Texte intégral
Q - Le Pakistan, point d'appui pour les Occidentaux, mais point d'appui fragile ?
R - En effet, mais dès le lendemain de la tragédie du 11 septembre, le secrétaire d'Etat américain Colin Powell a très bien réagi en disant qu'il fallait bâtir une coalition contre le terrorisme. Cette idée a tout de suite cherché à éviter le piège que voulaient tendre les terroristes pour essayer d'organiser un affrontement entre Occident et Islam.
Une coalition, cela veut dire qu'il n'y a pas seulement les Occidentaux, les Etats-Unis et même les Etats-Unis et les Européens, d'où l'effort qui est fait pour qu'il y ait un accord dans cette lutte contre le terrorisme avec les Russes, les Chinois, les gouvernements arabes et musulmans et, en particulier, avec le Pakistan qui est placé à un tel endroit que l'on ne peut rien faire sans lui. C'est donc une démarche logique sur ce plan.
Q - Comment arrive-t-on à savoir qu'un homme comme Musharraf aujourd'hui est un partenaire sinon loyal en tous cas fiable alors que les services secrets pakistanais ont joué un rôle important dans l'installation des Taleban en Afghanistan ?
R - Nous n'allons pas revenir sur l'historique ce serait trop long, mais les Taleban se sont installés d'abord parce que les groupes, les factions prétendument alliées qui ont gouverné l'Afghanistan avant, se sont absolument déchirées dans des guerres. Les Taleban se sont installés au début, parce que du point de vue de l'Afghan, du village, cela a paradoxalement apporté une sorte de paix. Nous avons du mal à le comprendre, mais cela explique aussi la résistance des Taleban, leur popularité. Les Pakistanais les ont aidés, d'autres pays les ont aidés, les Etats-Unis ont également eu pendant longtemps une politique un peu aveugle, les Saoudiens les ont aidés... Ce n'est pas qu'une politique pakistanaise particulière.
C'était dans le vide créé par le départ des Soviétiques puis par l'échec des factions qui avaient voulu gouverner l'Afghanistan et qui n'avaient pas réussi. Maintenant, nous sommes dans une situation tout à fait différente. Placé devant ce dilemme, le président Musharraf a fait un choix courageux, il a dit : "je vois la situation, les Etats-Unis me demandent de coopérer, je décide de coopérer". Est-ce que cela veut dire que du jour au lendemain, l'ensemble des administrations pakistanaises, des services spécialisés, l'armée, la police changent de mentalités ? Bien sûr que non.
Ce que nous disons à Paris, à Londres, à Washington, c'est ce que j'ai dit quand j'étais sur place, la semaine dernière : le président Musharraf doit aller au bout de la logique de son choix, puisqu'il a fait ce choix juste, à notre avis, de coopérer contre le terrorisme. Bien sûr, c'est difficile pour lui. C'est pour cela que nous disons que c'est courageux et nous voulons le pousser à aller jusqu'au bout.
Q - C'est ce que vous appelez d'ailleurs la fin de la "real politik" ? Le premier problème auquel on doit répondre n'est-il pas un problème de compréhension entre les règles qui ne sont pas communes et qui ne sont pas partagées ?
R - Il y a le problème de la compréhension du monde en général, il y a le problème de la compréhension du problème afghan en particulier.
Ce qui est vrai, c'est que, depuis une dizaine d'années, les pays occidentaux, les Etats-Unis, le Canada et les Européens, ont vécu dans l'idée que tous les problèmes du monde étaient surmontés, que nous étions d'accord sur les principes, que tout le monde avait les mêmes références, et que nous allions progresser d'un pas allègre vers la communauté internationale, vers l'économie de marché généralisée, vers la démocratie libérale, etc.
Et l'on s'aperçoit que tout cela reste extraordinairement contesté, même si nous nous y sommes profondément et sincèrement attachés. Nous nous en sommes rendus compte avant le 11 septembre ; par exemple à la Conférence de Durban où il y avait des expressions tout à fait inacceptables à propos d'Israël, mais il y avait beaucoup d'autres désaccords qui montraient que la communauté internationale n'est pas faite.
Il y a une incompréhension et dans certains cas, un véritable fossé. Nous sommes parmi ceux qui veulent un monde qui soit plus juste, plus équitable, moins cruel, plus équilibré, un monde plus régulé. Il y a, je crois, peu de gouvernements aussi engagés, aussi actifs que le gouvernement français. Il faut que l'on sache que ce n'est pas fait encore. La communauté internationale n'est pas établie, on doit encore la construire.
J'ai entendu ce qui a été dit sur l'OMC tout à l'heure. C'est très exact, cela montre que ceux qui ont contesté en bloc l'OMC se trompaient de combat. L'OMC est une des instances où cette négociation peut avoir lieu, à condition que l'on ne s'engage pas simplement dans un cycle de pure libéralisation, qu'on y réintroduise la régulation sur le plan social, de l'environnement et sur beaucoup d'autres plans.
Il faut si l'on veut être un peu efficace par rapport au monde tel qu'il est, si l'on veut vraiment l'améliorer, lutter contre les problèmes de base, il faut arrêter de croire depuis nos capitales occidentales riches et sûres que tout cela est fait. Il faut travailler encore, ce qui nous impose beaucoup plus de travail y compris d'ailleurs dans la question afghane.
Et si l'on parle parfois de la complexité, ce n'est pas pour embrouiller les gens par plaisir, c'est parce que si l'on ne prend pas en compte cette complexité, c'est-à-dire les divisions des Afghans entre eux, ces dernières années. On aura du mal à faire émerger la solution politique, pourtant elle est urgente.
Q - Comment va-t-on se partager les responsabilités et les fonctions ? Parce que l'on nous dit qu'il faut aller sur le terrain intervenir vite. M. Musharraf demande que cela soit fait avant le ramadan.
R - Il y a plusieurs choses. Il y a la dimension militaire. Vous avez vu que les Etats-Unis veulent conduire cette affaire, essentiellement eux-mêmes, et c'est normal, ce sont eux qui ont été frappés, c'est leur réaction, elle a été jugée légitime par l'ONU. Cela prend le temps que cela prend. Même si l'on ne peut que souhaiter que les frappes aériennes, préalable indispensable pour détruire les infrastructures dont pouvaient se servir les terroristes, atteignent rapidement leur but. Cela, naturellement, tout le monde le souhaite.
