Interview de M. Alain Richard, ministre de la défense, dans "Corriere della Sera" du 10 mai 1999, sur le bilan des frappes aériennes en Serbie et au Kosovo et le rôle de la Russie pour la préparation de l'après-guerre.

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Média : Corriere della sera - Presse étrangère

Texte intégral


" L'Europe démocratique devait se battre. Maintenant, elle ne peut plus céder "
L'ambassade de Chine frappée par des missiles a été " une autre tragique erreur ". Désormais, les ratés se multiplient et, après un mois et demi de bombardements, on ne voit guère de porte de sortie ; le temps n'est-il pas venu de se demander si l'OTAN ne s'est pas trompée de stratégie ? " On discute beaucoup, bien entendu ; sauf que personne ne propose d'alternative crédible ". Nous étions partis à l'attaque, mais avec Alain Richard, cela n'a pas fonctionné. Le ministre français de la Défense, à 54 ans, se trouve dans la position singulière d'un homme de gauche qui doit mener la première guerre européenne depuis un demi siècle. Et l'épreuve du feu le conduit à montrer comment une démocratie peut prendre les armes.
Une intervention terrestre est-elle possible ?
" Personne ne l'a proposée. Nous voyons le comportement inhumain du pouvoir serbe dans ce conflit ; une entrée en force au Kosovo aurait été accompagnée d'opérations de boucliers humains à répétition et aurait provoqué, d'un côté, des milliers de morts parmi les Kosovars et dans l'armée et, de l'autre, l'arrestation des opérations sous la protestation des citoyens européens. Cette stratégie aurait donc constitué une grave erreur. "
Les critiques, alors, sont infondées ?
" J'accepte les critiques d'inefficacité adressées aux gouvernements qui contrôlent l'OTAN. Mais je les relativise. Nous sommes dans une situation asymétrique entre un pouvoir militarisé qui ne fixe aucune limite à la violence et des démocraties qui ont choisi d'employer la force, mais en l'encadrant par de nombreuses règles. Evidemment, si nous avions renoncé à ces règles, nous aurions obtenu l'"efficacité" maximum que semblent réclamer certains critiques, mais cela aurait été un crime au regard des principes qui légitiment notre action. "
Seulement 20 % de l'armée serbe a été détruite.
" C'est une estimation prudente qui se limite aux destructions physiques ; en réalité, l'armée a été immobilisée dans des proportions plus grandes. La priorité est de détruire les forces stationnées au Kosovo ; mais si nous maintenons comme il faut toutes les restrictions dans l'usage de la force, il ne faut pas avoir la faiblesse d'exiger un résultat instantané. Dans notre Europe riche, confortable, qui vieillit, nous sommes en train de faire la preuve que nous sommes encore capables de résister à la violence politique. Si nous devions essuyer un échec, cela aurait des conséquences d'une extrême gravité pour l'avenir politique de l'Europe. Et je suis satisfait de constater qu'une grande majorité de citoyens européens est consciente de ces dangers et solidaire avec la ténacité des gouvernements. "
Donc il s'agit d'une guerre conduite selon une doctrine démocratique ?
" Cette doctrine est en train de se former. C'est un progrès, sur le plan de l'efficacité, par rapport à une autre doctrine démocratique déjà stable, celle des "casques bleus", seulement accompagnés, observateurs d'un processus politique conditionné par un accord entre les belligérants. "
De quelle manière l'Europe peut-elle se démarquer des Etats-Unis, qui ont malgré tout un rôle dominant ?
" Nous n'y pouvons rien, s'ils sont cinq fois plus grands que votre pays et le mien. Nous n'y pouvons rien non plus, si la fin de l'affrontement par blocs a conduit les Etats-Unis à assumer une fonction de régulation globale en tant que seule superpuissance. Ce que nous pouvons faire - et nous nous y employons -, c'est organiser l'effort commun des Européens en actions de politique extérieure commune. Dans la crise du Kosovo, contrairement à celle de la Bosnie, les quatre pays européens du groupe de contact ont travaillé étroitement ensemble, en exerçant une influence largement équilibrée avec celle des Etats-Unis et celle de la Russie. En compensation, quand on est passé à l'action militaire, nous avons trouvé l'unique instrument de coopération existant, l'OTAN, à l'intérieur de laquelle la distribution des responsabilités avantage la superpuissance américaine, tandis que les capacités communes des Européens sont encore insuffisantes. "
