Déclaration de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international, sur la politique étrangère de la France, à Paris le 2 juin 2015.

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Circonstance : Intervention au Lycée Louis-le-Grand, à Paris le 2 juin 2015

Texte intégral

Mesdames et Messieurs,
Chers Amis,
Merci beaucoup de m'accueillir si gentiment. Cela me fait plaisir d'être ici puisque c'est un établissement dont j'ai été l'élève et où j'ai appris énormément de choses. C'est une certaine méthode de travail qui ensuite m'a été utile tout au long de ma vie.
Cela me fait plaisir de rencontrer des jeunes gens et d'échanger avec vous.
Ce que je dois vous expliquer, c'est la grille d'analyse qui me fait prendre un certain nombre de décisions au nom de la France, en matière de politique étrangère puisque c'est ma responsabilité. Beaucoup de Français s'imaginent que les ministres, le Premier ministre ou le président de la République, arrivent le matin à leur bureau en se disant : «Que va-t-on pouvoir inventer pour embarrasser les Français». Ce n'est généralement pas notre objectif et en tout cas si ça l'est, on reste peu de temps en politique, ce qui n'est pas mon cas. Il y a une logique dans les décisions que l'on prend, c'est cette logique que je souhaiterais vous expliquer. Ce qui est d'autant plus important en politique étrangère, c'est qu'il y a tellement de situations et de crises qui se présentent que si on n'a pas une armature politique, intellectuelle et idéologique assez forte, on risque de donner un sentiment d'impressionnisme, alors je vais essayer de m'expliquer.
Nous avons, avec le président de la République, pris un certain nombre de choix et en fonction des situations qui se présentent nous essayons d'appliquer ces choix.
Un mot sur le monde dans lequel nous vivons qui est assez différent de celui qui existait lorsque j'étais ministre pour la première fois et même il y a cinq ans. Si j'avais à le caractériser, je prendrais deux ou trois thèmes, même si c'est schématique, mais je fais cela pour clarifier les choses.
D'abord, la hiérarchie des puissances change beaucoup par rapport à ce qu'elle était il y a quelques années, en tout cas au siècle dernier. On a vécu avec une certaine hiérarchie des puissances. L'Europe était la grande puissance pour un siècle donné, les États-Unis ont été la grande puissance et pour le XXIe siècle, ce n'est pas faire preuve d'une grande originalité que de dire que les États-Unis bien sûr conserveront un rôle important, que l'Europe globalement restera une puissance importante, même si aucun des pays d'Europe individuellement ne se trouvera dans les dix premières puissances d'ici quelques années. En revanche, des puissances nouvelles ou réputées nouvelles paraîtront : la Chine qui n'a rien d'une puissance nouvelle, ce n'est jamais que le retour à une situation qui existait il y a quelques centaines d'années ; l'Inde qui va bientôt dépasser la Chine en termes de population; un pays comme le Brésil qui aura un rôle tout à fait important ; et, ce qui est peut-être inconnu de vous, il y a le Nigeria qui est déjà devenu la première puissance économique et démographique d'Afrique - il est prévu qu'à la fin du siècle, le Nigéria compte 900 millions d'habitants.
C'est dire que nous sommes dans un monde où la hiérarchie des puissances va être modifiée, ainsi que la place de l'Europe et celle de la France également.
C'est un premier élément qu'il faut avoir en tête lorsque l'on a à définir et à appliquer une politique étrangère.
Le deuxième élément qui change, c'est la caractérisation du monde. Là aussi, je dois être schématique et, si nous avons le temps, il me faudra entrer dans toute une série de nuances. Depuis un certain nombre d'années, si on regarde le monde après la seconde guerre mondiale, cela a été pendant longtemps un monde bipolaire où on avait deux puissances qui, idéologiquement se combattaient et qui avaient un rôle très important chacune, à savoir les États-Unis d'Amérique et l'URSS.
Compte tenu de leurs antagonismes et de leur coexistence, les crises pouvaient être réglées par un accord entre ces deux puissances. Mais cela a duré pendant un certain temps.
Ensuite, au moment de la chute du Mur de Berlin et pendant quelques années, le monde tel que je l'analyse est devenu unipolaire. C'est-à-dire qu'il y avait une seule puissance dominante - les États-Unis d'Amérique - qui dominait à peu près dans tous les secteurs : le secteur culturel par exemple, - on y reviendra sans doute - qui est très déterminant à beaucoup d'égards ; les secteurs économique, technologique, militaire et dans le secteur de l'influence en général. Pendant cette période, c'était les États-Unis qui faisaient la loi.
