Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, dans "L'Humanité" du 10 octobre 2001, sur la participation militaire de la France aux côtés des Etats-Unis en Afghanistan après les attentats du 11 septembre.

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Média : L'Humanité

Texte intégral

Q - Quel est l'état actuel du dispositif et de l'engagement français ?
R - L'engagement français consiste à ce stade dans la mise à disposition des deux navires (le pétrolier-ravitailleur Var et la frégate Courbet), les autorisations de survol le renseignement y compris par quelques hommes sur le terrain. Pour le reste d'autres formes d'engagement sont envisagées, rien n'a été écarté, rien n'a encore été arrêté.
Q - Dans son discours devant l'Assemblée nationale, le Premier ministre avait défini les conditions posées par la France pour une participation à l'engagement militaire, à savoir une action ciblée et une concertation sur les objectifs. Au lendemain des premières frappes, peut-on dire que ce qui s'est passé correspond aux exigences posées par la France ?
R - Oui. Nous n'avons pas participé aux frappes, mais l'opération s'est faite sur des bases que nous avions approuvées. Ce sont des actions légitimes au titre de l'article 51 de la Charte des Nations unies. Le Conseil de sécurité l'a reconnu. Ces frappes étaient devenues inévitables, indispensables, compte tenu des capacités de destructions qu'ont acquises ces réseaux. Elles ne sont pas dirigées contre l'Afghanistan, mais contre le réseau Ben Laden et les infrastructures des Taleban dont ils se servent. Il s'agit bien d'actions ciblées.
Q - Le Parlement français doit-il rapidement se réunir ?
R - Le Premier ministre a déjà informé une première foi le Parlement de l'analyse que nous faisons de la situation. Mardi, le ministre de la Défense et moi-même sommes allés ensemble devant les commissions de la Défense et de Affaires étrangères de l'Assemblée nationale et nous le referons chaque fois que cela sera nécessaire. Le Premier ministre a confirmé que le Parlement serait consulté en temps réel sur tout nouvel engagement. A chaque étape, le Parlement sera associé, ce qui ne veut pas dire vote, comme l'a dit le ministre de la Défense.
Q - On n'écarte plus la participation directe de militaires français sur le théâtre des opérations ?
R - On ne peut pas dire "on n'écarte plus", car la question ne s'est pas posée jusque-là. Dès le début, nous avons pris une option très claire, nous sommes engagés non pas uniquement par solidarité avec le peuple américain qui a été meurtri, une solidarité qui par ailleurs a été reconnue par tous les membres de l'Alliance atlantique au titre de l'article 5, mais parce que notre intérêt est de lutter contre le terrorisme. Nous sommes nous-mêmes engagés dans la lutte contre le terrorisme, et nous avons été les premiers à demander qu'elle soit menée sans dérive, sans amalgame. Cela fait un certain nombre d'années que le terrorisme pseudo islamiste et extrémiste a fait beaucoup plus de victimes dans les pays arabo-musulmans que dans les pays occidentaux. Nous examinerons toute autre demande de la part des Américains. Rien n'est écarté.
Q - Les dirigeants des Etats-Unis ont indiqué à l'ONU qu'ils envisageaient la possibilité de frapper d'autres groupes, voire d'autres Etats. Jusqu'où la France suivrait-elle ?
R - Il ne s'agit pas de "suivre". Nous vivons dans le même monde que celui où il y a le terrorisme. Depuis une vingtaine d'années, des groupes terroristes ont à plusieurs reprises frappé la France. Nous avons notre conception sur la façon d'éradiquer le terrorisme : il ne suffit pas d'une action militaire parfois indispensable, mais il faut aussi lutter contre tout ce qui alimente le terrorisme. Il n'y a pas que les financements ou les idéologie dévoyées, il y a aussi des situations d'injustices criantes. L'article 5 de 1'OTAN est très clair : il y a une solidarité quand un Etat membre est frappé, mais chacun est libre de la façon dont il exprime sa solidarité. Les Etats-Unis ont fait savoir au Conseil de sécurité qu'ils n'excluaient pas d'avoir à frapper d'autres infrastructures terroristes du réseau Al Qaida ailleurs qu'en Afghanistan, mais nous n'avons pas connaissance de projets précis. Tout ce que nous connaissons concerne l'Afghanistan, non pas que ces actions visent l'Afghanistan. Je souligne que ces actions ne visent pas l'Afghanistan en tant que tel mais il se trouve que les infrastructures terroristes sont en Afghanistan. En terme de participation, je répète que si rien n'est écarté, rien n'est arrêté ; si le contexte change, nous aviserons.
