Entretien de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international, dans "L'Obs" du 8 janvier 2015, sur la question climatique, la lutte contre le terrorisme et sur la situation en Ukraine.

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Média : L'Obs

Texte intégral

* Dérèglement climatique - 21e conférence mondiale sur le climat
Q - Paris accueillera la 21e conférence mondiale sur le climat (COP 21) en décembre. Une grand-messe environnementale de plus pour pas grand-chose ?
R - J'espère bien que non. Le fantôme de l'échec de Copenhague en 2009 est en train de s'estomper. Les mentalités ont évolué. Tout le monde répète désormais qu'à Paris il faut aboutir. Bien entendu, ce sera difficile de mettre d'accord 195 pays sur un sujet aussi complexe. Mais c'est la dernière chance. Nous devons absolument la saisir.
Q - Concrètement, ce serait quoi un succès ?
R - D'une part, transformer l'avant-projet d'accord qui a été conclu à la conférence de Lima [décembre 2014] en un réel accord universel. D'autre part, à Lima, les pays se sont accordés pour publier, si possible avant mars 2015, un tableau de leurs engagements futurs de réduction des gaz à effet de serre. Ces engagements vont être agrégés et vérifiés notamment par le Secrétariat des Nations unies, afin de s'assurer qu'assemblés, ils permettent à notre planète de ne pas dépasser les 2°C d'ici à 2050 - seuil au-delà duquel nous nous exposons à un dérèglement climatique catastrophique.
Q - Encore faut-il que les promesses soient tenues...
R - C'est pourquoi l'accord de Paris devra être contraignant. Il prévoira des mécanismes de suivi et de vérification de ces promesses. Il ne s'agit pas de mettre à l'amende un pays qui ne respecte pas ses engagements, mais de revoir périodiquement les progrès réalisés, les manquements et ce qu'il faut corriger. Par ailleurs, beaucoup d'instituts de recherche et d'organismes feront un travail de vérification et d'alerte en cas d'insuffisance ou de manquement. La société civile mondiale sera le gardien des promesses étatiques.
Q - Pourquoi ne pas créer une sorte d'Onu de l'environnement susceptible de sanctionner les États ?
R - Idéalement, ce serait souhaitable, mais voyez déjà la difficulté que connaît le conseil de sécurité de l'ONU quand il s'agit d'empêcher un pays de tuer des milliers de ses propres ressortissants...
Q - Le président Hollande dit s'être «converti» à l'enjeu environnemental. Vous-même, comment avez-vous accompli cette mue ?
R - Je suis socialiste et longtemps, les partis issus du mouvement ouvrier se sont concentrés sur les rapports entre le capital et le travail, en ne laissant quasiment aucune place dans leurs réflexions à la Nature, sans mesurer qu'elle est pourtant centrale. Le grand mérite des premiers écologistes - je pense notamment à René Dumont - est d'avoir compris cela avant nous. Ils ont fait évoluer la pensée socialiste.
Q - Vous louez les «premiers écologistes», mais les écologistes d'aujourd'hui, eux, critiquent les reniements du gouvernement...
R - La France n'est peut-être pas parfaite, mais grâce notamment à notre loi sur la transition énergétique, grâce au milliard de dollars attribué au Fonds vert des Nations unies [Fonds institué en novembre dernier pour permettre aux pays pauvres de lutter contre les effets du dérèglement climatique, NDLR], grâce aux engagements européens ambitieux pour lesquels nous nous sommes battus, nous faisons figure d'exemple aux yeux d'un grand nombre de pays.
Q - N'est-ce pas contradictoire de vouloir diminuer les gaz à effet de serre et baisser notre part d'énergie nucléaire alors que le nucléaire est une énergie propre, et même une «énergie d'avenir» comme l'a dit Manuel Valls ?
R - Du point de vue des gaz à effet de serre, le nucléaire est incontestablement une énergie propre. N'oublions pas non plus que, malgré cette baisse, la France sera le pays du monde qui conservera la part la plus importante de nucléaire dans sa production d'électricité avec 50 % à l'horizon 2025. Nous appliquons un simple principe de bon sens : ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier.
Q - De même, comment prôner un monde sans carbone et se féliciter de la chute des prix du pétrole ?
R - D'un point de vue écologique, la chute des prix du pétrole est ambivalente. D'un côté, elle réduit le prix des énergies fossiles et peut donc notamment pousser à leur utilisation massive, mais, de l'autre, les pays prévoyants devraient consacrer l'argent ainsi économisé à réaliser des économies d'énergie et à développer les énergies renouvelables. En fait, pour schématiser d'une formule ce que pourrait être le grand dessein de la gauche pour demain, je dirais : «zéro pauvreté, zéro carbone» !