Parfois, quand on caractérise le monde actuel, on dit que c'est un monde multipolaire, c'est faux et c'est vrai. Nous souhaitons, dans l'analyse que nous faisons, avoir une organisation multipolaire nouvelle où, sous l'ombrelle générale de l'organisation des Nations unies, il y aurait une organisation par continent.
Aujourd'hui, ce n'est pas ainsi que cela fonctionne. Autant nous souhaitons aller vers un monde multipolaire organisé, autant aujourd'hui, - je force un peu le trait - je pense plutôt que nous sommes dans un monde qui n'est ni bipolaire, ni unipolaire, ni multipolaire mais plutôt zéro polaire. Il n'y a aucune puissance où aucune alliance de puissances qui par elle-même peut résoudre les conflits. C'est l'une des raisons pour lesquelles ces crises se prolongent, se pérennisent et parfois deviennent quasiment insoluble.
La seconde caractéristique c'est que c'est un monde en devenir, qui se cherche, qui n'est pas encore ce monde multipolaire organisé que nous souhaitons et qui souvent est un monde où il n'y a pas de pôles même si évidemment il y a une hiérarchie des puissances.
Il y a une troisième caractéristique : pendant longtemps on a été dans un monde westphalien. Il y a eu un traité qui a, disent les historiens, caractérisé la période à partir de laquelle dans les relations internationales on était dans des relations d'États. Quand vous examinez l'Histoire, les traités sont passés d'État à État. Ce sont les États qui sont les éléments dominants de la relation internationale. Aujourd'hui, les États conservent leur rôle mais beaucoup de leurs caractéristiques sont remises en cause. Les frontières sont remises en cause. Les groupes qui ne sont pas des États sont en train de monter en puissance. Si on devait comparer la puissance de telle ou telle multinationale et celle d'un petit État, on ne sait pas de quel côté la balance pencherait.
Il y a des organisations qui ne sont pas des organisations économiques ou non-gouvernementales et qui sont des organisations terroristes. Elles aussi aspirent à être des États mais ne le sont pas. C'est tout à fait caractéristique que le groupe Daech veuille s'appeler État islamique, mais moi je refuse d'utiliser ce terme parce que je dis : deux mots, deux mensonges. Ces terroristes ne sont pas un État et ils voudraient s'approprier l'Islam alors que l'Islam est une religion pacifique, là c'est une déviation.
Pendant très longtemps, les relations ont été d'État à État, maintenant c'est un monde beaucoup plus compliqué où certains États et même beaucoup s'affaiblissent alors que d'autres qui ne sont pas des États veulent prendre les caractéristiques des États. C'est un monde beaucoup plus friable, plus chaotique, plus difficile à conduire, dans lequel il est difficile de conduire et de se conduire. Si j'avais à résumer tout cela, je dirai que c'est un monde où il y a davantage de forces qui sont disséminées et moins de forces pour organiser toutes celles-là. C'est dans ce monde-là que la politique internationale de la France doit être définie et conduite.
Ayant dit cela, la France est dans une situation spécifique. Pourquoi ? Nous ne sommes, et de loin, pas le plus grand pays du monde mais nous avons une influence qui dépasse de beaucoup notre propre puissance.
Nous sommes un des cinq membres permanents du Conseil de sécurité, et je dois remercier le général de Gaulle dont vous connaissez l'histoire. C'est à la suite de la guerre, au moment où sont nées les Nations unies - dont on va fêter cette année le 70e anniversaire - que le général de Gaulle a imposé la France comme l'un des membres permanents du Conseil de sécurité.
Cela a l'air de peu de choses mais ce statut particulier - nous ne sommes que cinq et il y a plus de 190 pays qui n'ont pas ce statut - fait que nous pouvons lever ou baisser le pouce par rapport à toutes les résolutions internationales. Peu de gens savent que sur les résolutions prises à l'ONU, plus de la moitié sont proposées, soit par nos amis britanniques, soit par nous-mêmes.
C'est une spécificité que nous avons et évidemment, un instrument de puissance considérable.
Nous avons une puissance militaire qui est importante. Pas seulement parce que nous sommes l'une des quelques puissances militaires, pas seulement parce que nous avons une armée relativement importante, mais parce que nous sommes l'un des rares pays démocratiques à pouvoir l'envoyer au feu si nécessaire avec des hommes et des femmes qui sont prêts à faire le sacrifice de leur vie.
