Texte intégral
Mesdames et Messieurs les Députés, je suis ravi de vous retrouver, même si les circonstances sont pour tous très difficiles.
Si nous devons nous occuper de ce qui se passe, la vie doit aussi continuer son cours car, sinon, on ferait exactement ce que les terroristes souhaitent.
Les mots sont en effet importants, mais il ne faut pas pour autant tomber dans un concours de terminologie. J'ai tendance pour ma part à parler de plus en plus de jihado-terrorisme, ce qui n'interdit pas d'utiliser d'autres termes.
Pour moi, le problème principal est d'une autre nature. Certes, l'action que nous avons menée est très bien reçue par la population et je félicite à cet égard celui d'entre vous qui a commencé d'entonner la Marseillaise en séance publique. Mais on sent poindre ici ou là l'idée - fausse et dangereuse, que je combats - selon laquelle il vaudrait mieux rester chez soi pour éviter ce genre de drame. Or ce n'est pas parce que nous sommes en Irak qu'il y a du terrorisme en France, mais parce qu'il y a du terrorisme en France et que Daech est un mouvement terroriste que nous sommes allés en Irak. Je rappelle que quand l'ignoble Merah a commis ses forfaits, nous n'étions ni au Mali, ni en Irak. En outre, on ne peut combattre ce mal international qu'est le terrorisme par une action purement nationale.
Les attentats qui ont frappé la France ont suscité une condamnation universelle.
En Europe, la condamnation a été unanime, même si la liste des participants à la marche de dimanche était composite. Cela est positif pour l'idée d'Europe. Quelque chose de fort s'est passé et nos partenaires européens étaient touchés, car ils sentaient qu'un tel drame pourrait leur arriver, mais aussi parce que la France occupe une place particulière.
On a aussi assisté à de nombreuses réactions émouvantes dans le monde, soit officielles, soit spontanées.
En Afrique du Nord et au Moyen-Orient, la condamnation a été unanime et sans précédent.
En Afrique, il y a eu une condamnation générale et une forte émotion, y compris dans les pays à dominante musulmane.
En Asie, même si j'ai reçu des appels de mes collègues, ils n'ont pas perçu les choses comme nous ou nos voisins immédiats.
Et, en Amérique du Sud, si nous avons entrepris des démarches, on a aussi senti cette différence de perception, liée sans doute là aussi à l'éloignement géographique.
Cela montre qu'il y a encore du travail à faire dans ces deux zones, malgré tout ce que nous avons déjà réalisé pour nous rapprocher.
Certains ont regretté l'absence du président Obama à la marche de dimanche. Mais John Kerry, qui est très francophile et qui serait venu s'il n'avait été retenu en Inde, a prononcé des propos forts et émouvants en français.
Nous avons eu aussi une condamnation très forte de nos amis vénézuéliens, même si je ne suis pas sûr qu'ils partagent totalement ce que nous avons dit sur la liberté d'expression.
Ce mouvement de sympathie planétaire s'est traduit par des messages publics, des déplacements dans nos ambassades, l'organisation de rassemblements partout dans le monde et la participation de nombreux responsables à la marche républicaine du 11 janvier. Il n'est pas beaucoup de pays qui aient eu l'occasion de réunir ainsi le Premier ministre israélien et le président de l'Autorité palestinienne, ou le président Porochenko et mon collègue M. Lavrov. Il y a eu aussi notamment des représentants de l'ONU, de l'OTAN, de l'OIF, de l'OSCE, ou de l'UNESCO. Nous avons, dans ces circonstances exceptionnelles, fait en deux jours ce qu'on fait d'habitude en huit mois.
Mais ce soutien n'est pas exempt d'ambiguïtés, y compris au sein des opinions publiques. Sur la condamnation du terrorisme, tous les pays se sont retrouvés.
Les positions sont plus nuancées s'agissant de la défense de la liberté de la presse. Les premières réactions au nouveau numéro de Charlie Hebdo le montrent. On a assisté à un soutien affirmé des pays occidentaux en général, des pays aspirant à l'adhésion à l'Union européenne et de quelques autres pays tels que les Philippines, la Colombie, la Mongolie ou le Japon. Les autres pays se sont montrés plus discrets, voire ont exprimé des réserves.
Ces ambiguïtés sont particulièrement nettes dans les médias non officiels et les réseaux sociaux.
Dans le monde musulman, un certain embarras, voire un certain ressentiment, est perceptible en raison du caractère jugé blasphématoire des caricatures de Charlie Hebdo, certains allant jusqu'à considérer que l'attaque terroriste était une conséquence inéluctable. En témoigne notamment la déclaration du porte-parole de Bachar al-Assad.