Sur le plan politique, il y a un travail qui est fait, et la France est très active, elle a été la première, début octobre, à présenter un plan politique pour l'Afghanistan. Ce travail consiste à convaincre toutes les factions afghanes qui se sont entre-déchirées au cours des dernières années avant que n'arrivent les Taleban, de passer un accord entre elles pour qu'il y ait un bon équilibre dans le pouvoir afghan de demain entre les Patchounes, qui forment à peu près la moitié et d'autre part les Tadjiks, les Ouzbeks, les Azaras. Ce travail est fait auprès de leurs amis, de leurs protecteurs, c'est-à-dire les Pakistanais, mais aussi les Iraniens, l'Ouzbékistan, le Tadjikistan, les Russes, etc.
C'est le travail qui est fait et c'est cela qui explique qu'il y a tellement de voyages et de rencontres. C'est un travail très coordonné.
Q - Est-ce qu'il y a une Europe qui fonctionne vraiment, une Europe politique ou pas ? On a l'impression que Tony Blair roule un peu pour lui et cultive un peu son image.
R - Non. Tony Blair ne défend absolument pas une ligne différente des autres Européens. Simplement, il a une façon de présenter les choses, d'argumenter, il a des mots particuliers adaptés à ce qu'est la Grande-Bretagne, sa relation avec les Etats-Unis, mais il ne dit rien de différent, sur aucun point, des dirigeants français ou allemands, ou italiens, ou autres.
Q - Il a même défendu hier au soir la position française sur le projet de l'ONU.
R - Oui, puisque nos idées de début octobre ont cheminé, que l'on va les retrouver la semaine prochaine, je l'espère dans une résolution du Conseil de sécurité qui va encadrer le processus de solution politique que nous souhaitons accélérer.
Les Européens sont très coordonnés, il y a quatre pays qui ont un rôle un peu particulier pour des raisons historiques : la France, la Grande-Bretagne, l'Allemagne, l'Italie où vit l'ancien Roi d'Afghanistan, et les autres pays d'Europe sont d'accord avec cela. Nous avons fait plusieurs réunions spéciales, il n'y a pas de désaccords, il n'y a pas eu d'autres sujets depuis dix ans où les Européens étaient aussi rapidement d'accord entre eux.
Donc, il n'y a pas de soucis à se faire sur la coalition des Européens. Mais cela ne nous donne pas pour autant de façon magique, comme si l'on sortait un lapin d'un chapeau, le futur gouvernement afghan réunissant toutes les composantes, c'est pourtant bien cela dont nous avons besoin.
Donc, il y a l'aspect militaire, l'aspect politique, l'aspect humanitaire qui est très important, et sur lequel il y a des initiatives globales. Quand il a rencontré Kofi Annan, le président de la République a demandé que soit accélérée cette coordination. Au niveau européen elle va l'être, et au niveau français le gouvernement envoie sur place une mission pour que l'on voie mieux ce que la France peut faire en plus, à partir du Pakistan, ou de l'Iran ou d'autres endroits. C'est aussi l'urgence à cause des millions et des millions de gens qui en ont besoin dans ce pays et de l'hiver.
Q - Est-ce que ce sont les politiques, les hommes et les femmes comme vous, qui vont dans les grandes réunions internationales, qui ont les clés ? Ou est-ce qu'il ne faut pas aussi se poser la question du rôle que peuvent jouer là-dedans les intellectuels qui permettraient peut-être de rapprocher les points de vue et de répondre à ce que vous évoquez, sinon mieux se comprendre pour arriver à une solution ?
R - C'est autre chose. Cela complète ce n'est pas du tout en opposition. En ce moment, on parle beaucoup du risque de "choc des civilisations". C'est le professeur américain Samuel Huntington qui a dit : "attention !", parce qu'après la fin de la guerre froide, on croyait qu'il n'y avait plus de problèmes dans le monde. En fait, il y a un risque d'affrontements entre les Occidentaux, le monde chinois, le monde islamique, etc. Et malheureusement, on ne peut pas dire que ce risque soit totalement sans fondement. Mais quand il dit cela, il ne le souhaite pas, il trouve cette perspective épouvantable.
Je dis qu'il ne faut pas avoir de méthode Coué. Il ne faut pas s'offusquer de la théorie, c'est un professeur, il a le droit de faire des analyses, il faut simplement combattre le risque et le combattre, notamment par le dialogue.
Il y a quelques temps, dans une réunion du Forum méditerranéen à Agadir, nous parlions avec quelques ministres, avec le Roi du Maroc, de ce que l'on appelle dialogue des civilisations. En général, cela ne va pas loin, on échange des amabilités les uns sur les autres. Si l'on veut vraiment traiter des problèmes dont on voit qu'ils continuent à fissurer le monde dans lequel nous sommes, - et nous voudrions dépasser cela -, il faut parler vraiment des désaccords entre les pays européens ou américains, puis le monde musulman, il y a des désaccords sur l'organisation de la société, la place de l'individu par rapport à la vision du monde, sur le rôle de la femme, le rôle des familles, la façon dont sont traitées les personnes âgées, enfin, il y a beaucoup de choses. On n'en parle jamais parce que l'on vit dans une sorte de faux-semblant, c'est cela qui est un peu irréel dans notre vision.
Q - "L'irreal-politik ?"
R - C'est une formule un peu sarcastique, mais c'est pour dire que si l'on est dans une vision irréelle, malheureusement on n'a pas de prise sur les choses, alors que si l'on est vraiment ambitieux, volontariste, faire de ce monde un monde meilleur en fait, il faut que l'on sache la réalité de ce que pensent tous les groupes dans le monde et que l'on ait le courage d'affronter ce dialogue, même s'il nous perturbe un peu sur certains points, parce que nous croyons viscéralement à nos valeurs et à ce que nous avons bâti dans nos grandes démocraties modernes.
Mais d'autres, pour des raisons historiques compliquées, ne le voient pas comme cela. Je crois qu'il faut avoir le courage de parler.
Questions des auditeurs :
Q - (inaudible)
R - La France a été la première, début octobre, a dire les principes de ce que devrait être un règlement politique dans lequel il doit y avoir des Patchounes, c'est vrai, qui devraient occuper toute leur place mais pas seulement des Patchounes, et pas seulement l'Alliance du nord. Il faut absolument que nous aidions précisément les Afghans à sortir de ce cercle. Il n'y a pas que l'effondrement nécessaire de cet épouvantable régime taleban. On voit les craquements qui apparaissent, ils sont quand même sur la défensive, un peu acculés, maintenant. Il y a le fait d'empêcher les factions afghanes de reprendre les affrontements.