Tout à l'heure vous parliez du Mali, lorsque le président du Mali de l'époque a appelé M. François Hollande pour lui dire que les terroristes étaient en train de marcher sur Bamako, pour lui demander d'intervenir car sinon, le lendemain, il serait mort et les terroristes auront pris pour la première fois un État entier qui est le Mali, la France a réagi tout de suite.
Nous sommes donc membre du Conseil de sécurité, nous avons une puissance militaire et, nous avons une puissance économique, la sixième dans le monde. On dira que la situation économique n'est pas aussi brillante qu'elle devrait l'être, mais ce sont 190 pays qui ont moins de puissance économique que nous.
Nous sommes une puissance culturelle parce que nous avons le premier réseau d'enseignement dans le monde. Aucun pays, même le plus grand, n'a de réseau d'enseignement aussi fort que le nôtre. Nous avons le troisième réseau diplomatique, nous avons un réseau important en matière scientifique et puis, nous avons nos principes issus de la révolution française. Quand on parle de la France on nous attribue un rôle universel. Nous jouons donc sur la totalité de la gamme, c'est ce qui fait - parce que très peu de pays ont cette possibilité - que nous sommes plus grands que nous-mêmes.
Ayant dit le contexte général et ce qu'est la France dans sa dimension par rapport aux autres, quelle est la ligne que nous essayons de suivre ? Vous avez cité Jaurès mais dans le même discours sur la jeunesse où il définit le courage, il dit que le courage c'est d'aller à l'idéal et de comprendre le réel. Cela s'applique aussi pour la politique internationale et dans la politique tout court. Il ne faut pas oublier l'idéal mais il ne faut pas oublier le réel.
Q - Vous avez parlé de l'Europe, dans la perspective d'une Europe unie et forte, quelle est la place de la diplomatie européenne et quelle est l'influence de la France au sein de la diplomatie européenne ?
R - Idéalement, on pourrait concevoir qu'il n'y ait qu'une diplomatie européenne et d'ailleurs, il y a une personnalité, Mme Mogherini, une Italienne, qui dirige le service européen d'action extérieure. Lorsqu'il s'agit de prendre une position qui concerne le conflit palestinien, Mme Mogherini prend des positions. Lorsqu'il s'agit de prendre position sur telle décision du pouvoir russe, j'ai vu que Mme Mogherini, qui d'ailleurs était là avec nous ce matin pour la lutte contre Daech, avait pris position. Il y a donc de plus en plus une diplomatie européenne mais comme nous sommes nombreux et qu'il y a une souveraineté nationale, il y a aussi des diplomaties nationales et certaines sont plus affirmées que d'autres.
On peut dire, sans être désagréable vis-à-vis de personne, que les deux diplomaties qui sont peut-être les plus affirmées sont la britannique et la française, ne serait-ce que parce que nous sommes, chacun, des membres permanents du Conseil de sécurité. Lorsque nous prenons des décisions, bien sûr nous tenons compte de ce qui se passe en Europe mais ce sont les nations qui décident. Il y a une coexistence entre certains éléments de la diplomatie européenne et des diplomaties internationales.
Peut-on aller plus loin ? Dans l'état actuel des choses, ce n'est pas facile et j'essaie - c'est ce que je ferai tout au long de notre entretien - non pas d'avoir une vision théorique mais de vous dire quel est mon avis de ministre.
Nous avons une réunion mensuelle du conseil des affaires étrangères, nous allons soit à Bruxelles, soit à Luxembourg, et nous passons en revue les problèmes d'actualité et un certain nombre de thèmes qui nous sont proposés par Mme Mogherini.
Évidemment il y a des différences de position.
Prenons un exemple concret par rapport au conflit ukrainien : il se trouve qu'il y a, en schématisant, trois positions. La position des pays qui historiquement ont dépendu de l'URSS ou qui sont géographiquement très proches de la Russie. Ces pays-là, pour beaucoup d'entre eux, - ce n'est pas le cas pour tous - sont généralement assez durs vis-à-vis d'un rapprochement avec la Russie.
Il y a des pays, qui pour des raisons diverses liées parfois à leurs choix gouvernementaux ou à d'autres circonstances et je ne dirai pas qu'ils sont complaisants vis-à-vis de la Russie, qui trouvent toujours un accord avec la Russie et cela dépend des moments. Par exemple, le Premier ministre hongrois, M. Orbán, prend des positions qui souvent sont proches de celles de M. Poutine. Pour d'autres raisons, sur tel ou tel point, nos amis grecs, dans le gouvernement récent, se sont rapprochés de la Russie. Il y a donc une diversité de cultures.
