Entretien de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international, avec Itélé le 12 février 2015, sur les accords de Minsk sur l'Ukraine.

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Média : Itélé

Texte intégral

Q - Vous arrivez de Minsk où vous avez participé aux seize heures de négociations tendues pour l'avenir de l'Ukraine, on va revenir sur le détail de l'accord qui a été conclu, qui comprend un cessez-le-feu, la création d'une zone tampon et un processus démocratique. Mais avant cela, un mot sur l'ambiance de ces seize heures de marathon diplomatique auquel vous avez assisté aux côtés de François Hollande, bien entendu, d'Angela Merkel, de Petro Porochenko, le président ukrainien, et de Vladimir Poutine, le président russe. Seize heures de fortes tensions, d'échanges musclés, Monsieur Fabius ?
R - Cela a été très difficile : près de dix-sept heures de négociations. Il y a eu, comme souvent dans ce genre de négociations, des hauts et des bas. Au départ, on travaillait sur un texte que nous avions fait, Allemands et Français, à deux ; les choses se passaient bien. Celui qui donne le «la» est très important, celui qui propose le texte qui avait été préparé par nos conseillers auparavant.
Q - En fait, c'était Angela Merkel et François Hollande qui donnaient le «la».
R - Voilà. Au fur et à mesure que l'on est entré dans la discussion, sur deux points principaux, c'est devenu très difficile. À la fin, cela a failli complètement capoter parce que les séparatistes, qui eux se trouvaient dans un autre bâtiment de la ville, ont dit qu'ils n'étaient pas d'accord.
Il y a donc deux points principaux sur lesquels la discussion a achoppé pendant plusieurs heures. D'une part, évidemment, le contrôle des frontières : si on respecte l'intégrité de l'Ukraine, il faut qu'il y ait des frontières et les Russes étaient et restent très réticents. L'autre aspect, c'est «quel est le statut des fameuses régions, Lougansk et Donetsk» ? Là, il y a tout un mécanisme très compliqué ; on a mis beaucoup de temps.
Si j'avais à résumer l'accord tel qu'on l'a finalement signé, je dirais espérance mais vigilance.
Q - Quand vous dites «c'est devenu difficile à un moment», c'est-à-dire que Vladimir Poutine s'est énervé ?
R - Non.
Q - Il y a eu des échanges tendus avec le président ukrainien ou pas ? Ils se sont parlé tout simplement, directement ?
R - Oui, bien sûr. On était dans une très grande pièce, ronde, avec à côté une petite pièce. Selon les moments de la discussion - nous étions une quinzaine, une vingtaine - tout le monde discutait ensemble ou bien par petits groupes. Cela pouvait être François Hollande et Angela Merkel ; M. Porochenko et M. Poutine ; M. Poutine et M. Hollande. À d'autres moments, il y avait des réunions des ministres des affaires étrangères - nous étions quatre -, ou bien des réunions avec uniquement les quatre chefs d'État et de gouvernement. Il y avait donc une sorte de dynamique qui, selon les moments, se créait ou se détruisait.
Q - Il y a une répartition des rôles entre Angela Merkel et François Hollande ?
R - Ils se sont, depuis le début, extrêmement bien entendus. D'abord, l'initiative a été commune. L'initiative remonte au début de la semaine dernière. Il est vrai que la situation en Ukraine est extrêmement mauvaise ; il y a des morts tous les jours. Nous nous sommes dit qu'il fallait qu'il y ait une initiative, sans quoi c'est la guerre, la guerre générale.
Nous avons, avec M. Steinmeier, bâti un texte que nous avons soumis à nos deux chefs d'État. Nous avons commencé à mettre les choses dans le circuit, je crois que c'était mardi dernier. Ensuite, il y a eu le déplacement franco-allemand à Kiev, puis à Moscou, une longue conversation dimanche dernier, et puis Minsk...
Q - Pour convaincre M. Poutine de venir à Minsk.
R - Oui. Et puis, pour faire en sorte que M. Porochenko et M. Poutine, qui ne se parlaient plus, recommencent à se parler.