Les aider c'est aussi les aider politiquement, ce n'est pas simplement bombarder ici ou là, ou apporter des armes à je ne sais qui. Ce travail finira par donner des résultats à condition que chacun de ces chefs aient un peu à l'esprit l'avenir de l'Afghanistan comme pays et pas simplement l'avenir de son groupe particulier.
Q - Etes-vous inquiet d'un possible retournement de l'Alliance du nord et des différentes tribus afghanes contre les Américains ? Souvent les tribus afghanes s'unissent contre quelqu'un dès l'instant que c'est la question afghane qui est posée ?
R - Non, pas vraiment, parce qu'en général, c'est quelque chose qui est mis en avant par des Russes qui avaient des responsabilités à l'époque soviétique. Ceux-ci calquent un peu leur expérience sur les autres, mais ce n'est pas comparable. Les Etats-Unis ne sont pas du tout placés dans ce type de cas.
N'oublions pas quand même qu'après le 11 septembre, le Conseil de sécurité a reconnu qu'une riposte américaine était légitime au titre de l'article 51 de la Charte des Nations unies, dès lors qu'elle était ciblée ; or, elle reste ciblée sur la destruction du système Al Qaïda. Cela n'a rien à voir avec ce qu'ont fait les Soviétiques.
Q - M. Musharraf a été reçu hier en grandes pompes par M. Chirac et va être reçu aujourd'hui par M. Jospin. Vous avez déclaré que ce choix était courageux. Est-ce qu'il a eu vraiment le choix de se mettre du côté de la coalition anti-terroriste ?
R - Par définition, il a le choix, personne n'a fait le choix à sa place. D'abord, il n'est pas reçu en "grandes pompes", il est reçu normalement comme un chef d'Etat en exercice. Et la discussion a lieu vraiment sur le fond, ce n'est pas simplement pour le féliciter. Il y a une vraie discussion pour savoir qu'elle est la nature concrète de l'engagement du Pakistan dans la lutte contre le terrorisme.
Le président Musharraf aurait pu dire : "je suis désolé, je suis contre le terrorisme, mais je ne peux pas m'engager plus parce que nous sommes écartelés, les Patchounes , etc...."
Je crois donc que le terme "courageux" n'est pas excessif. Simplement, il faut que cela se traduise de façon concrète. Il est d'ailleurs le premier à dire que le Pakistan, comme beaucoup d'autres pays, a intérêt que le terrorisme soit éradiqué.
Il y a eu depuis dix ans, beaucoup plus de victimes du terrorisme dans le monde arabo-islamique que dans le monde occidental, malgré les attentats horribles du 11 septembre.
Q - Comment peut-on envisager l'après-taleban en Afghanistan en sachant que pendant 20 ans tous ses ethnies se sont livrées à une guerre fratricide ? Est-ce que la solution ne passerait pas par un régime fort et par un pouvoir central régulateur ? Comment peut-on envisager de mettre tous les Afghans autour d'une table, malgré toutes ces guerres ?
R - C'est précisément parce que nous avons en tête ce passé de l'Afghanistan que nous avons mis l'accent depuis plus d'un mois sur la dimension politique. Il y a une dimension militaire, inévitable, il y a des dimensions humanitaires urgentes, j'en parlais tout à l'heure. Il y a la dimension politique qui est essentielle. Tout l'enjeu est là précisément. Et toute la difficulté. Il nous faut réussir à convaincre l'ensemble des chefs afghans du côté patchoune et du côté des autres ethnies, de penser à l'Afghanistan ; à convaincre les différents pays qui les ont à la fois aidé, tout en se servant d'eux à leur propre fin, convaincre tout cet ensemble qu'il faut penser à un Afghanistan en paix, qui se stabiliserait, qui pourrait entreprendre sa reconstruction avec notre aide, sur beaucoup de plans. Ce serait évidemment dans l'intérêt des afghans, jamais, ils n'auront une telle chance de bénéficier d'une aide internationale aussi vaste.
Et puis dans l'intérêt de l'ensemble des pays voisins qui ne peuvent plus jouer avec le feu. C'est le sens exact de nos efforts de tous les jours.
Q - Faut-il un pouvoir fort en Afghanistan ? Une sorte de "Tito" afghan ?
R - Il faudrait le trouver.
Q - Vous le cherchez ?
R - Nous recherchons un processus politique pour faire émerger cette coalition. Nous, pensons que l'ancien Roi devrait pouvoir jouer un rôle symbolique important pendant la transition mais pas au sens exécutif. C'est un homme de 87 ans, qui n'a pas d'ambition personnelle, donc c'est rassurant en même temps pour les autres. Mais il faut une équipe, un gouvernement dans lequel les uns et les autres s'équilibrent, c'est cela que nous cherchons à l'heure actuelle.
Ce que disait l'auditeur, concernait à la fois le gouvernement de Kaboul et puis en même temps un peu l'autonomie des régions. Cela n'est pas une solution d'emblée, parce que si on le dit aujourd'hui, cela veut dire que l'on reconnaît des zones d'influence : la zone iranienne, la zone pakistanaise et la zone ouzbek, etc... et l'on n'a pas résolu le problème.
Il faut d'abord que les Afghans entrent dans un processus de reconstruction du pays, qu'ils reprennent le contrôle de leur propre destin. S'ils veulent s'organiser avec une très grande autonomie pour les régions, c'est leur problème après, mais plutôt dans un second temps.
Q - On parle même parfois devant la difficulté de la tâche, d'une partition possible de l'Afghanistan ?
R - Non, justement, ce n'est pas une bonne approche, parce que cela veut dire que l'on abandonnerait différents morceaux de l'Afghanistan aux influences extérieures de différents pays voisins. Ce serait un constat, une résignation, faute de mieux, ce serait un aboutissement non recherché. Ce que nous recherchons, c'est exactement le contraire de cela. C'est engager l'ensemble des afghans dans un processus global pour redonner un avenir à ce pays. Après ils s'organiseront comme ils le voudront sur la façon de gérer le pays.
Q - Je voudrais savoir pourquoi nous n'entendons pas le président de la Commission européenne, Romano Prodi, concernant les problèmes qui se posent en Afghanistan et pourquoi aujourd'hui nous n'avions pas une expression européenne de ce conflit. Aujourd'hui on a une cacophonie européenne.