Et puis il y a, au centre, l'Allemagne et la France qui, sur ce point, travaillent ensemble dans ce que l'on appelle le «format de Normandie». Avec mon collègue et ami M. Steinmeier nous travaillons main dans la main.
Sur cette question ukraino-russe, nous sommes tout le temps ensemble et nous intervenons pour essayer de rapprocher les points de vue.
Pourquoi je prends cet exemple ? Lorsqu'à partir de cette diversité de points de vue, l'Europe et l'ensemble des chefs d'État et de gouvernement ou nous-mêmes les ministres des affaires étrangères, nous avons à prendre une position, nous ne pouvons peser que si nous sommes unis. Si nous commençons à nous diviser, cela donne une image tout à fait mauvaise de l'Europe et nous ne pesons rien.
Évidemment, la position qui, en général, est adoptée est une position médiane et cela rend assez difficile l'élaboration d'une politique européenne. Je pense que plus se développera l'Europe - ce que je souhaite -, plus il y aura une position européenne.
Mais telles que sont les choses aujourd'hui, il y a quand même une diversité de points de vue, ce qui fait qu'il y a des points sur lesquels il y a vraiment une position européenne et d'autres sur lesquels c'est beaucoup plus difficile.
Ajoutez à cela que certains pays sont neutres comme l'Irlande, cela l'empêche de faire un certain nombre de choses. Autre particularité dans la négociation iranienne, on a demandé à Mme Mogherini d'être - et c'est un statut bizarre - la représentante de l'Union européenne qui négocie avec l'Iran au nom des six puissances que sont les cinq membres permanents du Conseil de sécurité plus l'Allemagne. C'est Mme Mogherini ou sa représentante qui nous représente.
Il y a différents cas de figure mais l'évolution c'est le développement d'une diplomatie européenne. Et dans mes choix j'essaie de favoriser cela. Ainsi, quand on bâtit de nouveaux locaux, nous nous efforçons de le faire avec tel ou tel pays, cela fait des économies. Avec les Allemands, il n'y a pas besoin d'avoir deux consulats différents là où on peut n'en avoir qu'un seul.
Si on porte un regard historique, si on ne veut pas faire trop de sottises, la tendance est au développement de la diplomatie européenne mais elle n'en est encore qu'au début.
Q - Pourquoi avoir livré des armes aux rebelles en Syrie, tout en sachant qu'il y avait de fortes chances pour que celles-ci soient réutilisées par les islamistes ?
R - C'est la raison pour laquelle nous ne l'avons pas fait.
Je vais parler de la Syrie qui est une question très difficile et où il faut bien sûr éviter les jugements simplistes. C'est d'ailleurs l'une des difficultés les plus lourdes de toute l'activité politique et en particulier dans le domaine international. Mon sentiment, c'est que les Français s'intéressent à la dimension internationale parce que, de plus en plus, ils s'aperçoivent que beaucoup de choses sont mondiales. Mais en même temps, ce sont des questions sur lesquelles il est très difficile d'être schématique.
En plus, les médias prennent de plus en plus d'importance et je constate qu'il y a assez peu de place dans les médias pour des débats vraiment intéressant sur les questions internationales. Je le regrette, mais je crois qu'il y a quand même un travail pédagogique que l'on pourrait faire pour expliquer ce qui se passe.
En Syrie, il y a comme vous le savez, un dictateur qui est le président Bachar Al-Assad et une situation de déchirement, de déchirure. M. Bachar Al-Assad contrôle une partie de la Syrie qui se rétrécit de plus en plus et des groupes terroristes, le principal étant Daech - État islamique ? prennent de plus en plus d'importance.
Mais il y a d'autres groupes. Certains sont des groupes terroristes qui combattent parfois les autres groupes, en particulier Al-Nosra, et d'autres groupes sont modérés. Évidemment, dans une zone en conflit gravissime, ces derniers ont de plus en plus de difficulté à exister.
Quand tout un pays explose, les opinions modérées, même si elles sont raisonnables, sont très difficiles à défendre.
Vous avez donc un pays divisé, en proie au terrorisme, qui ne contrôle plus une grande partie de ses frontières, notamment la frontière avec l'Irak qui n'existe plus, puisque le groupe Daech, en additionnant la partie syrienne et la partie irakienne, contrôle 300.000 km² ce qui est beaucoup même si l'essentiel est du désert. Il y a maintenant 20.000 morts depuis plus de quatre ans et des millions de personnes déplacées. Il faut avoir à l'esprit que ce conflit syrien a commencé au moment du Printemps arabe par la révolte de jeunes, dans une région peu connue de la Syrie, qui a été réprimée de telle façon par M. Bachar Al-Assad que l'on en est arrivé par un engrenage, à la situation terrible dans laquelle nous sommes.