(...)
Q - En tant que président de la COP 21, vos positions pourraient-elles entrer en contradiction avec les intérêts de la France ?
R - La présidence devra être impartiale, à l'écoute, ambitieuse et capable de compromis. Bien entendu, je serai toujours ministre des affaires étrangères, mais au sein de l'Europe la ministre de l'écologie, Ségolène Royal, défendra les positions de la France. Ce sont deux rôles différents, tous les deux utiles pour réussir ce qui sera la plus vaste conférence internationale jamais organisée en France.
(...)
Q - Avec cette conférence, l'objectif du gouvernement français, c'est aussi de «verdir» le bilan du quinquennat Hollande à l'approche de 2017 ?
R - Lorsque la France, sur proposition du président, a été désignée pour accueillir la COP 21, mes interlocuteurs étrangers sont tous venus me dire deux choses : «Félicitations» et... «Good luck». Leur «good luck» sonnait un rien inquiet. Car la Conférence de Paris constitue à la fois une chance unique de sauver la planète et un risque. Personne n'est certain de réussir.
Q - Franchement, quand l'exécutif plafonne à 20 % de popularité, il n'y a pas grand risque et plus grand chose à perdre, non ?
R - Il ne faut pas raisonner ainsi. Le sujet, ce n'est pas seulement la réussite de la France, c'est une réponse efficace et collective au problème le plus grave de notre temps. La seule question qui vaille, c'est : «Comment avancer ?» La réponse est simple : il n'y a pas de solution de rechange, parce qu'il n'y a pas de planète de rechange.
Q - Les Chinois l'entendent ?
R - Oui, certainement. Pour la Chine, agir contre le dérèglement climatique est devenu un impératif à la fois social, économique et politique. Au moment où l'an dernier à Paris on décidait la circulation alternée car la pollution dépassait de peu la limite des 50 microgrammes, je me trouvais dans la capitale chinoise où l'on dépassait les 400 PPM ! Le modèle passé de développement de la Chine n'est plus supportable ni pour le monde, ni pour eux-mêmes. Pour en avoir parlé plusieurs fois avec eux, je n'ai aucun doute sur la conviction du président chinois, ni d'ailleurs du président américain. C'est un changement considérable puisque ce sont les deux principaux États pollueurs. Le juge de paix, ce ne sera pas un tribunal international, mais les opinions publiques, les peuples eux-mêmes. Le climato-scepticisme est devenu indéfendable et le climato-fatalisme irresponsable : le climato-volontarisme est incontournable.
Q - Et à quoi sert Nicolas Hulot dans cette affaire ? C'est un gadget ?
R - Non. Il travaille. Il propose. Il est convaincu de l'importance de ce combat et convaincant. Son rôle sera important, notamment pour ajouter une dimension éthique à l'aspect scientifique.
Q - Vous avez dit : «On a déjà du mal à se mettre d'accord pour arrêter des massacres qui font des milliers de morts...». Qu'est-ce qui fait que vous pourriez y parvenir sur le climat ?
R - D'abord, je vous l'ai dit, le «climat du climat» a changé : la réalité scientifique - merci au GIEC ! - est désormais reconnue, les entreprises l'ont aussi compris. Nous menons une course de vitesse contre le dérèglement climatique. Le problème, c'est que ce n'est pas parce que vous réduisez ou stoppez à un moment l'émission de gaz à effet de serre que ceux qui se trouvent déjà dans l'atmosphère vont disparaître. Il faut donc opérer cette inversion suffisamment tôt et fort pour que l'on puisse rester dans la limite de 2°C. (...).
* Lutte contre le terrorisme - Syrie - Libye
(...)
Q - Est-ce que les grandes organisations internationales conçues il y a 60 ans ne sont pas dépassées pour régler les défis du XXIème siècle : guerre en Syrie, lutte contre Daech, épidémie d'Ebola ?
R - En 1648, le traité de Westphalie, en mettant un terme à la guerre de trente ans, a établi les bases du système international. Or, la diplomatie telle que nous la pratiquons est encore «westphalienne», c'est-à-dire qu'elle privilégie les négociations entre les États. Mais aujourd'hui le pouvoir de ces États et leur légitimité même sont souvent remis en cause. Les frontières se redessinent, des organisations positives comme les ONG ou terriblement destructrices comme Daech menacent cet équilibre. Par ailleurs, les problèmes climatiques, sanitaires, technologiques, économiques demandent des solutions internationales alors que les États hésitent à s'engager collectivement à partager leur souveraineté.
