Déclaration de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international, sur les relations franco-allemandes, la situation économique et budgétaire de la France, la situation en Ukraine et sur la lutte contre le terrorisme en Irak et en Syrie, à Berlin le 15 octobre 2014.

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Circonstance : Conférence de presse conjointe avec son homologue allemand, à Berlin (Allemagne) le 15 octobre 2014

Texte intégral


D'abord merci, Monsieur le Président d'avoir la gentillesse de nous accueillir, Frank-Walter et moi. Merci aussi à Frank-Walter et à la chancelière, au gouvernement allemand et au parlement allemand de m'accueillir aujourd'hui.
L'Allemagne et la France sont liées par une communauté de destin. Ceci n'existe pas d'aujourd'hui, mais cette communauté est particulièrement visible et nécessaire aujourd'hui et cela a toute une série de traductions concrètes. Aujourd'hui, c'est une première, Frank-Walter l'a rappelé, de même qu'était une première, il y a quelques semaines, la venue du ministre des Affaires étrangères allemand au Conseil des ministres français. J'ai été très sensible à cette invitation, j'ai été extrêmement intéressé par ma participation au Conseil des ministres allemand, qui a un style qui, à certains égards, est le même, et à certains égards différent du Conseil des ministres français. Et dans quelques instants nous irons ensemble répondre aux questions des parlementaires allemands, de la même façon que, il y a quelques semaines de cela, le ministre des Affaires étrangères allemand répondait avec moi aux questions des parlementaires français.
Cette communauté de destin, elle est évidente, elle est liée à l'histoire, elle est liée à la réalité politique, géographique, culturelle et économique, mais elle est particulièrement nécessaire au moment où - comme tu l'as dit - nous avons à affronter des crises ensemble. Car il y a une différence entre la politique et les mathématiques : en mathématique, en général, un plus un font deux. Et en politique, comme le constatent les acteurs expérimentés que sommes Frank-Walter Steinmeier et moi-même, ou cela fait plus de deux, ou cela fait moins de deux. Et lorsque l'Allemagne et la France sont ensemble, cela fait beaucoup plus que deux. Pas à notre profit, mais au profit des causes que nous voulons servir.
Et donc, ce travail en commun, qui se double d'une amitié personnelle, est particulièrement utile. Le ministre des Affaires étrangères allemand a rappelé un certain nombre de choses que nous avons déjà faites et que nous faisons ensemble : sur la crise ukrainienne, je garde le souvenir très fort du déplacement que nous avions accompli avec notre collègue polonais le 21 février, au plus dur, au plus sanglant de la crise à Kiev, et même si, on le sait, ça n'a pas réglé la crise ukrainienne, ça a empêché qu'à Kiev, ce soit une guerre civile.
De la même façon, nous nous sommes rendus, il y a quelques semaines, en Moldavie, en Géorgie et en Tunisie - pays d'une importance particulière, parce que la réussite de la Tunisie, si elle est avérée, signifiera que le printemps arabe peut donner des résultats démocratiques, ce qui est satisfaisant. Et puis sur beaucoup de crises en Afrique, nous sommes ensemble : au Mali, en République centrafricaine et nous travaillons et agissons ensemble dans la crise du virus Ebola - Frank-Walter vient de dire des mots que je partage tout à fait. Nous travaillons sur tous les sujets ensemble, nous préparons les conférences ensemble et nous avons l'intention de continuer et d'amplifier notre coopération. Nous allons travailler ensemble sur la question climatique qui est extrêmement importante, car vous savez que l'Allemagne va présider le G7 l'an prochain - elle a décidé opportunément de mettre au programme cette question -, et que la France va accueillir la Conférence mondiale sur le climat à la fin de l'année prochaine. Et il faut, pour que l'Europe s'engage, que l'Allemagne et la France soient ensemble - c'est le cas -, et pour qu'il y ait un accord mondial, que l'Europe soit capable de proposer et d'avancer en liaison avec d'autres.
