France...
source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 6 octobre 2014