Q - Le tandem franco-allemand voulait absolument la paix, quitte à avoir une mauvaise paix ?
R - Ah non ! Une mauvaise paix, non ! On reste très, très prudents parce que l'accord de Minsk, au mois de septembre dernier, n'a pas été respecté.
Q - Par aucune des deux parties.
R - On était au bord de la guerre, vous vous rendez compte de ce que cela veut dire, la guerre à moins de trois heures d'avion d'ici.
Q - Là, on a évité la guerre ?
R - Je pense et j'espère que oui. Le plan proposé et adopté est un plan de paix. Maintenant, évidemment, je dis «espérance mais vigilance», parce que beaucoup de choses restent à faire. Un cessez-le-feu est décidé pour dimanche à 00h00 ; il va falloir qu'il s'applique. Ensuite, il y a toute une série de problèmes juridiques, de problèmes économiques à surmonter. Je vous disais qu'à un moment cela a failli capoter parce que les séparatistes ont dit «non, on ne veut pas de votre accord». Pourquoi ? Parce que - j'imagine que vous avez la carte en tête - il y a une ville qui est en train...
Q - D'être encerclée...
R - Alors, là, c'est contesté, les Ukrainiens disent «pas du tout, nous sommes relativement à l'aise». Les Russes et les séparatistes disent «on est sur le point d'encercler».
Q - C'est la ville de Debaltsevo, c'est un noeud stratégique...
R - Exactement. Il y a là 5 à 6 000 hommes avec des armes puissantes. Donc, les séparatistes voulaient, veulent peut-être profiter de leur avantage pour le pousser jusqu'au bout. Donc, ils souhaitaient que le cessez-le-feu soit le plus tard possible pour qu'ils puissent mettre leurs mauvaises pensées à exécution.
Q - D'ailleurs, M. Poutine, sitôt sorti des 17 heures de pourparlers avec vous, a demandé à ses soldats ukrainiens, soi-disant encerclés, de déposer les armes. C'est lui qui donne les ordres, Vladimir Poutine ?
R - Vladimir Poutine a une influence sur les séparatistes, mais en même temps fait comme s'il était une partie extérieure. Au fond, ce qui lui aurait bien plu, c'est qu'il se trouve dans la même situation que les Allemands et les Français. La réalité n'est pas celle-là. Vous avez d'un côté les Ukrainiens, de l'autre les séparatistes appuyés par les Russes, et puis, vous avez les Français et les Allemands qui jouent le rôle de médiateurs. Mais lui, il conteste ce rôle-là.
Q - Vous croyez en sa parole à Vladimir Poutine ? Pourquoi est-ce que cet accord de cessez-le-feu serait respecté, alors qu'il ne l'a pas été, comme vous le disiez, en septembre ?
R - On ne peut être sûr de rien, c'est pour cela que je dis grande vigilance.
Q - Et surtout pas de Vladimir Poutine ?
R - Mais la situation de la Russie est quand même économiquement très mauvaise.
Q - C'est la peur des sanctions qui fait... ?
R - Je pense qu'il y a une peur d'une dégradation économique, le rouble s'est effondré, il n'y a plus d'investissements. Sa réputation au plan international n'est quand même pas flamboyante. En même temps, il a fait monter une espèce de nationalisme russe qui est maintenant très difficile à faire retomber. Il est très difficile pour M. Poutine de donner le sentiment qu'il laisse tomber les séparatistes des deux régions, Lougansk et Donetsk.
Q - On est jeudi soir, le cessez-le-feu devrait entrer en vigueur dans la nuit de samedi à dimanche.
R - À 00h00.
Q - Rien que cette nuit, pendant que vous discutiez, 50 chars russes sont entrés sur le territoire ukrainien dans un poste frontière. Est-ce qu'il y a encore un risque d'escalade militaire d'ici samedi soir ?
R - Oui, je dirais à la fois que c'est dramatique, avec les conséquences humaines que cela a, mais aussi que lorsqu'il y a des cessez-le-feu prévus, c'est toujours comme cela : chacun prend le maximum d'avantages pour ensuite être sur sa ligne. Donc, le paradoxe dramatique sur le plan humain, c'est que juste avant la paix, c'est le maximum de combats.