De la même façon, nous souhaitons que nos services diplomatiques coopèrent encore plus étroitement au quotidien. Cela veut dire des choses très concrètes : colocalisation de nos représentations à l'étranger, à chaque fois que c'est possible, la représentation mutuelle de nos ambassadeurs si l'un d'eux, pour telle ou telle raison, est absent. Et aussi, là où c'est possible, organiser ensemble des conférences régionales d'ambassadeurs, faire coopérer nos ambassades dans les pays tiers et intensifier la coopération de nos services d'archives politiques. Cette coopération n'est pas exclusive des autres pays, par exemple nous travaillons très étroitement avec nos amis polonais, dans le Triangle de Weimar, et j'aurai le plaisir d'ici quelques jours de recevoir à Paris à la fois mon collègue polonais et mon collègue allemand pour que ce Triangle utile se développe. Et puis, il peut y avoir beaucoup d'occasions où non seulement les services diplomatiques travaillent ensemble, mais où nous nous remplaçons mutuellement. C'est vous dire à quel point ce que je vous disais, non seulement sur la relation d'amitié mais aussi sur la communauté de destin, se traduit sur le plan diplomatique. Voilà la raison pour laquelle je suis très heureux d'être ici, et nous sommes heureux, Frank-Walter et moi-même, de répondre à vos questions.
Q - (Sur la situation économique et budgétaire de la France)
R - Nous n'avons pas parlé des aspects économiques ce matin au Conseil des ministres. D'une part, ce n'était pas à l'ordre du jour et, d'autre part, je suis ministre des Affaires étrangères, même si je m'occupe aussi du Commerce extérieur, ce qui est une différence d'organisation gouvernementale dans les deux pays. Mais il n'y a pas de mystère sur la position qui est la nôtre : le gouvernement français procède à des réformes courageuses qui sont sans doute les plus importantes qui ont été faites depuis une dizaine d'années. Nous avons bien l'intention de poursuivre ces réformes dans des conditions économiques difficiles, tout le monde le reconnaît, parce que malheureusement, la croissance en Europe n'est pas forte. Si l'on veut, en particulier, résoudre les questions de chômage, il faut que l'on arrive, par toute une série de réformes et d'investissements, à ce que la croissance puisse être plus forte.
Maintenant, me rappelant l'époque où j'étais ministre de l'Économie et des Finances, je sais que la vraie mesure de la réduction de la dépense publique, c'est l'évolution du déficit structurel, c'est-à-dire corrigé des variations du cycle. Pour dire les choses de manière précise, le déficit structurel de la France, en 2015, sera à son plus bas niveau depuis 2001, donc depuis 14 ans. Il y a des textes qui prévoient que le budget 2015 doit être transmis à la Commission. Il va l'être, avec toutes les indications utiles et parmi celles-ci, en particulier, ce qui concerne le déficit structurel, car c'est ce point en particulier qui fait l'objet de l'attention légitime de la part de nos partenaires et du gouvernement français. Les réformes structurelles, le déficit structurel, voilà ce qu'il faut suivre avec grande attention.
Q - (Sur l'accord entre gouvernements allemand et français sur la marche à suivre si le budget français 2015 dépasse le seuil de déficit de 3 %)
R - M. Frank-Walter Steinmeier - non, il n'existe aucun accord pour le cas où. Mais je ne peux que saluer le fait que les ministres allemand et français de l'Économie réfléchissent en commun à la manière dont on peut en Europe encourager l'investissement et contribuer ainsi à moyen terme à la croissance en Europe.
R - M. Laurent Fabius - Même réponse.
Q - (Sur l'opportunité de transférer la compétence de décision d'exporter des armes dans des pays hors OTAN du ministère de l'Économie à celui des Affaires étrangères)
R - Les systèmes sont un peu différents entre l'Allemagne et la France, j'ai eu l'occasion de le voir ce matin avec la répartition des portefeuilles. En France, il y a une commission, la commission interministérielle pour l'étude des exportations de matériels de guerre, où sont représentés les ministères de la Défense, des Affaires étrangères, de l'Intérieur... un certain nombre de ministères donc, et le Premier ministre. Lorsqu'il y a des exportations sensibles, c'est cette commission qui décide. Le président de la République et le Premier ministre ont bien entendu un mot important à dire, mais il y a l'action de cette commission. Voilà pour ce qui concerne l'exécutif. Sur le plan parlementaire, c'est assez différent, puisque vous, si j'ai bien compris, vous faites un rapport semestriel sur l'évolution des exportations. Chez nous, il y a aussi un rapport mais il y a une délégation de quelques parlementaires spécialisés à qui on donne des informations particulières parfois couvertes par le «secret défense». Donc l'organisation est un peu différente.
(...).