Que souhaite la France ?
En effet, avant de prendre une position, il faut définir l'objectif. La France - cela peut paraître très ambitieux voire idéaliste - souhaite qu'il y ait une solution politique et compte tenu de la situation, elle souhaite que M. Bachar Al-Assad quitte la scène et qu'il soit remplacé par un gouvernement de transition. Un tel gouvernement réunirait, d'une part, des membres de l'opposition qui accepte que la Syrie reste une puissance unie où toutes les communautés puissent vivre ensemble, et d'autre part, des éléments du régime de M. Bachar Al-Assad. Pourquoi ? Parce qu'ils représentent quelque chose, même si ce n'est pas la majorité, et nous craignons beaucoup qu'il y ait un effondrement de l'État syrien. Effondrement qui pourrait arriver si jamais c'était l'opposition seule qui prenait le pouvoir et que cet effondrement aboutisse à un chaos total.
C'est ce qui est advenu lorsque l'Irak s'est effondré après la chute de Saddam Hussein, ce qui a donné lieu à toutes les exactions possibles, et l'Irak d'aujourd'hui en subit encore les conséquences.
C'est donc un objectif politique. Nous voulons qu'à partir de ces accords passés à Genève il y a quelques années et qui définissent cette transition, on parvienne à mettre sur pied un gouvernement d'union nationale sans M. Bachar Al-Assad, qui sera mis à l'écart, mais avec certains éléments de son régime qui n'ont pas de sang sur les mains et l'opposition.
Évidemment, cela ne sera pas facile, notamment au regard de la situation militaire sur le terrain : Bachar Al-Assad bombarde allègrement les civils et utilise encore très souvent l'arme chimique, qui est pourtant totalement interdite ; le groupe terroriste Daech tantôt lutte contre Bachar Al-Assad et tantôt est son allié ; le groupe Al-Nosra fait partie des groupes terroristes ; un certain nombre d'éléments sont entraînés et équipés par les Américains, par les Jordaniens et par d'autres forces arabes.
Nous avons dit que nous pouvions livrer des armes non létales, c'est-à-dire qui ne donnent pas la mort, parce que nous ne voulons pas qu'elles puissent tomber dans des mains qui les retourneraient contre nous. C'est ce qui s'est d'ailleurs passé, non pas avec nos armes mais avec les armes américaines, en Irak : les Américains avaient livré beaucoup d'armes à l'armée irakienne, et lorsque l'armée irakienne a été mise en déroute par Daech, des armes américaines, souvent puissantes, ont été récupérées par les terroristes.
Du point de vue militaire, nous ne sommes pas fortement engagés en Syrie. Nous voulons combattre Daech, mais pas dans des conditions qui profiteraient à Bachar Al-Assad parce que nous considérons que c'est l'avers et le revers d'une même médaille.
Alors, nous avons parlé de cela ce matin parce que, en parlant de l'Irak, nous avons aussi parlé de la Syrie.
Nous devons engager toute une série d'opérations diplomatiques pour essayer de convaincre les uns et les autres de notre solution. En ce qui concerne les pays arabes, ils sont à peu près tous sur notre position. Nous devons convaincre aussi les Américains qui viennent sur nos positions.
Mais il y a deux parties prenantes qui sont très importantes, ce sont les Russes et les Iraniens. Ce sont les Russes qui, traditionnellement, fournissent une grande partie des armements à Bachar Al-Assad et ce sont les Iraniens maintenant qui fournissent une grande partie du commandement et même des combattants, soit directement, soit à travers le Hezbollah.
Si nous voulons parvenir à cette solution politique, il faut non seulement que nous convainquions nos partenaires, mais aussi les Russes, et c'est très difficile compte tenu des rapports généraux qui existent entre les Russes et les autres. Les Russes nous disent : «Oui, bien sûr, nous ne sommes pas mariés avec Bachar Al-Assad mais s'il disparaît qui va prendre sa place et est-ce que cela ne sera pas un chaos encore plus grand ?». C'est la raison pour laquelle, nous devons, en discutant avec eux et avec d'autres, essayer de voir comment bâtir une solution qui permettrait à l'État syrien de rester solide et à un nouveau gouvernement d'arriver. Quant au soutien des Iraniens, ils jouent un rôle très important mais il est très difficile de parvenir à les convaincre et ils multiplient les déclarations en disant : «Nous serons jusqu'au dernier homme avec M. Bachar Al-Assad». Il est donc très difficile d'arriver à les convaincre.