Q - La surenchère ?
R - Oui.
Q - Donc elle est encore possible et elle peut mettre à mal le processus engagé ?
R - Les séparatistes et les autres ont signé l'accord ce matin à midi à peu près, heure locale, et nous, nous avons endossé cet accord. Mais je dis «vigilance et prudence» puisque nous avions eu un accord au mois de septembre et il n'a pas été respecté.
Q - C'est exactement ce que dit François Hollande, il dit que cet accord ne garantit pas un succès durable. C'est ce que dit aussi Angela Merkel, elle dit qu'elle n'a «aucune illusion car il y a encore d'énormes obstacles».
R - Oui, c'est très compliqué, elle a raison ! Nous avons parlé de cela en permanence de manière tout à fait ouverte mais je dirais que si nous n'avions pas fait cette tentative, c'était la guerre. Là, il y a une chance de paix.
Q - On a parlé du cessez-le-feu, il y a aussi cette zone tampon qui va être instaurée avec un retrait des belligérants...
R - Oui, des deux côtés. L'objet principal, c'est le retrait des armes lourdes parce que les armes lourdes peuvent avoir une portée considérable - 50 kilomètres, 70 kilomètres. Il faut donc, d'un côté et de l'autre de la ligne de cessez-le-feu, faire retirer les armes lourdes. Vous comprenez la difficulté que cela représente puisque cela veut dire qu'un certain nombre de gens abandonnent leurs positions. Là aussi, c'est une difficulté pratique et normale.
Q - Qui va superviser ce démantèlement militaire ?
R - L'OSCE doit superviser cela. C'est un organisme où tout le monde est représenté, avec des observateurs. Du point de vue, j'allais dire, moral, il y a évidemment l'Allemagne et la France.
Q - C'est un accord qui semble très irréel quand on est du côté des Ukrainiens, de ceux qui sont sur la ligne de front. Il y a des morts tous les jours, des civils qui périssent sous les bombardements.
R - Bien sûr !
Q - Quel gage est-ce que vous leur donnez aujourd'hui ? Quel gage de paix ?
R - C'est l'engagement de ces deux grands pays que sont l'Allemagne et la France, la signature des Russes et le fait que Porochenko a dû faire lui-même un effort. Il faut bien avoir cela à l'esprit : le président Porochenko a été élu. Il est sur une ligne, je dirais, relativement modérée mais il y a toute une opinion publique au sein de l'Ukraine qui, au fur et à mesure que le conflit s'est développé, devient de plus en plus anti-russe. Il est donc très difficile pour lui aussi de signer parce qu'il y a toute une opinion publique qui dit, même si ce n'est pas raisonnable : «Il faut aller casser du Russe».
Q - Est-ce que ce n'est pas le grand perdant finalement, M. Porochenko, ce soir ?
R - Non, s'il y a la paix... Lorsqu'il y a la paix, personne n'est perdant. Imaginez ce que signifie un conflit armé entre l'Ukraine et la Russie ? L'Ukraine ne va pas battre la Russie. La Russie a une puissance militaire considérable. Il est vrai que sa situation est très difficile et je trouve qu'il a fait preuve de beaucoup de courage.
Q - Il y a un processus démocratique qui est aussi inclus dans l'accord qui a été passé avec l'organisation d'élections locales dans les zones qui veulent être autonomes... Mais ça, dans un délai assez rapide ? Quel délai ?
R - Oui, c'est un peu compliqué à expliquer. Vous vous rappelez peut-être qu'il y a eu des élections générales et qu'il y a eu aussi des élections dans les régions concernées ; mais la présence militaire était partout et ces élections n'ont donc pas été reconnues.