- Ukraine - Russie -
Q - (Sur la proposition franco-allemande de mission de drones en Ukraine pour l'OSCE / divergences franco-allemandes sur les questions d'armement)
R - Il y a, si j'ai bien compris, deux questions. Sur les drones, effectivement, c'est le président en exercice de l'OSCE, M. Burkhalter, lors d'une réunion à laquelle nous participions, qui a souhaité que nous puissions apporter notre concours sous la forme de drones. Les Allemands et les Français ont travaillé en commun pour pouvoir le faire. Cela posait des problèmes techniques, des problèmes juridiques, je n'entre pas dans le détail, mais en ce qui nous concerne, nous sommes prêts et je pense qu'il en est de même pour nos amis allemands. Simplement, je rencontrais hier notre collègue russe M. Lavrov, qui me disait - cela doit être expertisé - qu'en ce qui le concerne, il considérait qu'il fallait qu'il y ait un certain ajustement juridique pour que ce soit possible. Tout ceci va être expertisé dans les jours qui viennent, mais ce qui est important, c'est que la France comme l'Allemagne sont très attachées à ce que l'on respecte le protocole de Minsk et que l'on aille du cessez-le-feu à une paix durable et à une solution politique, que l'Ukraine soit respectée, que son intégrité soit respectée, et que l'Ukraine ait de bonnes relations avec l'Union européenne et avec la Russie. C'est notre démarche commune. Nous sommes disponibles et nous souhaitons que cela soit possible.
Sur le deuxième point, les questions d'armement, il y a une volonté commune de la part des deux gouvernements. D'ailleurs, nous avons parlé au cours de ce Conseil des ministres - sans trahir de grand secret - d'aller de plus en plus vers une Europe de la défense, de faire de plus en plus de choses ensemble. Il est évident que lorsqu'il y a des matériels, des équipements qui ont été réalisés ensemble, il faut que ces équipements puissent être exportés. Cela ne servirait à rien, lorsqu'ils sont faits pour l'exportation, que l'on puisse les construire si on ne peut pas les vendre. Je trouve tout de même, même s'il peut y avoir telle ou telle interrogation ici ou là, que le travail qui a été fait par nos collègues dans ce domaine est très appréciable, si on regarde le chemin qui a été parcouru depuis quelques années.
Q - (Sur la durée de la prise de décision au sujet de la mission franco-allemande de drones en Ukraine et nombre de drones et de soldats pouvant être mis à disposition par la France)
R - Je souhaite que les choses aillent le plus vite possible. Encore une fois, ceci est fait à la demande de M. Burkhalter. Il y a des discussions techniques, la France est tout à fait disposée à fournir les drones qui sont nécessaires, mais il faut que les questions évoquées par Frank-Walter Steinmeier, notamment les questions juridiques, soient résolues. Nous souhaitons vivement qu'elles soient résolues, mais cela dépend largement de l'OSCE.
(...)
Q - (Sur le message de François Hollande et d'Angela Merkel quand ils rencontreront Vladimir Poutine au sommet de Milan cette semaine)
R - Il y a effectivement, demain et après-demain, une rencontre à Milan entre l'Europe et l'ASEM. Le président Poutine sera là, le président Porochenko aussi, ainsi que Mme Merkel, le président Hollande et d'autres responsables. Vous savez que nous sommes à la fois pour la fermeté et le dialogue, souvent le dialogue qu'on appelle le «format Normandie». J'en ai parlé hier à mon collègue Lavrov, et puis il y a des contacts qui ont lieu pour savoir exactement quand et comment se fera cette rencontre. J'imagine que le message sera toujours le même : il va y avoir bientôt les élections législatives en Ukraine, c'est le 26 octobre.
Il faut qu'il y ait une désescalade des tensions et que l'on applique le protocole que l'on appelle le protocole de Minsk en 12 points. Celui-ci demande peut-être à être précisé sur tel ou tel point, mais il fournit une solution à la crise, pour que d'une part le vote se déroule bien et, ensuite, que l'on règle les questions politiques, les questions économiques et les questions de voisinage général. L'objectif, c'est que l'intégrité et l'unité de l'Ukraine soient respectées et que l'Ukraine ait de bonnes relations, à la fois avec l'Union européenne et avec la Russie. C'est de cela, j'imagine, que parleront nos responsables.
(...).
- Lutte contre le terrorisme - Irak - Syrie - Turquie -
(...)
Q - Sur la situation en Syrie et en Irak.
R - Nous ne pouvons ni l'un ni l'autre répondre à la place de nos amis américains. Tout ce qu'a dit Frank-Walter est frappé au coin du bon sens. Simplement, je peux redire quelle est l'analyse de la France.
La France a pris la position suivante : d'une part, nous avons fourni des armes aux Kurdes irakiens en liaison avec les autorités irakiennes. D'autre part, nous avons des avions qui survolent l'Irak et qui, le cas échéant, interviennent militairement. En Syrie, nous avons un dispositif différent parce que la situation est différente et nous soutenons fortement l'opposition modérée.