R - D'abord, il n'y a pas de cacophonie. Il y a plusieurs voix qui s'expriment, mais je les trouve harmonieuses, comme dans un chur, il peut y avoir plusieurs personnes qui chantent et le résultat peut être beau. Cacophonie, veut dire dissonance. Il n'y a pas dissonance, car les différents dirigeants européens disent la même chose en insistant plus ou moins sur tel ou tel aspect, mais ils disent la même chose. Il n'y a pas de contradiction entre ce qui est dit par Tony Blair, Jacques Chirac, ou Lionel Jospin, par Gerhard Schroeder, par les Italiens et par les autres.
D'autre part, dans l'état actuel des institutions européennes, la Commission européenne n'a pas de compétence militaire, donc elle n'a pas à s'exprimer sur ce sujet. Elle n'a pas de compétence politique sur le processus politique en Afghanistan, il est donc normal que ce soit exprimé par les différents pays, notamment les quelques pays qui ont une connaissance de l'Afghanistan, des raisons historiques de s'exprimer. Quand on regarde les textes adoptés par les Quinze dans de nombreuses réunions spéciales qui ont lieu depuis début septembre, ils ont été constamment d'accord entre eux, par rapport à cela. Les 15 diplomaties nationales plus Javier Solana s'expriment sur les points sur lesquels il y a une position commune. M. Prodi n'a pas à remplir un rôle qui ne lui a pas été attribué par les traités. On verra demain comment les Européens veulent s'organiser et s'ils veulent changer cela.
En revanche sur la reconstruction de l'Afghanistan ou la construction de l'Afghanistan parce qu'on part de très bas, il y a des choses énormes à faire pour ce pays, pour déminer, pour aider les gens à rentrer dans les villages, pour relancer l'agriculture, il n'y a plus de cheptel, ils les ont abattus parce qu'ils n'avaient plus rien, il y a une sécheresse épouvantable dans le nord du pays depuis longtemps. Il faut remettre en fonctionnement les canaux d'irrigation, il faut donner des semences, il faut tout faire redémarrer. Il faut créer des soins de santé primaire, un enseignement de base, notamment pour les femmes, il y a tout à faire. Par rapport à cela, la Commission européenne pourra faire beaucoup de choses, et le commissaire compétent, Chris Patten, a déjà beaucoup travaillé, il a un plan, mais on ne peut pas le plaquer sur la situation d'aujourd'hui, on peut simplement le préparer.
Q - Comment expliquer le fait que les responsables politiques au plus haut niveau de l'Etat, le président de la République et le Premier ministre nous donnent aussi peu d'explications sur les enjeux de ce qui se passe. Rares sont les hommes politiques qui nous disent : "on va essayer de vous donner des clés pour comprendre", à cause de la complexité, à cause du risque politique.
R - Je ne trouve pas qu'il y ait silence. Le président de la République s'est exprimé souvent, le Premier ministre, devant l'Assemblée nationale, a répondu peut-être chaque semaine, depuis le début de ces événements, à des questions de parlementaires, sur les enjeux du conflit, l'origine, ce que nous faisons, ce que font la France et l'Europe pour lutter contre le terrorisme. Sur ce sujet aussi, les Européens sont très cohérents, et les enjeux à venir, l'avenir de l'Afghanistan, tout cela, on en parle beaucoup.
Q - Tony Blair s'est exprimé souvent avec solennité, avec émotion aussi devant les Anglais, en tentant de leur exprimer les enjeux de la période et, en France, il y a beaucoup d'explications factuelles, il n'y a cependant pas d'explications solennelles et très complètes de l'un des deux dirigeants.
R - Tony Blair s'est exprimé avec une véhémence particulière, dans un ton particulier qui correspond à ce qu'est la Grande-Bretagne. Mais je crois que les autorités françaises, au plus haut niveau, ont expliqué la situation, les enjeux, le pourquoi des actions et ce que nous allons faire. Mais, il est vrai que la situation est tellement compliquée et elle remet tellement en cause ce que l'on avait cru sur le fonctionnement du monde depuis une dizaine d'années que je comprends le désir d'explications. Sans doute faudra-t-il le faire encore plus.
Q - Comment peut-on justifier au regard du droit international, l'intervention de l'armée américaine en Afghanistan, sachant que, d'une part, aucune preuve formelle n'a été produite de l'implication de M. Ben Laden et des Taleban dans l'attentat du 11 septembre et que, d'autre part, la dictature des Taleban est indéfendable, certes, mais elle n'est pas pire certainement que celle de la Corée du Nord ou de l'Iraq ou d'autres dictatures à travers le monde ?
R - Le Conseil de sécurité des Nations unies a reconnu dès le lendemain des attentats du 11 septembre que les Etats-Unis étaient en situation de légitime défense, donc de légitime riposte, au sens de l'article 51 de la Charte des Nations unies. Tous les pays qui ont voté ce texte et qui l'ont approuvé, y compris les pays arabes et musulmans, ont dit en même temps qu'ils souhaitaient que la réaction américaine soit ciblée, ciblée sur l'organisation terroriste, Al Qaïda et c'est ce qui a lieu. Je ne connais de dirigeants arabes ou musulmans qui contestent cela. Le seul pays qui ne s'est pas exprimé à ce sujet est l'Iraq. Tous les autres pays du monde, y compris les pays arabes, y compris les pays non arabes, non musulmans, ont accepté cette idée de la légitimité. On est sur un terrain solide, en matière de droit international. Le débat sur le droit d'ingérence est compliqué. En matière d'ingérence, la question est : qui s'ingère ? Chez qui ? Au nom de quoi ? Sur quelle base ? Cela existe dans la Charte des Nations unies, il y a le chapitre 7 de la Charte, et il y a ce mécanisme de la légitime défense de l'article 51.
D'autre part, je ne connais pas de dirigeants, arabes ou musulmans, et j'en ai vu beaucoup au cours de ces dernières semaines, à Paris ou lors de mes déplacements, qui aient le moindre doute sur la responsabilité du réseau Al Qaïda. D'ailleurs, à aucun moment, quand les Taleban se sont exprimés, puisqu'ils ont des porte-parole et un "ambassadeur" à Islamabad, ils n'ont contesté cela, alors que, lorsqu'il y a eu des incriminations sur l'anthrax, - dont on ne connaît pas l'origine -, ils ont dit : "ce n'est pas nous, on n'a rien fait". Ils ne l'ont jamais dit à propos des autres attentats.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 9 novembre 2001)
R - En effet, mais dès le lendemain de la tragédie du 11 septembre, le secrétaire d'Etat américain Colin Powell a très bien réagi en disant qu'il fallait bâtir une coalition contre le terrorisme. Cette idée a tout de suite cherché à éviter le piège que voulaient tendre les terroristes pour essayer d'organiser un affrontement entre Occident et Islam.