Q - Quelle ligne blanche ne faut-il pas franchir, selon vous, pour ne pas tomber dans ce que vous avez qualifié vous-même de piège tendu par les terroristes sur le conflit entre deux civilisations ?
R - L'amalgame inacceptable serait de considérer qu'il faudrait non seulement frapper des musulmans, des Etats arabes ou musulmans en tant que tels comme si tout cela se confondait. C'est le piège dans lequel il ne faut pas tomber. On ne peut pas dire que les frappes effectuées jusqu'ici sur des cibles militaires précises, sur des emplacements repérés à l'avance avec des efforts pour éviter des effets annexes représentent une dérive par rapport à nos objectifs et à ce que nous avons accepté. Le piège serait de laisser croire à l'opinion occidentale que terrorisme égale islamisme, égale musulman, égale arabe. On arriverait à un affrontement bloc à bloc que les organisations terroristes espèrent enclencher. Plus que jamais tout amalgame, tout manichéisme doivent être proscrits.
Q - Vu la puissance des frappes, et surtout s'il y avait beaucoup de victimes civiles, le discours de guerre de Ben Laden ne risque-t-il pas de trouver écho au sein de population où l'anti-américanisme n 'est pas une vue de l'esprit ?
R - N'oublions pas que la population civile a déjà été beaucoup frappée à New York, en Algérie et dans beaucoup d'autres endroits. La population civile a été frappée quand il y a eu des attentat aveugles en France. Ce problème ne commence pas à se poser quand on frappe des infrastructures terroristes. Même si la politique américaine est rejetée par l'opinion arabe, je pense quand même que le régime taleb et Ben Laden, avec leur violence, ont une mauvaise image dans le monde arabo-musulman. Après le 11 septembre, tous les pays arabes et musulmans ont exprimé leur compassion et se sont dits très engagé dans la lutte contre le terrorisme. Ben Laden essaie aujourd'hui de créer des solidarités artificielles. Il se met à reparler de la question israélo-palestinienne, alors que depuis des années cette thématique n'était pas tellement présente dans la propagande des réseaux Ben Laden. Il essaie de reparler des Palestiniens, des enfants iraquiens. La France n'a pas attendu le 11 septembre pour découvrir la situation tragique. Mais je pense que cette propagande de circonstance ne retournera pas la situation. Tous les responsables, les opinions arabes savent que le terrorisme est une voie tragique de malheur et sans issue.
Q - Dès le lendemain du 11 septembre, Yasser Arafat a pris position contre les attentats terroristes. Le gouvernement américain a changé d'attitude et fait pression sur Sharon, mais ne peut-on pas craindre que les frappes en Afghanistan n'attisent la colère de certains Palestiniens et ne compliquent la tâche d'Arafat ?
R - Presque tous les dirigeants arabes se sont déclarés contre le terrorisme. Tous ont reconnu à l'ONU que les Etats-Unis étaient en état de légitime défense. Le combat entre un islam moderne et tolérant et une conception archaïque, fermée, déviante et perverse de l'islam a lieu dans chaque pays arabe et musulman. L'on ne fera pas avancer un seul problème du monde en étant complaisant par rapport au terrorisme. Quant à Yasser Arafat, il a pris un parti clair et courageux.
Q - Néanmoins n'est-il pas temps pour l'Europe d'intensifier son soutien à Yasser Arafat ?