Pour répondre précisément à votre question : nous ne livrons pas d'armes létales qui puissent être prises par d'autres, parce que nous pensons que ce serait une sottise. Nous avons un certain rôle pour appuyer la formation. Nous avons un rôle politique important et nous avons cet objectif politique.
Disant cela, vous voyez la complexité de cette situation. Évidemment, lorsqu'on lit tel ou tel journal qui se résume à dire qu'il vaut mieux s'allier avec le dictateur pour contrer les terroristes, c'est un peu réducteur.
Q - Que pensez-vous de l'éventuelle sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne et quelles en seraient les conséquences pour les Européens et pour les Britanniques ?
R - Je pense qu'une sortie du Royaume-Uni serait très négative à la fois pour l'Union europenne et pour le Royaume-Uni.
Pour l'Union européenne, pourquoi ? Parce que le Royaume-Uni, même si nous pouvons avoir avec lui des différences d'approche, est un grand pays, une grande puissance économique, une grande puissance diplomatique, le seul, avec la France, en Europe, à avoir une vraie puissance militaire. Et, sans avoir besoin d'avoir recours à des arguments compliqués, si on apprend un jour que le Royaume-Uni quitte l'Europe, personne ne peut soutenir que cela va renforcer la réalité et l'image de l'Europe, c'est une évidence. Donc, je pense que ce serait une mauvaise chose pour l'Europe.
Je pense aussi, et je le dis publiquement à ces dirigeants, que cela est une mauvaise chose pour le Royaume-Uni. Pourquoi ? Parce que, regardons la question des investissements, on dit toujours que la City à Londres, c'est une grande place financière, qu'il y a beaucoup d'investissements, ce qui est vrai. Mais qu'est-ce qui intéressent les financiers qui investissent dans le Royaume-Uni aujourd'hui ? C'est que le Royaume-Uni est à la fois en Europe et un petit peu en-dehors : il a une monnaie spécifique, il a un certain nombre de systèmes que l'on appelle «opt out». Si le Royaume-Uni sortait de l'Union européenne, je pense que beaucoup d'investisseurs se demanderaient à quoi cela sert d'investir dans cet endroit qui n'est pas en Europe, puisque, si le Royaume-Uni sort de l'Europe, cela veut dire que toute une série d'accords seront supprimés.
Je ne prends que cet argument mais il y en a beaucoup d'autres. Et vous avez vu sans doute qu'un certain nombre de grandes entreprises ont déjà dit que si le Royaume-Uni devait décider de sortir de l'Union européenne, elles quitteraient le Royaume-Uni, en tout cas en ce qui concerne leur siège. Donc, il y a beaucoup d'autres arguments mais je pense que ce serait mauvais pour tout le monde.
Pourquoi est-ce que la question se pose malgré tout ? La question se pose par un concours de circonstances. D'abord, le Premier ministre britannique, M. Cameron, à la fois parce qu'il pense sincèrement qu'il y a des choses à réformer en Europe et aussi parce que son parti était assez anti-européen et parce qu'il avait la concurrence d'un autre parti anti-européen Ukip qui a obtenu 12 % aux récentes élections avec seulement un siège, M. Cameron a dit : «Je vais mettre cette question dans la balance et si vous votez pour moi, nous ferons un référendum sur le fait de rester ou pas dans l'UE. Et, entretemps, je négocierai avec tous les autres pays d'Europe pour obtenir suffisamment de concessions en ce qui me concerne voire un régime spécial et, donc, je reviendrai devant l'électorat britannique en lui disant que j'ai obtenu toute une série d'avantages, maintenant vous pouvez voter pour cette nouvelle Europe».
Le problème, c'est que, lorsque l'on regarde quelles concessions demande M. Cameron, ce sont, sur certains points, des concessions qui posent de très gros problèmes.
Par exemple, il dit : «il y a une règle générale qui est la règle de libre circulation, qui est une règle fondamentale en Europe - libre circulation des personnes, des biens et des capitaux. Je pense que cette règle de libre circulation, ne peut pas s'appliquer à toutes les personnes - je pense à certaines populations, comme les Polonais. Je veux donc pouvoir dire non à un certain nombre de venues. De la même façon, je veux que, lorsqu'il y a des venues d'étrangers au Royaume-Uni, je puisse avoir des dispositions spéciales pour que, socialement, ils n'aient pas droit aux mêmes prestations que les autres», alors qu'il existe une règle en Europe qui est que, où que l'on soit, on a droit aux mêmes prestations.