Une coalition, cela veut dire qu'il n'y a pas seulement les Occidentaux, les Etats-Unis et même les Etats-Unis et les Européens, d'où l'effort qui est fait pour qu'il y ait un accord dans cette lutte contre le terrorisme avec les Russes, les Chinois, les gouvernements arabes et musulmans et, en particulier, avec le Pakistan qui est placé à un tel endroit que l'on ne peut rien faire sans lui. C'est donc une démarche logique sur ce plan.
Q - Comment arrive-t-on à savoir qu'un homme comme Musharraf aujourd'hui est un partenaire sinon loyal en tous cas fiable alors que les services secrets pakistanais ont joué un rôle important dans l'installation des Taleban en Afghanistan ?
R - Nous n'allons pas revenir sur l'historique ce serait trop long, mais les Taleban se sont installés d'abord parce que les groupes, les factions prétendument alliées qui ont gouverné l'Afghanistan avant, se sont absolument déchirées dans des guerres. Les Taleban se sont installés au début, parce que du point de vue de l'Afghan, du village, cela a paradoxalement apporté une sorte de paix. Nous avons du mal à le comprendre, mais cela explique aussi la résistance des Taleban, leur popularité. Les Pakistanais les ont aidés, d'autres pays les ont aidés, les Etats-Unis ont également eu pendant longtemps une politique un peu aveugle, les Saoudiens les ont aidés... Ce n'est pas qu'une politique pakistanaise particulière.
C'était dans le vide créé par le départ des Soviétiques puis par l'échec des factions qui avaient voulu gouverner l'Afghanistan et qui n'avaient pas réussi. Maintenant, nous sommes dans une situation tout à fait différente. Placé devant ce dilemme, le président Musharraf a fait un choix courageux, il a dit : "je vois la situation, les Etats-Unis me demandent de coopérer, je décide de coopérer". Est-ce que cela veut dire que du jour au lendemain, l'ensemble des administrations pakistanaises, des services spécialisés, l'armée, la police changent de mentalités ? Bien sûr que non.
Ce que nous disons à Paris, à Londres, à Washington, c'est ce que j'ai dit quand j'étais sur place, la semaine dernière : le président Musharraf doit aller au bout de la logique de son choix, puisqu'il a fait ce choix juste, à notre avis, de coopérer contre le terrorisme. Bien sûr, c'est difficile pour lui. C'est pour cela que nous disons que c'est courageux et nous voulons le pousser à aller jusqu'au bout.
Q - C'est ce que vous appelez d'ailleurs la fin de la "real politik" ? Le premier problème auquel on doit répondre n'est-il pas un problème de compréhension entre les règles qui ne sont pas communes et qui ne sont pas partagées ?
R - Il y a le problème de la compréhension du monde en général, il y a le problème de la compréhension du problème afghan en particulier.
Ce qui est vrai, c'est que, depuis une dizaine d'années, les pays occidentaux, les Etats-Unis, le Canada et les Européens, ont vécu dans l'idée que tous les problèmes du monde étaient surmontés, que nous étions d'accord sur les principes, que tout le monde avait les mêmes références, et que nous allions progresser d'un pas allègre vers la communauté internationale, vers l'économie de marché généralisée, vers la démocratie libérale, etc.
Et l'on s'aperçoit que tout cela reste extraordinairement contesté, même si nous nous y sommes profondément et sincèrement attachés. Nous nous en sommes rendus compte avant le 11 septembre ; par exemple à la Conférence de Durban où il y avait des expressions tout à fait inacceptables à propos d'Israël, mais il y avait beaucoup d'autres désaccords qui montraient que la communauté internationale n'est pas faite.
Il y a une incompréhension et dans certains cas, un véritable fossé. Nous sommes parmi ceux qui veulent un monde qui soit plus juste, plus équitable, moins cruel, plus équilibré, un monde plus régulé. Il y a, je crois, peu de gouvernements aussi engagés, aussi actifs que le gouvernement français. Il faut que l'on sache que ce n'est pas fait encore. La communauté internationale n'est pas établie, on doit encore la construire.
J'ai entendu ce qui a été dit sur l'OMC tout à l'heure. C'est très exact, cela montre que ceux qui ont contesté en bloc l'OMC se trompaient de combat. L'OMC est une des instances où cette négociation peut avoir lieu, à condition que l'on ne s'engage pas simplement dans un cycle de pure libéralisation, qu'on y réintroduise la régulation sur le plan social, de l'environnement et sur beaucoup d'autres plans.
Il faut si l'on veut être un peu efficace par rapport au monde tel qu'il est, si l'on veut vraiment l'améliorer, lutter contre les problèmes de base, il faut arrêter de croire depuis nos capitales occidentales riches et sûres que tout cela est fait. Il faut travailler encore, ce qui nous impose beaucoup plus de travail y compris d'ailleurs dans la question afghane.
Et si l'on parle parfois de la complexité, ce n'est pas pour embrouiller les gens par plaisir, c'est parce que si l'on ne prend pas en compte cette complexité, c'est-à-dire les divisions des Afghans entre eux, ces dernières années. On aura du mal à faire émerger la solution politique, pourtant elle est urgente.
Q - Comment va-t-on se partager les responsabilités et les fonctions ? Parce que l'on nous dit qu'il faut aller sur le terrain intervenir vite. M. Musharraf demande que cela soit fait avant le ramadan.
R - Il y a plusieurs choses. Il y a la dimension militaire. Vous avez vu que les Etats-Unis veulent conduire cette affaire, essentiellement eux-mêmes, et c'est normal, ce sont eux qui ont été frappés, c'est leur réaction, elle a été jugée légitime par l'ONU. Cela prend le temps que cela prend. Même si l'on ne peut que souhaiter que les frappes aériennes, préalable indispensable pour détruire les infrastructures dont pouvaient se servir les terroristes, atteignent rapidement leur but. Cela, naturellement, tout le monde le souhaite.