Si on veut maintenant entrer dans un processus, j'allais dire, normal, il faut qu'il y ait de nouveau des élections. Ce qui suppose - c'est là où c'est très compliqué - de changer de loi et de changer la Constitution. Les Ukrainiens de ces deux régions voteront pour qui ils veulent. Ensuite, ces gens élus, peut-être les mêmes qu'aujourd'hui, discuteront avec le président Porochenko. On a passé beaucoup d'heures là-dessus parce que le processus constitutionnel juridique de l'Ukraine est très complexe.
Q - M. Poutine a signé ce document ?
R - Oui.
Q - Il l'a signé, il l'a paraphé ?
R - Il y a deux documents : il y a l'engagement des quatre, c'est-à-dire Russie, Ukraine, France et Allemagne, à endosser cet accord qui a été signé par à la fois le groupe de contact et les deux chefs des deux régions dont on parle.
Q - Est-ce que vous pouvez ce soir dire qu'on ne s'achemine pas vers une partition de l'Ukraine, qu'au fond, eh bien voilà, on n'a pas, on ne va pas couper le pays en plusieurs morceaux d'ici quelques semaines, quelques mois ?
R - On ne peut pas avoir de certitude absolue mais je maintiens ce que j'ai dit, il y a une espérance de paix pour la première fois depuis très longtemps, mais il y a une grande vigilance à avoir dans l'application.
Q - Est-ce qu'on peut parler de succès diplomatique ce soir pour François Hollande ?
R - C'est sûr que la diplomatie a été déterminante. Nous avons toujours considéré que ce n'était pas par la guerre qu'on pouvait résoudre la question ukrainienne. Et là, c'est le plan franco-allemand qui a permis de trouver une solution. Et donc la diplomatie a été efficace, et il faut s'en féliciter, mais il ne faut pas que ce soit simplement un accord sur le papier, il faut que ce soit un accord sur le terrain.
Q - Quelle va être l'attitude des États-Unis qui étaient prêts à armer militairement les Ukrainiens ? Est-ce qu'ils vont arrêter ce processus ou pas,
R - Ils étaient prêts à armer. Dans l'opinion américaine et au Congrès, il y avait ce mouvement ; John Kerry et le président Obama avaient été plus prudents. Si les choses se passent comme c'est prévu dans l'accord, il n'y aura pas de difficulté particulière.
Q - Et si ce n'est pas le cas ?
R - Si jamais on recommence et on va vers un conflit armé, je ne sais pas ce que feront les États-Unis. Pour notre part, nous, la France et l'Allemagne, nous nous sommes déjà exprimés en disant que nous ne pensons pas que ce soit un type de conflit qu'on puisse résoudre en apportant des armes supplémentaires.
Q - Quid des sanctions contre la Russie ? Il y a ce soir un sommet européen à Bruxelles. Que va demander la France ? Le maintien de la menace des sanctions ou pas ?
R - Pour le moment, dans le contexte actuel, cela n'aurait pas de sens d'aggraver les sanctions. En revanche, s'il n'y avait pas eu d'accord, il est extrêmement vraisemblable, il est même certain qu'il y aurait eu une décision de sanctions supplémentaires.
Les sanctions, c'est quelque chose qui est fait pour faire pression, mais là, au Conseil qui a lieu cet après-midi, il n'y a pas de sanctions supplémentaires.
Q - Est-ce qu'il faut aussi engager un plan d'aide économique massif pour l'Ukraine, une sorte de «plan Marshall» ? L'Ukraine est à bout de souffle évidemment, notamment en raison d'efforts de guerre.
R - Oui, c'est prévu. D'ailleurs, le FMI a débloqué des sommes supplémentaires et la question est posée parce que l'Ukraine était déjà dans une situation très difficile. Là, évidemment, comme il y a un conflit, elle est dans une situation encore plus difficile ; il y a notamment les problèmes d'approvisionnement énergétique. Donc, oui, il y a un soutien économique à apporter, c'est certain.
Q - La vente des Mistral, elle est toujours suspendue ? Aucune décision en la matière du côté français ?
R - Oui, on en est au même point et cela se comprend très bien. Comment voulez-vous que, dans ce contexte, on puisse appliquer le contrat qui a été signé il y a déjà plusieurs années ? Non, le contrat est suspendu pour le moment.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 20 février 2015