R - Naturellement. Récemment le président Bush s'est prononcé pour un Etat palestinien. C'est très bien. La création d'un Etat palestinien viable, qui puisse coexister avec Israël tous les deux en sécurité, c'est la position des Européens depuis trois ans et c'est la position de la France depuis dix-neuf ans. Dans la situation actuelle, il faut aider, en Israël et chez les Palestiniens, ceux qui veulent transformer la rencontre Peres-Arafat en début d'un nouveau processus de paix, alors que nous voyons tous les jours à l'uvre des forces qui veulent briser ce nouvel espoir dans l'uf. Lundi à Luxembourg, les Quinze ont adopté un texte ferme sur ce point, qui dénonce les entraves, les violences, les provocations de part et d'autre. C'est même devenu un élément de polémique publique en Israël entre une partie du gouvernement et M. Peres. Nous voulons mettre tout notre poids aux côtés de ceux qui veulent reconstruire une espérance. Il n'y aura pas de sécurité pour tous, sans véritable solution politique.
Q - Vous avez dit qu'il faut aider les Afghans à se débarrasser du régime taleb. Or les solutions politiques paraissent précisément compliquées par les frappes. Quel est votre sentiment à ce propos ?
R - Nous ne voulions pas parler de l'Afghanistan uniquement à travers les inévitables actions militaires contre les infrastructures terroristes, ni sous le seul angle des réfugiés. Les réfugiés représentent certes un énorme problème. Il y a sept millions de réfugiés sur 25 millions d'habitants. Ce pays est accablé par les guerres, les occupations, les guerres civiles, la sécheresse qui a détruit l'agriculture. Le peuple afghan est très malheureux, sans parler des Afghanes et des malheurs supplémentaires qui pèsent sur elles. Nous avons élaboré un "Plan d'action français pour l'Afghanistan". Le premier point concerne l'accroissement de la participation française aux initiatives humanitaires en relation avec l'Union européenne et les Nations unies. Mais il faut aller au-delà et contribuer à la libération du peuple afghan des griffes des taliban afin que celui-ci soit en mesure de réorganiser son avenir. Il faut permettre aux Afghans de se rassembler, de réunir une assemblée (la Loya Jirga) ou d'envisager une autre solution. L'essentiel est que les différentes forces politiques, les différentes régions, tribus et ethnies se parlent. L'ancien roi peut avoir un rôle à jouer dans la période de transition. Ce n'est pas à nous d'édicter telle ou telle solution, mais nous avons voulu envoyer un signal consistant à dire qu'au-delà des actions militaires nous pensons au peuple afghan et à son avenir.
Q - Vous avez évoqué le problème de la racine du terrorisme. Les attentats du 11 septembre sont perçus différemment dans les opinions publiques du Nord et du Sud. Il faut s'attaquer plus globalement aux causes de tous ces désordres. Pour rompre de ce point de vue avec l'unilatéralisme américain, quelles initiatives originales la France et l'Europe pourraient-elles prendre ?
R - D'abord, précisons qu'il ne faut pas faire au terrorisme le cadeau de croire qu'il n'est que le fruit des injustices du monde. Il y a eu un terrorisme qui s'est développé à partir de conceptions dévoyées de l'islam ou d'autres religions ou idéologies bien avant le conflit du Proche-Orient ! Cela dit, nous n'avons pas attendu la tragédie du 11 septembre pour découvrir les problèmes terribles de ce monde. Pensons à Durban, par exemple : on a bien vu qu'il n'y a pas encore de communauté internationale. Elle est à construire. C'est une belle ambition ; on voudrait que l'ONU en soit l'expression, mais ce n'est pas la réalité d'aujourd'hui. Il y a entre les Occidentaux et les autres parties du monde des désaccords sur énormément de sujets : sur les institutions internationales, sur les conditionnalité que nous imposons dans tous les domaines, sur l'histoire. Il y a eu Gênes, les mouvements anti-mondialisations. La politique étrangère de la France est la plus engagée pour résoudre ces problèmes. Et la situation actuelle nous fournit des raisons supplémentaires d'intensifier notre action pour un monde équitable. Tant qu'il y aura des injustices criantes, nous devons doubler d'efforts.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 11 octobre 2001)