Sur le plan politique, il y a un travail qui est fait, et la France est très active, elle a été la première, début octobre, à présenter un plan politique pour l'Afghanistan. Ce travail consiste à convaincre toutes les factions afghanes qui se sont entre-déchirées au cours des dernières années avant que n'arrivent les Taleban, de passer un accord entre elles pour qu'il y ait un bon équilibre dans le pouvoir afghan de demain entre les Patchounes, qui forment à peu près la moitié et d'autre part les Tadjiks, les Ouzbeks, les Azaras. Ce travail est fait auprès de leurs amis, de leurs protecteurs, c'est-à-dire les Pakistanais, mais aussi les Iraniens, l'Ouzbékistan, le Tadjikistan, les Russes, etc.
C'est le travail qui est fait et c'est cela qui explique qu'il y a tellement de voyages et de rencontres. C'est un travail très coordonné.
Q - Est-ce qu'il y a une Europe qui fonctionne vraiment, une Europe politique ou pas ? On a l'impression que Tony Blair roule un peu pour lui et cultive un peu son image.
R - Non. Tony Blair ne défend absolument pas une ligne différente des autres Européens. Simplement, il a une façon de présenter les choses, d'argumenter, il a des mots particuliers adaptés à ce qu'est la Grande-Bretagne, sa relation avec les Etats-Unis, mais il ne dit rien de différent, sur aucun point, des dirigeants français ou allemands, ou italiens, ou autres.
Q - Il a même défendu hier au soir la position française sur le projet de l'ONU.
R - Oui, puisque nos idées de début octobre ont cheminé, que l'on va les retrouver la semaine prochaine, je l'espère dans une résolution du Conseil de sécurité qui va encadrer le processus de solution politique que nous souhaitons accélérer.
Les Européens sont très coordonnés, il y a quatre pays qui ont un rôle un peu particulier pour des raisons historiques : la France, la Grande-Bretagne, l'Allemagne, l'Italie où vit l'ancien Roi d'Afghanistan, et les autres pays d'Europe sont d'accord avec cela. Nous avons fait plusieurs réunions spéciales, il n'y a pas de désaccords, il n'y a pas eu d'autres sujets depuis dix ans où les Européens étaient aussi rapidement d'accord entre eux.
Donc, il n'y a pas de soucis à se faire sur la coalition des Européens. Mais cela ne nous donne pas pour autant de façon magique, comme si l'on sortait un lapin d'un chapeau, le futur gouvernement afghan réunissant toutes les composantes, c'est pourtant bien cela dont nous avons besoin.
Donc, il y a l'aspect militaire, l'aspect politique, l'aspect humanitaire qui est très important, et sur lequel il y a des initiatives globales. Quand il a rencontré Kofi Annan, le président de la République a demandé que soit accélérée cette coordination. Au niveau européen elle va l'être, et au niveau français le gouvernement envoie sur place une mission pour que l'on voie mieux ce que la France peut faire en plus, à partir du Pakistan, ou de l'Iran ou d'autres endroits. C'est aussi l'urgence à cause des millions et des millions de gens qui en ont besoin dans ce pays et de l'hiver.
Q - Est-ce que ce sont les politiques, les hommes et les femmes comme vous, qui vont dans les grandes réunions internationales, qui ont les clés ? Ou est-ce qu'il ne faut pas aussi se poser la question du rôle que peuvent jouer là-dedans les intellectuels qui permettraient peut-être de rapprocher les points de vue et de répondre à ce que vous évoquez, sinon mieux se comprendre pour arriver à une solution ?
R - C'est autre chose. Cela complète ce n'est pas du tout en opposition. En ce moment, on parle beaucoup du risque de "choc des civilisations". C'est le professeur américain Samuel Huntington qui a dit : "attention !", parce qu'après la fin de la guerre froide, on croyait qu'il n'y avait plus de problèmes dans le monde. En fait, il y a un risque d'affrontements entre les Occidentaux, le monde chinois, le monde islamique, etc. Et malheureusement, on ne peut pas dire que ce risque soit totalement sans fondement. Mais quand il dit cela, il ne le souhaite pas, il trouve cette perspective épouvantable.
Je dis qu'il ne faut pas avoir de méthode Coué. Il ne faut pas s'offusquer de la théorie, c'est un professeur, il a le droit de faire des analyses, il faut simplement combattre le risque et le combattre, notamment par le dialogue.
Il y a quelques temps, dans une réunion du Forum méditerranéen à Agadir, nous parlions avec quelques ministres, avec le Roi du Maroc, de ce que l'on appelle dialogue des civilisations. En général, cela ne va pas loin, on échange des amabilités les uns sur les autres. Si l'on veut vraiment traiter des problèmes dont on voit qu'ils continuent à fissurer le monde dans lequel nous sommes, - et nous voudrions dépasser cela -, il faut parler vraiment des désaccords entre les pays européens ou américains, puis le monde musulman, il y a des désaccords sur l'organisation de la société, la place de l'individu par rapport à la vision du monde, sur le rôle de la femme, le rôle des familles, la façon dont sont traitées les personnes âgées, enfin, il y a beaucoup de choses. On n'en parle jamais parce que l'on vit dans une sorte de faux-semblant, c'est cela qui est un peu irréel dans notre vision.
Q - "L'irreal-politik ?"
R - C'est une formule un peu sarcastique, mais c'est pour dire que si l'on est dans une vision irréelle, malheureusement on n'a pas de prise sur les choses, alors que si l'on est vraiment ambitieux, volontariste, faire de ce monde un monde meilleur en fait, il faut que l'on sache la réalité de ce que pensent tous les groupes dans le monde et que l'on ait le courage d'affronter ce dialogue, même s'il nous perturbe un peu sur certains points, parce que nous croyons viscéralement à nos valeurs et à ce que nous avons bâti dans nos grandes démocraties modernes.
Mais d'autres, pour des raisons historiques compliquées, ne le voient pas comme cela. Je crois qu'il faut avoir le courage de parler.
Questions des auditeurs :
Q - (inaudible)
R - La France a été la première, début octobre, a dire les principes de ce que devrait être un règlement politique dans lequel il doit y avoir des Patchounes, c'est vrai, qui devraient occuper toute leur place mais pas seulement des Patchounes, et pas seulement l'Alliance du nord. Il faut absolument que nous aidions précisément les Afghans à sortir de ce cercle. Il n'y a pas que l'effondrement nécessaire de cet épouvantable régime taleban. On voit les craquements qui apparaissent, ils sont quand même sur la défensive, un peu acculés, maintenant. Il y a le fait d'empêcher les factions afghanes de reprendre les affrontements.