Par ailleurs, la condamnation d'un «double discours» occidental est parfois relevée : l'Iran estime par exemple que la liberté d'expression ne s'applique pas à la Shoah ; d'autres invoquent l'insensibilité de l'Occident aux autres tragédies, comme Boko Haram ou les frappes aveugles en Afghanistan.
D'autres, enfin, en Égypte, en Iran ou au Liban, évoquent un complot du Mossad.
Cela crée un hiatus entre les gouvernements, notamment ceux de la zone ANMO - Afrique du Nord et Proche-Orient -, et une partie de leur opinion publique, et donne lieu à un débat interne sur la question des limites de la liberté d'expression. Pour autant, dans certains pays, la société civile - association des droits de l'Homme, journalistes, avocats... - est restée à la pointe du combat contre le terrorisme et pour la liberté d'expression. On a vu à cet égard des réactions très réconfortantes au Liban, au Maroc, en Tunisie et au Sénégal.
En Europe, hormis le cas de la Hongrie, les limites de la solidarité sont liées davantage à la question de l'équilibre entre liberté et sécurité dans la réponse au terrorisme et aux approches de la relation entre l'État et la religion.
Reste qu'il ne faut pas confondre la tendance majeure, marquée par l'émotion et le soutien, avec certaines réactions mineures.
L'image de la France en ressort incontestablement grandie, mais des inquiétudes s'expriment.
En Europe, si l'idée domine que la France et les Français ont fait preuve d'un sursaut salutaire d'autant plus remarquable que prévalait l'image d'un pays doutant de lui-même, il y a des interrogations sur les lendemains : compte tenu de l'imbrication des intérêts de sécurité, les questions et les propositions se font déjà précises sur l'équilibre sécurité-liberté de la réponse européenne concernant les enjeux relatifs au système PNR - Passenger Name Record -, à une réforme du code Schengen, à la surveillance d'internet ou à la lutte contre le trafic d'armes. Les propositions françaises seront attendues dans la perspective du Conseil européen informel de février.
Dans les pays de confession musulmane - dans la zone ANMO comme parfois dans d'autres continents -, l'inquiétude est réelle quant aux risques de montée de l'islamophobie en France et en Europe, notamment s'agissant du Front national. À cet égard, plusieurs articles de la presse internationale relèvent que la France a une responsabilité particulière et des atouts à faire valoir pour répondre à l'attaque terroriste sans entrer dans une «guerre des civilisations».
À ce stade, les débats relatifs aux liens entre les attentats et la situation en Israël et en Palestine restent limités.
S'agissant des causes, on peut en identifier trois principales séries.
D'abord, des causes sociales nationales. En premier lieu, l'échec des structures d'encadrement : structures familiales, structures d'insertion, structures religieuses, structures éducatives. Deuxièmement, l'exclusion économique et sociale, qui ne doit en aucune façon être une excuse. Troisièmement, le ressentiment, la frustration, la haine de la société. Le sentiment se répand que les principes de la République, en particulier la laïcité, ne s'appliquent pas à tout le monde de la même façon.
Deuxième série de causes : une offre idéologique qui favorise les conditions de la radicalisation, les clivages idéologiques traditionnels ayant beaucoup moins de force qu'avant. Certaines personnes perdues trouvent dans une version caricaturée de l'islam une clé idéologique leur permettant d'échapper à leur médiocrité et à leur drame personnel avec, à l'appui, deux vecteurs bien identifiés : la prison et internet.
Troisième série de facteurs : un environnement international qui crée les conditions du passage à l'acte. L'environnement international fournit matière au ressentiment, au discours victimaire et à la logique de représailles ; sur le plan opérationnel, il permet formation et préparation du passage à l'acte. Qu'il s'agisse de zones de chaos - en Irak, en Syrie, en Libye, au Yémen, au Sahel, en Somalie - ou de conflits non résolus, qui, comme le conflit israélo-palestinien, font figure d'abcès de fixation.
Face à ces trois séries de causes, il faut une triple réponse.
En premier lieu, une réponse sécuritaire, qui recouvre plusieurs sujets dont on traite depuis quelques jours. Il faut à cet égard des mesures exceptionnelles qui ne soient pas des lois d'exception.
Deuxièmement, il faut une réponse sociale.
Enfin, il faut une réponse internationale.
D'abord, au niveau européen, sur le PNR, le contrôle des voyages, internet, le trafic des armes et le système d'information Schengen. Des réunions sont prévues à cet effet.
Si nous sommes heureux de la solidarité européenne, elle doit aussi se prouver. La France fait sa part du travail, mais ne peut tout faire à elle seule. Nos amis européens doivent donc nous soutenir tout le temps et concrètement.
Aux États-Unis, le président Obama a pris une initiative qui reste à préciser. Indépendamment de cela, des actions doivent être menées aussi bien s'agissant de la sécurité que de la lutte générale contre la radicalisation ou de la liberté d'expression.
