Texte intégral
Monsieur le Directeur du mémorial de Neuengamme,
Monsieur le premier maire de Hambourg,
Madame la présidente du parlement de Hambourg,
Monsieur le Secrétaire d'Etat parlementaire,
Mesdames et messieurs, chers élèves ici présents,
Permettez-moi avant toute chose de saluer les anciens déportés présents parmi nous aujourd'hui, ces témoins de l'horreur qui viennent avec courage revivre une page si sombre de notre histoire sur le lieu de leurs souffrances. Nous ne sommes pas là sur un ancien champ de bataille recouvert de croix blanches qui nous invitent à honorer nos soldats tombés. Nous ne sommes pas devant un monument aux morts, qui nous parle quand les témoins vivants se taisent à tout jamais.
Nous sommes au coeur de la barbarie et de l'entreprise de destruction de l'humanité dont l'homme s'est rendu coupable. Nous sommes sur un lieu de souffrance et de mort, devenu il y a 10 ans lieu de mémoire. Dans ce camp de Neuengamme, 106 000 femmes et hommes ont été déportés ; 55 000 n'en sont pas revenus. Parmi eux, Anton Gies, mosellan, premier Français déporté à Neuengamme en 1940. Parmi eux aussi le préfet Edouard Bonnefoy, mort sous les bombardements dans la baie de Lübeck aux côtés de 7 000 autres déportés, à qui j'ai rendu hommage il y a quelques jours à la prison de Montluc.
Ce camp de Neuengamme a une histoire. Dès 1938, des prisonniers de Sachsenhausen sont transférés ici même pour y construire un camp dont l'évolution va suivre celle du système concentrationnaire nazi. Un système qui voulait retirer toute identité et toute dignité à l'homme. "Avant de nous tuer ou de nous faire mourir, il fallait nous avilir", raconte Louis-Martin Chauffier, déporté à Neuengamme en avril 1944. Un système qui devait faire de l'homme un numéro parmi les numéros. Louis-Martin Chauffier devient le matricule 36 483.
A partir de 1942, des milliers de déportés sont envoyés dans 80 Kommandos, dont 20 sont réservés aux femmes, où les attendent les mauvais traitements, le travail forcé, la faim, le froid, les maladies. En mars et avril 1945, les détenus sont évacués et conduits vers des mouroirs : Bergen-Belsen, Sandbostel, Wöbbelin et vers la mer Baltique, après d'interminables marches de la mort qui font plus de 15 000 morts.
Voilà la terrible histoire du camp de Neuengamme. Une histoire qui éclate à la face de l'Europe il y a 70 ans. Le 2 mai 1945, les Alliés entrent dans le camp de Wöbbelin. Ils découvrent des survivants à l'article de la mort et des dizaines de corps gisant sur le sol. Quelques minutes seulement séparaient les morts des vivants. Les soldats atteignent le camp central de Neuengamme le 4 mai après que tous les déportés ont été évacués. Les vivants, les morts, tous ont disparu. Le camp est vide. Vidé de ses témoins, vidé d'humanité.
Les déportés de Neuengamme venaient de près de 30 pays étrangers. Autant de nations dont le destin commun devait s'écrire en lettres de sang. Ils s'appelaient Ernest Duval, il était Français ; Lucien Filipek, il était Polonais ; René Blieck, il était Belge ; Coen Hissink, il était néerlandais ; Rudi Goguel, il était Allemand. Ils sont la génération de la guerre, la génération de l'horreur. Ils seront aussi la génération de l'Europe, la génération de la paix. C'est dans leurs esprits et dans leurs coeurs que naquit l'Europe. Ainsi le déporté Pierre Sudreau raconte : « Je suis devenu Européen dans les camps ».
C'est dans cet enfer que l'Europe a surgi, au rythme du « Chant des marais » que chacun adaptait dans sa langue. Vos visages, mesdames et messieurs les rescapés, nous obligent, nous Français, Allemands, Européens, à nous rappeler sans cesse ce que nous devons à l'Europe.
Comment ne pas avoir foi en cet idéal quand on sait de quoi l'union et la fraternité des peuples nous préservent et quand on voit Français et Allemands, réunis hier dans l'enfer des camps nazis, se rassembler aujourd'hui pour faire vivre cette mémoire ici à Neuengamme ?
Dans ce lieu résonne désormais la voix des rescapés, comme elle a résonné ce matin. C'est dans ce sentiment profond de devoir témoigner qu'ils ont puisé la force non pas de vivre mais de survivre. Derrière les visages des survivants de Neuengamme se dessinent ceux des millions d'hommes, de femmes et d'enfants morts dans les camps. Et dans chacun de ces lieux, en ce 70e anniversaire de la libération des camps, la France était présente, pour la première fois, par le geste et la voix d'un membre du gouvernement.
Auschwitz, Buchenwald, Ravensbrück, Bergen-Belsen, Dachau, Neuengamme. Des noms inscrits dans notre mémoire. Des noms qui résonnent et qui frappent les âmes et les coeurs. Des noms qui font frémir. Des noms qui font écho à notre ardeur à défendre les valeurs arrachées au nazisme au prix de tant de souffrances.
Mesdames et messieurs les survivants, votre présence aujourd'hui est la plus belle victoire sur le nazisme. Je vous adresse l'éternelle reconnaissance de la France pour la détermination et la force avec lesquelles, inlassablement, vous prenez la parole. Celle qui raconte. Celle qui témoigne. Celle qui transmet. Celle qui offre à notre jeunesse, exposée aux négationnismes qui sévissent notamment sur internet, une véritable pédagogie du souvenir.
Nous devons accompagner les jeunes sur le chemin de la mémoire. Non pas pour qu'ils comprennent car ce qui s'est passé dans ces camps de la mort va au-delà de l'humain et n'appelle qu'incompréhension. Mais pour éveiller leurs consciences citoyennes, leurs consciences européennes et leur esprit de vigilance.
Nous devons veiller à ce que cette histoire soit transmise à plusieurs voix, pour rappeler que de cet enfer est née l'Europe. C'est pourquoi cette histoire nous oblige, nous Européens. Partout où la dignité de l'homme est foulée au pied, la vie humaine dénigrée, la paix et la liberté menacées, la violence et la haine doivent trouver l'Europe sur leur chemin.
C'est l'enseignement de Neuengamme. Je vous remercie.
Source http://www.kz-gedenkstaette-neuengamme.de, le 28 mai 2015