Deuxièmement, M. Cameron - encore une fois ce sera à discuter - dit : « je veux que le parlement britannique ait le pouvoir, s'il le souhaite, de bloquer telle ou telle loi européenne». On comprend bien que si on entre dans ce mécanisme où chaque parlement national peut bloquer une loi européenne, il n'y aura plus de lois européennes.
Maintenant une discussion va commencer et M. Cameron, qui est un homme intelligent et qui veut gagner son référendum, va demander aux autres beaucoup de concessions pour avoir un système spécifique. Mais, autant nous sommes d'accord pour simplifier la marche de l'Europe pour avoir une dimension de protection plus forte, pour développer tout ce qui est énergie, croissance, autant nous disons que, s'il faut segmenter l'Europe à un point tel qu'elle n'existera plus, évidemment cela pose un autre problème.
Nous allons donc discuter de cela dans l'année qui vient, sans a priori, mais nous serions ravis qu'il puisse y avoir un certain nombre d'améliorations européennes et que le Royaume-Uni les accepte. Mais s'il s'agit d'avoir une situation où le Royaume-Uni, pour gagner son référendum, doit détricoter l'Europe, à ce moment-là cela posera un gros problème. Voilà le sentiment que j'ai sur cette question.
Q - Vous avez parlé des nombreux rôles de la France dans le monde mais vous n'avez pas abordé la question de la responsabilité historique de la France. Parce que la France comme elle a eu un rôle extrêmement particulier lors de la seconde guerre mondiale, elle doit, dans sa diplomatie, par rapport à cette Histoire, avoir un devoir de mémoire de rappeler les erreurs qui ont eu lieu mais aussi de rappeler l'alliance de très nombreux pays contre le nazisme. Pensez-vous qu'il faille sacrifier cette responsabilité historique face à nos intérêts économiques et politiques actuels, par exemple comme lorsque François Hollande décide de ne pas se rendre aux commémorations organisées en Russie pour les 70 ans du 8 mai ?
R - Vous êtes pardonnable parce que je n'ai pas été très visible, mais je vous signale que j'étais présent aux cérémonies de Moscou. Vous me direz : ce n'était que le ministre des affaires étrangères. C'est exact. Mais parmi les pays d'Europe, et cela revient à la première question qui a été posée, nous étions peu nombreux : il y avait mon collègue italien qui m'a accompagné, il y avait mon collègue lituanien et les autres pays avaient - je ne sais pas si le mot est exact - boycotté la cérémonie.
Nous avons pris une position, peut-être était-elle un peu sophistiquée, consistant à dire : nous allons venir. Je suis venu, j'ai rencontré M. Poutine, M. Lavrov, son ministre des affaires étrangères, et d'autres personnalités qui étaient là. Mais nous n'avons pas été physiquement présents lors du défilé. Mais ensuite, nous avons déposé une gerbe devant le monument aux morts.
Je rejoins tout à fait ce que vous dites. Il faut séparer ce qui est la dimension historique - et c'est le sens de votre question - et ce qui est la relation actuelle, qui est tendue bien sûr avec les Russes à cause de la question ukrainienne. Et, après en avoir discuté avec le président français, nous avons décidé cette solution : c'est-à-dire, nous rendons hommage historiquement mais, en revanche, nous ne voulons pas cautionner l'action de la Russie en Ukraine.
On peut discuter : était-ce la bonne position ou non ? Mais, en tout cas, la France était présente par son ministre des affaires étrangères alors que la consigne assez générale donnée en Europe était qu'il n'y ait pas de ministre des affaires étrangères et c'était le plus souvent des ambassadeurs qui sont venus.
Mais je vous rejoins lorsque vous dites qu'il faut tenir compte de la réalité historique et que la Russie, historiquement, est notre amie, notre alliée. D'autre part, il y a une réalité géographique ; la diplomatie, c'est souvent de l'histoire et de la géographie. Et nous souhaitons évidemment avoir de bonnes relations avec les Russes.
Simplement, il y a un moment - et c'est tout l'art de la diplomatie et il n'est pas question d'aller faire la guerre avec les Russes, cela n'a absolument aucun sens - où il n'est pas question non plus d'accepter absolument tout. Ainsi sur l'annexion de la Crimée : si vous acceptez l'idée qu'un pays, parce qu'il est plus grand, peut annexer une partie d'un autre pays, si vous généralisez cette disposition, vous voyez ce que donne le monde.
Donc, la diplomatie a consisté à dire : la guerre c'est absurde, mais ne rien dire sur rien et ne rien faire sur rien lorsqu'on a affaire à un grand pays, cela n'est pas possible non plus. Et l'on est entré dans un mécanisme complexe de discussions, de sanctions plus ou moins fortes.