La France s'intégrera-t-elle pleinement à l'OTAN ?
" Cela n'est pas nécessaire. Je suis très satisfait du compromis trouvé à Madrid en 1997. Le maintien de l'autonomie des forces françaises par rapport à l'organisation militaire, combiné avec la détermination d'être pleinement engagés avec l'Alliance atlantique dans les crises majeures, a donné lieu à une coordination sur le plan aérien (sur le plan terrestre, on l'a déjà obtenu avec la force d'extraction) qui n'a souffert d'aucune faiblesse. "
Pendant qu'on se bat, il faut aussi penser à l'après-guerre.
" Nous y pensons, avec de nombreuses décisions à la clé : limiter aux maximum les conséquences du conflit au Monténégro, frapper sélectivement les objectifs économiques en Serbie, refuser le soutien militaire à l'UCK, collaborer avec les gouvernements albanais et macédonien. Tous nos choix sont inspirés par la préoccupation d'assurer un équilibre durable dans la région. "
Peut-on faire la paix avec Slobodan Milosevic ?
" Nous voulons assurer la sécurité au Kosovo. Cet objectif pourrait comporter un règlement politique multilatéral. Mais cela n'inclut pas un changement de pouvoir politique à Belgrade obtenu avec la force militaire. Ce qui arrivera à Milosevic sur le plan politique dépend du peuple serbe, ce qui adviendra de lui sur le plan judiciaire dépend du Tribunal Pénal International. Les gouvernements alliés ne peuvent se substituer à ces deux ordres de responsabilité. "
Quel rôle Moscou joue-t-il ?
" Au lieu de rester une puissance antagoniste, la Russie a fait le choix de devenir une puissance écoutée et associée aux multiples décisions, pour sa capacité de coopération. Cette politique se poursuivra, et notre rôle est d'y répondre avec des actes concrets. Si la décision d'utiliser la force le 24 mars était passée par le Conseil de Sécurité de l'ONU, la Russie aurait immanquablement posé son veto ; alors nous l'aurions mise en difficulté. Nous avons contourné l'obstacle, puis nous avons cherché à replacer Moscou au centre du jeu, malgré les nombreuses difficultés qui existaient. "
Lesquelles ?
" Il y en a trois en particulier : 1) les Etats-Unis ont parfois exprimé des réticences et des réserves sur ce type de politique, largement suscitées par leurs débats domestiques ; 2) tous les efforts pour augmenter l'influence de la Russie dans une construction négociée valorisent le rapport russo-américain (qui est plus gratifiant pour les Russes) au détriment de la position de l'Europe ; 3) cette contribution de la Russie suppose que deux obstacles difficiles pour elle soient surmontés : accepter l'usage de la force contre le pouvoir serbe et accepter une forme d'ingérence démocratique qui pourrait contrevenir à certains de ses intérêts internes. "
La gauche, auparavant pacifiste, semble aujourd'hui gagnée par une sorte de " bellicisme humanitaire ".
" Nous pouvons accepter toutes les moqueries et toutes les contradictions parce que nous avons deux certitudes : la grande majorité des citoyens européens sent que l'action est nécessaire ; ensuite, même si la cohérence et l'unité de principes ne sont pas absolument parfaites, l'inaction aurait justifié des condamnations irrésistibles. Alors, bien sûr, on peut toujours dire : pourquoi seulement le Kosovo ? "
En effet, pourquoi ne pas appliquer partout " l'ingérence démocratique " ?
" Nous ne sommes pas une superpuissance et nous n'avons ni la volonté ni la capacité de faire prévaloir par la force ces vues et ces valeurs dans le reste du monde. Même d'un point de vue ethnique, la question ne se pose pas sur le même mode, parce que le devoir se juge par rapport aux capacités. Du moment que nous conduisons une action que nous considérons comme juste et cohérente, nous ne devons pas nous laisser entraîner dans une cosmogonie affective qui consisterait à dire : "Kosovo, Tibet, même combat". Je suis progressiste et les objectifs visés au Kosovo représentent un progrès par rapport au cynisme qui accompagne la régulation traditionnelle des conflits par les Etats-Unis. "
(source http://www.defense.gouv.fr, le 19 mai 1999)