Nous avons par ailleurs avec le monde arabe des échanges, une coopération, parfois même des contradictions à lever. Je vérifie systématiquement si les assertions générales qui sont prononcées sont ou non fondées et, dans le cas où elles seraient fondées, nous en tirerions les conséquences.
S'agissant du Maroc, en février dernier, une escouade de police s'est présentée à une entrée secondaire de la résidence de l'ambassadeur lors de la venue en France du directeur de la sûreté marocain : celui-ci a eu le sentiment qu'on lui reprochait d'être impliqué dans une torture ; il l'a mal pris et il a eu raison. Nous nous sommes excusés.
Après deux ou trois maladresses dans les deux sens, nous avons dit et répété qu'il s'agissait d'un malentendu et que les Marocains étaient nos amis. J'ai envoyé sur place des hauts fonctionnaires, dont le secrétaire général du Quai d'Orsay. Dimanche encore, le ministre des affaires étrangères du Maroc, qui est un ami, est venu me voir à mon invitation le matin. Il a également été reçu à l'Élysée. Nous voulons avoir de très bonnes relations avec les Marocains et nous avons pris de nombreuses initiatives en ce sens. Certains disent que cela tient au fait que nous avons de bonnes relations avec l'Algérie : il n'y a pas lieu de choisir entre les deux pays et nous entendons avoir de bonnes relations avec chacun. Quant à la question du Sahara, elle n'est pas en cause car notre position est proche de celle des Marocains, ce que d'ailleurs les Algériens nous reprochent.
(Interventions des parlementaires)
La France a lancé l'idée de la taxe Tobin au niveau européen, mais on n'arrive pas à se mettre d'accord sur son application, chacun plaidant pour son clocher. La proposition du gouvernement est d'avoir une base plus large et une assiette très petite. J'espère que nous aboutirons, mais le milieu de la finance y est opposé.
S'agissant de l'Afrique, la France ne peut pas régler à elle seule tous les problèmes du continent. D'abord, nous n'en avons pas les moyens. Deuxièmement, on ne peut être solidaire à notre égard au niveau européen sans nous appuyer. Enfin, nous considérons que les Africains doivent de plus en plus assurer leur sécurité. Le président de la République l'a encore redit cet après-midi.
Reste que la situation provoquée par Boko Haram est épouvantable et que nous avons quasiment chaque semaine des exactions qui par leur masse et leur cruauté dépassent ce que nous pouvons imaginer. Une réunion est prévue le 20 janvier à ce sujet et nous y consacrons un certain nombre de moyens. Nous aidons notamment nos amis du Cameroun et du Tchad. Nous essayons aussi de mobiliser la communauté internationale. Une élection est par ailleurs prévue au Nigeria et, pour le moment, la notion de khalifat reste circonscrite et il n'y a pas de lien organique entre Boko Haram et Daech notamment. En tout cas, nous ferons le maximum.
La question de la Libye, qui est dans une situation très dangereuse, doit aussi être réglée internationalement. Il est regrettable que notre intervention sur place n'ait pas donné lieu à un suivi. La leçon que l'on peut en tirer est qu'on peut aider, mais qu'on ne peut régler un conflit de ce type de l'extérieur, d'autant que si on s'installe, au bout d'un certain temps, on est considéré comme l'occupant local. Il ne suffit pas de lancer des bombes et de tuer le dictateur local. En outre, la Libye n'a jamais été un État et est constituée de tribus surarmées disposant d'une richesse considérable.
Sur la RCA, je ne suis pas si catastrophiste que vous : les élections restent fixées au mois d'août et je n'ai pas d'informations selon lesquelles le territoire serait partagé. Nous venons en outre de décider de réduire le dispositif Sangaris.
S'agissant de la Syrie, nous pensons que si nous avons face à face, comme les deux termes de l'alternative, Daech et Bachar Al-Assad, l'un et l'autre se renforceront et ce sera un désastre permanent pour ce pays. Si vous dites à un Syrien dont la famille a été massacrée par Bachar Al-Assad, comme ce fut le cas de dizaines de milliers d'entre eux : la seule autre voie est d'aller avec Daech, on voit ce que cela donne. Il en est de même dans le cas inverse. Si la seule solution est politique, la question est de savoir avec qui on pourra la mettre en œuvre. Nous discutons ainsi avec les Russes, de même qu'avec toutes les parties. On ne dira naturellement pas que Bachar Al-Assad restera pour vingt-cinq ans, ni que toutes les personnes qui l'ont côtoyé de près ou de loin doivent être écartées - sinon on risquerait de se trouver dans la situation irakienne précédente. On essaie donc d'avoir un ensemble s'appuyant sur des personnes du régime et de l'opposition, dans lequel les communautés sont par principe respectées. Nous travaillons aussi avec les Nations unies sur ce sujet. En tout cas, il ne faut pas renforcer Bachar Al-Assad, qui n'aurait aucune raison de partir s'il a toutes les cartes en main. Nous apportons par conséquent notre soutien à l'opposition modérée et luttons contre Daech en évitant de renforcer ce dirigeant - faute de quoi on ne trouverait pas de solution pour le pays.