Évidemment, cela peut apparaître non cartésien, non tranché, mais rappelez-vous toujours l'idéal et le réel. Et, en tout cas, je vais dans votre sens : il faut toujours avoir à l'esprit l'Histoire, - l'Histoire n'est pas le seul déterminant car il y a aussi des évolutions historiques, il faut savoir se projeter aux moments où il y a des ruptures historiques -, mais on ne peut pas passer par-dessus la dimension historique.
Q - Question sur les étudiants étrangers en France et le développement des écoles françaises à l'étranger
R - Il y a beaucoup de choses dans ce que vous dites. Expliquons aux uns et aux autres ce qu'est France Alumni. C'est venu d'une expérience que j'ai eue. J'étais au Vietnam et l'ambassadeur avait réuni différentes personnes françaises ou proches de la communauté française. Et, tout d'un coup, il y a un jeune homme, une quarantaine d'années, qui m'aborde et me dit la chose suivante : «Monsieur le Ministre, je suis très heureux de vous voir parce que vraiment je dois énormément à la France et je voudrais lui rendre ce qu'elle m'a donné. J'ai voulu contacter des étudiants vietnamiens qui avaient fait leurs études en France et la liste n'existe pas». La liste des Alumni, des anciens, n'existait pas. J'ai demandé à ce monsieur qui il était, il m'a répondu qu'il avait obtenu la médaille Fields de mathématiques, et qu'il avait fait toutes ses études en France.
Alors pour rattraper cela, et c'était très émouvant ce qu'il me disait car il m'a parlé de ce que nous lui avions apporté, je me suis confondu en remerciements et en félicitations. Revenant à Paris, j'en ai tiré une leçon et j'ai demandé au directeur de l'époque de Campus France et à la patronne de l'AEFE que cette situation n'allait pas, car on a beaucoup d'étudiants étrangers qui viennent en France, ou qui sont d'ailleurs dans nos écoles à l'étranger, et on n'a même pas de listes des anciens élèves. Il paraît qu'on est dans une société en réseau, et il faut absolument établir ces listes. Il y a eu un travail qui a été fait et il y a déjà des écoles qui s'occupent de ça. On a créé, l'année dernière, un site France Alumni où peuvent s'inscrire ceux qui ont fait des études ou font des études en relation avec la France. L'idée c'est de générer un réseau qui peut être extrêmement utile pour les étudiants eux-mêmes, pour les anciens étudiants, pour les entreprises et pour les établissements d'enseignement.
Il y a un deuxième aspect dans ce dossier avec le développement à l'étranger de beaucoup de nos grandes écoles et cela pourrait aussi bien être suivi par les classes préparatoires. Je trouve cela excellent. Parce que je pense que c'est un outil de rayonnement extraordinaire, c'est quelque chose que l'on apporte non seulement à la France, mais également au monde entier.
Il y a des pays où c'est plus facile, plus difficile, il y a toujours la question du financement, mais je suis tout à fait pour. Donc prenez contact soit avec la directrice de l'AEFE, soit avec la patronne de Campus France, vous serez bien accueillis, surtout après cette réunion.
Après il y a un dernier élément et c'est là-dessus que je veux conclure. Notre pays a ses vertus et ses défauts, mais il faut quand même qu'on donne un certain nombre de grandes directions - je ne rentre pas dans le débat politique mais il y a des choses auxquelles on tient.
Parmi les choses auxquelles nous tenons, et je suis sûr que vous pouvez les partager, c'est l'idée qu'un maximum de Français peuvent parfaitement aller étudier à l'étranger et qu'un maximum d'étudiants étrangers peuvent et doivent venir étudier en France. Parce que, d'abord la société que nous voulons bâtir est comme ça, qu'aujourd'hui tout est devenu international et que ce n'est pas trahir son pays que d'aller à l'étranger. Cette notion que chacun, chaque nation devrait avoir son pré carré, élever si c'est possible des barrières, et que moins il y aura d'étudiants français qui vont à l'étranger et d'étudiants étrangers en France on se sentira mieux, c'est une absurdité. Je ne suis pas quelqu'un d'énervé, mais il y a quelques éléments sur lesquels je ne suis pas prêt à faire des compromis. Et cette dimension du brassage et en particulier pour les étudiants, si vous devez garder un seul souvenir de notre réunion, dont je vous remercie beaucoup, c'est celui-là. Merci beaucoup.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 5 juin 2015