Q - En Syrie, face au danger de Daech, la France est-elle tentée de renouer un dialogue avec Bachar Al-Assad ?
R - Certains gouvernements ont cette tentation, pas nous. Le principal responsable de la mort de plus de 200.000 Syriens ne peut pas être l'avenir de son peuple ! Comprenez bien que le groupe terroriste Daech et Bachar Al-Assad sont au fond les deux faces d'une même médaille. Ils se combattent - et encore pas toujours - mais ils se légitiment réciproquement. Nous devons à la fois lutter contre Daech, soutenir l'opposition modérée et continuer à chercher une solution politique.
Q - En attendant, on meurt tous les jours en Syrie...
R - Et même massivement ! Un jour est à marquer d'une pierre noire pour la communauté internationale, c'est celui où il a été décidé de ne pas réagir fortement alors qu'il était avéré que Bachar avait fait usage d'armes chimiques contre son peuple. Quand les historiens dresseront le bilan de cette période, ils établiront, je crois, que cette attitude, qui n'est en rien le fait de la France, mais plutôt la conséquence du vote du parlement britannique et de la décision américaine, a marqué un tournant non seulement dans le conflit syrien, mais probablement aussi dans l'attitude de plusieurs dirigeants sur la scène internationale. Le président russe lui-même n'a-t-il pas interprété ceci comme l'autorisation d'intervenir ailleurs en toute impunité ? Certes, il faudra discuter avec des éléments du régime syrien car il n'est pas question de favoriser un effondrement de l'État en Syrie, comme cela s'est produit en Irak ; mais cela ne signifie nullement accepter que Bachar soit l'avenir de son peuple.
Q - Il est difficile d'isoler des éléments modérés d'un régime qui a fait la preuve de son unité ?
R - Oui, notamment aussi parce que ce régime est soutenu par l'Iran et la Russie...
(...)
Q - Pourrons-nous continuer d'éviter de frapper les groupes terroristes qui prospèrent dans le sud de la Libye ?
R - Depuis près de deux ans, le président français, le ministre de la défense, nos partenaires africains, moi-même, nous alertons la communauté internationale sur la situation explosive en Libye. Nous avons saisi à plusieurs reprises l'Onu et l'Union européenne. Sans grand résultat, il est vrai. Notre pays agit pour la sécurité et la paix, mais il n'a pas vocation à régler lui seul et sans l'aval de la communauté internationale tous les problèmes du monde... Chacun doit prendre sa part de responsabilité. La France le fait.(...)
* Iran
(...)
Q - Etes-vous moins intransigeant à l'endroit des Iraniens depuis qu'ils sont devenus nos alliés de circonstance contre Daesh ?
R - Soyons clairs : la France est favorable à un accord avec l'Iran dès lors qu'il reconnaît pleinement le nucléaire civil mais écarte l'accès au nucléaire militaire. La prolifération nucléaire dans une région aussi éruptive serait un risque que nous ne devons pas courir. Si Téhéran obtenait la bombe, d'autres pays de la région la réclameraient aussitôt, sans même parler du risque que l'arme nucléaire ne tombe entre les mains d'un groupe terroriste. Donc, pour l'Iran, le nucléaire civil, oui ; la bombe nucléaire non.(...).
* Ukraine - Russie
(...)
Q - Dans la crise ukrainienne, peut-on faire confiance à la Russie ?
R - En annexant la Crimée, le président Poutine s'est exposé à des sanctions internationales. Pour autant, qui de raisonnable voudrait déclarer la guerre à la Russie. Absurde ! Nous voulons une désescalade et un retour aux accords de Minsk. C'est notre logique depuis le début : la fermeté et le dialogue. Nous souhaitons que l'Ukraine puisse à terme constituer un pont entre la Russie et l'Union européenne.
Q - Mais Vladimir Poutine est-il un homme de parole ?
R - Dans des circonstances voisines, François Mitterrand m'avait dit : «Ce qu'il faut en politique internationale ce n'est pas faire confiance a priori aux engagements de l'autre, c'est agir de telle sorte qu'il soit obligé d'honorer ses propres engagements». Cette attitude vaut pour la Russie, comme pour l'Iran, comme pour d'autres. (...).
source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 9 janvier 2015