Q - La France a pourtant un ennemi privilégié sur place, qui est Daech, puisque nous lui faisons la guerre ! Nous sommes donc plus ennemis de celui-ci que de Bachar Al-Assad.
R - Oui, mais nous ne sommes pas engagés militairement en Syrie, ni auprès de l'un, ni auprès de l'autre.
Quant aux États-Unis, il y a une véritable polémique en leur sein. John Kerry viendra vendredi, je le recevrai et il ira à l'Élysée.
S'agissant des forces armées, le président de la République a déclaré tout à l'heure qu'il fallait moduler l'évolution des effectifs.
Concernant Barkhane, il fallait changer notre dispositif. Nous sommes là-bas contre le terrorisme. Mais il faut prendre des dispositions pratiques pour qu'il ne puisse y avoir de razzia à Madama, d'autant qu'il y a non loin, au sud de la Libye, de nombreux terroristes professionnels, y compris certains de ceux que nous recherchons.
Il faut bien distinguer la question du terrorisme, sur laquelle nous avons eu le soutien de beaucoup de pays - y compris de l'Indonésie -, de celle des caricatures, où les réactions sont plus contrastées.
Sur le Maroc, je vais essayer de contribuer à sortir de cette situation difficile.
Quant au Premier ministre israélien, il a, je crois, été bien accueilli avec la délégation de son pays.
S'agissant du Yémen, la situation est très difficile. Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA) est un acteur important du jihad global. Nous pensons qu'il y a entre 5.000 et 7.000 combattants dans ses rangs, dont un millier d'étrangers, avec beaucoup de personnes formées en Afghanistan. L'organisation affiliée à Al-Qaïda dans cette péninsule est Ansar al-Sharia, qui compte entre 2.000 et 4.000 hommes, avec pour leader al-Zawahiri, qui a comme bras droit al-Wahishi. Donc AQPA a un rôle privilégié parmi les autres branches d'Al-Qaïda.
Mais il s'agit d'un groupe terroriste sous pression : il a perdu beaucoup des siens après les frappes de drones américains, les forces gouvernementales du Yémen ont conduit beaucoup d'opérations depuis le printemps 2014 et des rebelles sont parvenus à prendre le contrôle de Sanaa en septembre dernier. Reste qu'il constitue une menace aiguë car il a des capacités opérationnelles significatives. Depuis septembre 2014, AQPA dispose d'environ 200 combattants à Sanaa et a revendiqué plusieurs attaques dans la capitale.
Ses objectifs sont triples : déstabiliser le régime yéménite, combattre l'avancée des rebelles et frapper les intérêts étrangers, aussi bien au Yémen qu'à l'extérieur - sachant que Total constitue une de ses cibles. Il est également capable de réaliser des opérations de grande ampleur
Vis-à-vis de Daech, AQPA a rejeté tout ralliement formel et réaffirmé son soutien à Al-Qaïda. Mais ce premier est intéressé par le Yémen et il y a des rivalités entre eux.
Ils ont dans leurs rangs moins d'une dizaine de Français, ainsi qu'un certain nombre de Français dans les écoles salafistes du Yémen. Ces compatriotes jouent malheureusement un rôle important dans l'organisation, qui cherche à frapper à la fois les États-Unis et l'Europe. Par ailleurs, AQPA souhaite recruter des combattants occidentaux présents en Syrie, essentiellement des Britanniques, des Américains et des Français.
Un des dangers graves des attaques de la semaine dernière est qu'elles ont eu une publicité exceptionnelle et que ces esprits malades font le rapport entre le peu de moyens nécessaires pour réaliser cette opération et l'impact énorme qu'elle a eu. C'est donc hélas une incitation à aller frapper des pays occidentaux alors que, dans les derniers temps, les frappes avaient surtout concerné leurs pays. Cela doit nous amener à y réfléchir et à agir.
S'agissant de la question du lien avec le conflit israélo-palestinien, il est faux de dire que tout ce qui se passe dans le monde en matière de terrorisme est lié à ce conflit, de même qu'il est faux de penser qu'il n'y a pas de gens qui trouvent de raison ou de prétexte à leur action dans celui-ci. En tout cas, dans les attentats de la semaine dernière, il n'y a pas eu de lien affirmé avec ce conflit.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 27 janvier 2015