Les aider c'est aussi les aider politiquement, ce n'est pas simplement bombarder ici ou là, ou apporter des armes à je ne sais qui. Ce travail finira par donner des résultats à condition que chacun de ces chefs aient un peu à l'esprit l'avenir de l'Afghanistan comme pays et pas simplement l'avenir de son groupe particulier.
Q - Etes-vous inquiet d'un possible retournement de l'Alliance du nord et des différentes tribus afghanes contre les Américains ? Souvent les tribus afghanes s'unissent contre quelqu'un dès l'instant que c'est la question afghane qui est posée ?
R - Non, pas vraiment, parce qu'en général, c'est quelque chose qui est mis en avant par des Russes qui avaient des responsabilités à l'époque soviétique. Ceux-ci calquent un peu leur expérience sur les autres, mais ce n'est pas comparable. Les Etats-Unis ne sont pas du tout placés dans ce type de cas.
N'oublions pas quand même qu'après le 11 septembre, le Conseil de sécurité a reconnu qu'une riposte américaine était légitime au titre de l'article 51 de la Charte des Nations unies, dès lors qu'elle était ciblée ; or, elle reste ciblée sur la destruction du système Al Qaïda. Cela n'a rien à voir avec ce qu'ont fait les Soviétiques.
Q - M. Musharraf a été reçu hier en grandes pompes par M. Chirac et va être reçu aujourd'hui par M. Jospin. Vous avez déclaré que ce choix était courageux. Est-ce qu'il a eu vraiment le choix de se mettre du côté de la coalition anti-terroriste ?
R - Par définition, il a le choix, personne n'a fait le choix à sa place. D'abord, il n'est pas reçu en "grandes pompes", il est reçu normalement comme un chef d'Etat en exercice. Et la discussion a lieu vraiment sur le fond, ce n'est pas simplement pour le féliciter. Il y a une vraie discussion pour savoir qu'elle est la nature concrète de l'engagement du Pakistan dans la lutte contre le terrorisme.
Le président Musharraf aurait pu dire : "je suis désolé, je suis contre le terrorisme, mais je ne peux pas m'engager plus parce que nous sommes écartelés, les Patchounes , etc...."
Je crois donc que le terme "courageux" n'est pas excessif. Simplement, il faut que cela se traduise de façon concrète. Il est d'ailleurs le premier à dire que le Pakistan, comme beaucoup d'autres pays, a intérêt que le terrorisme soit éradiqué.
Il y a eu depuis dix ans, beaucoup plus de victimes du terrorisme dans le monde arabo-islamique que dans le monde occidental, malgré les attentats horribles du 11 septembre.
Q - Comment peut-on envisager l'après-taleban en Afghanistan en sachant que pendant 20 ans tous ses ethnies se sont livrées à une guerre fratricide ? Est-ce que la solution ne passerait pas par un régime fort et par un pouvoir central régulateur ? Comment peut-on envisager de mettre tous les Afghans autour d'une table, malgré toutes ces guerres ?
R - C'est précisément parce que nous avons en tête ce passé de l'Afghanistan que nous avons mis l'accent depuis plus d'un mois sur la dimension politique. Il y a une dimension militaire, inévitable, il y a des dimensions humanitaires urgentes, j'en parlais tout à l'heure. Il y a la dimension politique qui est essentielle. Tout l'enjeu est là précisément. Et toute la difficulté. Il nous faut réussir à convaincre l'ensemble des chefs afghans du côté patchoune et du côté des autres ethnies, de penser à l'Afghanistan ; à convaincre les différents pays qui les ont à la fois aidé, tout en se servant d'eux à leur propre fin, convaincre tout cet ensemble qu'il faut penser à un Afghanistan en paix, qui se stabiliserait, qui pourrait entreprendre sa reconstruction avec notre aide, sur beaucoup de plans. Ce serait évidemment dans l'intérêt des afghans, jamais, ils n'auront une telle chance de bénéficier d'une aide internationale aussi vaste.
Et puis dans l'intérêt de l'ensemble des pays voisins qui ne peuvent plus jouer avec le feu. C'est le sens exact de nos efforts de tous les jours.
Q - Faut-il un pouvoir fort en Afghanistan ? Une sorte de "Tito" afghan ?
R - Il faudrait le trouver.
Q - Vous le cherchez ?
R - Nous recherchons un processus politique pour faire émerger cette coalition. Nous, pensons que l'ancien Roi devrait pouvoir jouer un rôle symbolique important pendant la transition mais pas au sens exécutif. C'est un homme de 87 ans, qui n'a pas d'ambition personnelle, donc c'est rassurant en même temps pour les autres. Mais il faut une équipe, un gouvernement dans lequel les uns et les autres s'équilibrent, c'est cela que nous cherchons à l'heure actuelle.
Ce que disait l'auditeur, concernait à la fois le gouvernement de Kaboul et puis en même temps un peu l'autonomie des régions. Cela n'est pas une solution d'emblée, parce que si on le dit aujourd'hui, cela veut dire que l'on reconnaît des zones d'influence : la zone iranienne, la zone pakistanaise et la zone ouzbek, etc... et l'on n'a pas résolu le problème.
Il faut d'abord que les Afghans entrent dans un processus de reconstruction du pays, qu'ils reprennent le contrôle de leur propre destin. S'ils veulent s'organiser avec une très grande autonomie pour les régions, c'est leur problème après, mais plutôt dans un second temps.
Q - On parle même parfois devant la difficulté de la tâche, d'une partition possible de l'Afghanistan ?
R - Non, justement, ce n'est pas une bonne approche, parce que cela veut dire que l'on abandonnerait différents morceaux de l'Afghanistan aux influences extérieures de différents pays voisins. Ce serait un constat, une résignation, faute de mieux, ce serait un aboutissement non recherché. Ce que nous recherchons, c'est exactement le contraire de cela. C'est engager l'ensemble des afghans dans un processus global pour redonner un avenir à ce pays. Après ils s'organiseront comme ils le voudront sur la façon de gérer le pays.
Q - Je voudrais savoir pourquoi nous n'entendons pas le président de la Commission européenne, Romano Prodi, concernant les problèmes qui se posent en Afghanistan et pourquoi aujourd'hui nous n'avions pas une expression européenne de ce conflit. Aujourd'hui on a une cacophonie européenne.