Revenons un instant sur ces deux pays. Dans les deux cas, nous considérons que la vraie solution est d'ordre politique - le militaire peut intervenir, mais la solution, à terme, est politique.
En Irak, l'organisation terroriste Daech, qu'il faut absolument combattre parce qu'elle est d'une dangerosité absolue, est très présente. C'est la raison pour laquelle nous avons envoyé nos avions, avec d'autres, mais il faut bien sûr que la coalition puisse disposer de combattants au sol. Ces combattants doivent être les Irakiens et l'armée irakienne renforcée. Mais pour que ceci se mette en place - ce qui a commencé à se faire -, il faut une approche inclusive des Irakiens. Il faut que le gouvernement soit inclusif, avec des chiites, des kurdes et des sunnites et que tous les Irakiens se sentent mobilisés dans la bataille contre Daech. Et, de ce point de vue-là, il y a encore des avancées à faire parce qu'une partie de la population se dit que l'approche n'est pas suffisamment inclusive. Nous soutenons le gouvernement de M. Abadi pour développer cette approche inclusive, qui permettra aux Irakiens de se renforcer et d'aller, avec notre appui aérien, combattre Daech. Mais aujourd'hui ce n'est pas encore suffisamment le cas.
En Syrie, les choses sont différentes, parce que nous n'avons pas en fait un seul adversaire, nous en avons deux. Nous avons Daech bien sûr, mais - parfois on l'oublie - celui qui est à l'origine des mouvements terroristes, c'est M. Bachar Al-Assad, qui a libéré des prisonniers devenus des terroristes - y compris de Daech et qui pendant longtemps a acheté le pétrole produit par Daech.
Il y a naturellement une action à mener contre Daech immédiatement - vous connaissez la situation tragique de la ville de Kobané - mais il faut en même temps que cela ne soit pas un moyen pour M. Bachar Al-Assad d'étendre ses forces parce que le choix ne peut pas être entre la dictature ou le terrorisme. C'est la raison pour laquelle nous nous concentrons sur le renforcement de l'opposition modérée, et en particulier, nous avons décidé de faire partie du programme qui s'appelle «Trained and equipped», qui est lancé à la fois par les Américains et par d'autres. Et puis nous souhaitons bien sûr que ceux qui le peuvent permettent à ceux qui le souhaitent - je pense aux Kurdes - d'aller renforcer la lutte contre Daech à Kobané, mais ceci dépend d'autres circonstances que vous connaissez. Donc, la situation est très complexe, mais nous nous concertons bien sûr avec nos amis allemands, avec d'autres partenaires, pour arriver à une efficacité militaire et à une solution politique. (...).
Q - Vous avez parlé la semaine dernière d'une zone de sécurité en Syrie. Y a-t-il du nouveau ?
R - C'est une idée qui a été lancée et qui est appelée «safe zone». Il y a toute une série de variations sémantiques sur «qu'est-ce qu'une safe zone par rapport à une no fly zone ?» Nous sommes en train de réfléchir là-dessus. Ce n'est pas une affaire facile parce qu'il y a à la fois des considérations juridiques - il y a des choses qui peuvent être faites spontanément et d'autres qui demandent un aval du conseil de sécurité, ce qui est compliqué - et des questions pratiques. Ainsi si cette zone est vraiment safe, cela veut dire qu'il ne peut pas y avoir d'opérations militaires contre les habitants qui évidemment occuperont cette zone. Qu'est-ce que cela signifie du point de vue militaire ?
Et puis il y a la question de la faisabilité politique, car il faut que l'environnement soit assuré. Nous sommes en train de travailler là-dessus. Je ne peux pas vous donner aujourd'hui de réponse précise.
Mais l'idée serait quoi ? Mon collègue turc me le disait l'autre jour, il y a déjà plus d'1,5 million de réfugiés syriens en Turquie, ce qui pose un problème évident pour la Turquie. Vous avez aussi des villes dans le Nord de la Syrie qui sont assiégées par Daech. Vous avez une population qui est non seulement maltraitée mais pourchassée et assassinée. Vous avez un risque que cela s'étende y compris du côté d'Alep et dans le Nord de la Syrie. La question est la suivante : comment pourrait-on rendre «secure» cette population et c'est là-dessus que nous travaillons - avec d'autres bien sûr. Il n'y a pas encore de réponse précise, mais évidemment si on arrivait à trouver une solution de ce type, elle serait très positive.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 17 octobre 2014