R - D'abord, il n'y a pas de cacophonie. Il y a plusieurs voix qui s'expriment, mais je les trouve harmonieuses, comme dans un chur, il peut y avoir plusieurs personnes qui chantent et le résultat peut être beau. Cacophonie, veut dire dissonance. Il n'y a pas dissonance, car les différents dirigeants européens disent la même chose en insistant plus ou moins sur tel ou tel aspect, mais ils disent la même chose. Il n'y a pas de contradiction entre ce qui est dit par Tony Blair, Jacques Chirac, ou Lionel Jospin, par Gerhard Schroeder, par les Italiens et par les autres.
D'autre part, dans l'état actuel des institutions européennes, la Commission européenne n'a pas de compétence militaire, donc elle n'a pas à s'exprimer sur ce sujet. Elle n'a pas de compétence politique sur le processus politique en Afghanistan, il est donc normal que ce soit exprimé par les différents pays, notamment les quelques pays qui ont une connaissance de l'Afghanistan, des raisons historiques de s'exprimer. Quand on regarde les textes adoptés par les Quinze dans de nombreuses réunions spéciales qui ont lieu depuis début septembre, ils ont été constamment d'accord entre eux, par rapport à cela. Les 15 diplomaties nationales plus Javier Solana s'expriment sur les points sur lesquels il y a une position commune. M. Prodi n'a pas à remplir un rôle qui ne lui a pas été attribué par les traités. On verra demain comment les Européens veulent s'organiser et s'ils veulent changer cela.
En revanche sur la reconstruction de l'Afghanistan ou la construction de l'Afghanistan parce qu'on part de très bas, il y a des choses énormes à faire pour ce pays, pour déminer, pour aider les gens à rentrer dans les villages, pour relancer l'agriculture, il n'y a plus de cheptel, ils les ont abattus parce qu'ils n'avaient plus rien, il y a une sécheresse épouvantable dans le nord du pays depuis longtemps. Il faut remettre en fonctionnement les canaux d'irrigation, il faut donner des semences, il faut tout faire redémarrer. Il faut créer des soins de santé primaire, un enseignement de base, notamment pour les femmes, il y a tout à faire. Par rapport à cela, la Commission européenne pourra faire beaucoup de choses, et le commissaire compétent, Chris Patten, a déjà beaucoup travaillé, il a un plan, mais on ne peut pas le plaquer sur la situation d'aujourd'hui, on peut simplement le préparer.
Q - Comment expliquer le fait que les responsables politiques au plus haut niveau de l'Etat, le président de la République et le Premier ministre nous donnent aussi peu d'explications sur les enjeux de ce qui se passe. Rares sont les hommes politiques qui nous disent : "on va essayer de vous donner des clés pour comprendre", à cause de la complexité, à cause du risque politique.
R - Je ne trouve pas qu'il y ait silence. Le président de la République s'est exprimé souvent, le Premier ministre, devant l'Assemblée nationale, a répondu peut-être chaque semaine, depuis le début de ces événements, à des questions de parlementaires, sur les enjeux du conflit, l'origine, ce que nous faisons, ce que font la France et l'Europe pour lutter contre le terrorisme. Sur ce sujet aussi, les Européens sont très cohérents, et les enjeux à venir, l'avenir de l'Afghanistan, tout cela, on en parle beaucoup.
Q - Tony Blair s'est exprimé souvent avec solennité, avec émotion aussi devant les Anglais, en tentant de leur exprimer les enjeux de la période et, en France, il y a beaucoup d'explications factuelles, il n'y a cependant pas d'explications solennelles et très complètes de l'un des deux dirigeants.
R - Tony Blair s'est exprimé avec une véhémence particulière, dans un ton particulier qui correspond à ce qu'est la Grande-Bretagne. Mais je crois que les autorités françaises, au plus haut niveau, ont expliqué la situation, les enjeux, le pourquoi des actions et ce que nous allons faire. Mais, il est vrai que la situation est tellement compliquée et elle remet tellement en cause ce que l'on avait cru sur le fonctionnement du monde depuis une dizaine d'années que je comprends le désir d'explications. Sans doute faudra-t-il le faire encore plus.
Q - Comment peut-on justifier au regard du droit international, l'intervention de l'armée américaine en Afghanistan, sachant que, d'une part, aucune preuve formelle n'a été produite de l'implication de M. Ben Laden et des Taleban dans l'attentat du 11 septembre et que, d'autre part, la dictature des Taleban est indéfendable, certes, mais elle n'est pas pire certainement que celle de la Corée du Nord ou de l'Iraq ou d'autres dictatures à travers le monde ?
R - Le Conseil de sécurité des Nations unies a reconnu dès le lendemain des attentats du 11 septembre que les Etats-Unis étaient en situation de légitime défense, donc de légitime riposte, au sens de l'article 51 de la Charte des Nations unies. Tous les pays qui ont voté ce texte et qui l'ont approuvé, y compris les pays arabes et musulmans, ont dit en même temps qu'ils souhaitaient que la réaction américaine soit ciblée, ciblée sur l'organisation terroriste, Al Qaïda et c'est ce qui a lieu. Je ne connais de dirigeants arabes ou musulmans qui contestent cela. Le seul pays qui ne s'est pas exprimé à ce sujet est l'Iraq. Tous les autres pays du monde, y compris les pays arabes, y compris les pays non arabes, non musulmans, ont accepté cette idée de la légitimité. On est sur un terrain solide, en matière de droit international. Le débat sur le droit d'ingérence est compliqué. En matière d'ingérence, la question est : qui s'ingère ? Chez qui ? Au nom de quoi ? Sur quelle base ? Cela existe dans la Charte des Nations unies, il y a le chapitre 7 de la Charte, et il y a ce mécanisme de la légitime défense de l'article 51.
D'autre part, je ne connais pas de dirigeants, arabes ou musulmans, et j'en ai vu beaucoup au cours de ces dernières semaines, à Paris ou lors de mes déplacements, qui aient le moindre doute sur la responsabilité du réseau Al Qaïda. D'ailleurs, à aucun moment, quand les Taleban se sont exprimés, puisqu'ils ont des porte-parole et un "ambassadeur" à Islamabad, ils n'ont contesté cela, alors que, lorsqu'il y a eu des incriminations sur l'anthrax, - dont on ne connaît pas l'origine -, ils ont dit : "ce n'est pas nous, on n'a rien fait". Ils ne l'ont jamais dit à propos des autres attentats.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 9 novembre 2001)