Texte intégral
Interview à Europe le 12 septembre :
Q - Pierre Moscovici, vous étiez dans un avion quand tout cela s'est déroulé ?
R - Oui, j'étais dans un avion qui est parti à 8h30 de Washington, pour aller à Boston, un avion de la compagnie US Airways, et je survolais New York. Le pilote a signalé qu'il y avait beaucoup de fumée, et on a vu effectivement cette belle ville envahie par la fumée. L'avion a ensuite accéléré considérablement et, à l'aéroport de Boston, d'où étaient partis deux des avions, régnait un chaos assez indescriptible. Le FBI s'installait, l'Amérique était traumatisée...
Q - Quel est votre sentiment ce soir ? Qu'est ce que vous avez vu ?
R - Ce que j'ai pu observer ce sont les Américains, qui ont été formidablement secoués, qui sont tristes, abattus. En même temps, c'est un peuple formidablement patriote, imprégné de sentiments religieux, avec un sentiment de dignité nationale. Ils sont tous rassemblés derrière le président Bush, derrière le Congrès, Démocrates et Républicains confondus, et ils sont en train de se reconstruire. Le mot d'ordre ici c'est "back to business" : l'Amérique doit retourner au travail, et ils veulent que soient préservées les libertés fondamentales, notamment la liberté d'aller et venir, mais en même temps qu'il y ait plus de sécurité, en particulier dans les aéroports. C'est cela que je perçois ; une réaction de sursaut national, une volonté de dire que le terrorisme n'abattra pas la nation américaine et n'abattra pas non plus la patrie des Droits de l'Homme. Ensuite, il y a beaucoup d'interrogations sur comment ont fonctionné les services "d'intelligence" - la CIA en particulier -, comment a-t-on pu ne pas avoir d'informations, mais cela reste secondaire. Et puis il y a la préparation manifeste de réactions.
Q - Alors sur ce plan là, dans l'histoire récente des Etats-Unis, si on remonte jusqu'à la seconde guerre mondiale, les Américains ont toujours réagi. Ils ont toujours payé avec leur sang ce qui leur était arrivé. Avez-vous le sentiment qu'une opération va avoir lieu et que l'administration est au niveau ? Car il y a beaucoup de critiques sur l'attitude de George Bush, notamment à propos du conflit au Proche-Orient.
R - Je crois que ces choses là sont un peu dépassées maintenant. Des critiques, il y en avait. Moi-même j'étais à Washington lundi pour signaler que les Européens attendaient aussi que les Américains soient là dans le conflit du Proche-Orient. Mais maintenant c'est l'unité nationale, l'unité derrière le président. Bien sûr il y a eu un peu de flottement hier, d'autant que le président n'était pas à ce moment là à Washington, il était en Floride, que le secrétaire d'Etat, Colin Powell, était en Amérique du sud, et que le Pentagone était touché. Mais tout cela est en train de se rassembler, de s'organiser. Le président a beaucoup insisté sur le fait que l'armée était prête, qu'elle était forte et puissante. Je ne peux pas vous en dire beaucoup plus. Je crois que vous avez prononcé les mots justes en comparant ce qui se passe actuellement avec ce qui s'est passé il y a 60 ans. C'est probablement le plus grand traumatisme subi par les Etats-Unis depuis Pearl Harbour. Ils vivent cela comme un acte de guerre, comme une menace nouvelle. On peut imaginer qu'il y aura des réactions mais je ne veux pas commenter. Les choses sont sûrement en train de se préparer ; après le traumatisme, avec beaucoup de maîtrise et de sang froid, et un rassemblement national./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 17 septembre 2001)
Interview à France 2 le 17 septembre :
Q - Vous étiez précisément aux Etats-Unis au moment de l'attentat : vous étiez à Washington et vous survoliez presque New York à cette heure-là...
R - Tout à fait, j'étais dans un avion entre Washington et Boston. J'avais fini des entretiens à Washington et j'allais faire des conférences à Boston. Je survolais New York entre les deux boeings qui ont percuté les deux tours du World Trade Center. J'ai vu une épaisse fumée, gigantesque qui, déjà, défigurait Manhattan. Tous les passagers de l'avion s'étaient déportés sur le côté gauche pour regarder. Ensuite, à Boston, je suis arrivé dans un aéroport envahi par le FBI, car c'est de là que sont partis deux des avions qui ont percuté le World Trade Center et le Pentagone.
Q - Vous avez été frappé par l'émotion, la stupeur, la vulnérabilité subite du peuple américain ?
R - Je l'ai éprouvée moi-même. C'est un choc dont je me souviendrai, je crois, toute ma vie. J'ai vu cette réaction du peuple américain, d'abord abattu, triste. Puis très vite une réaction forte d'un peuple qui ne veut pas se laisser abattre par le terrorisme. J'ai dû trouver refuge à Harvard, à côté de Boston, parce que Boston avait été évacuée dans son quartier d'affaires. J'ai vu, dans l'après-midi, une cérémonie avec 1.000 jeunes gens, main dans la main, une cérémonie religieuse, parce que tout est religieux aux Etats-Unis, avec des musulmans, des juifs, des catholiques et des protestants. Le message était, au fond, que la liberté ne se laisse pas abattre par la terreur. C'est vrai que le côté très patriote, très religieux, d'un point de vue français, peut apparaître bizarre ou irriter certains. Mais en même temps, cela donne une force absolument extraordinaire.
Q - C'est parce que c'est un peuple jeune qu'il a, à la fois, cette capacité d'émotion très forte et de ressaisissement très fort ?
R - Un peuple jeune qui se sent fort - parfois trop fort -, mais un peuple patriote, je le répète, et un peuple religieux. Là-bas, ce qu'on vend en ce moment, ce sont des drapeaux et encore des drapeaux, et on entend partout "God bless America" ("Dieu bénisse l'Amérique"). Cela donne une force, et cela peut aussi créer un certain danger à d'autres moments...
Q - Puisqu'on parle de religion, le président Bush emploie le terme de "croisade", de "guerre du XXIème siècle". Est-ce que c'est une guerre de religion que l'on s'apprête à mener ?
R - Ce n'est pas une guerre de religion. Je ne sais d'ailleurs même pas si le mot "guerre " convient tout à fait. Finalement, ce qui se passe, c'est plus que la guerre. La terreur, c'est plus que la guerre. La guerre est une procédure normalisée entre des Etats. Mais là, on a frappé à l'aveugle, sans savoir d'où cela venait. Ce n'est surtout pas une guerre de religion. A Harvard, justement, il y a un grand politologue, Samuel Huntington, qui a écrit un livre intitulé "le choc des civilisations" ; il semblait montrer que la montée de l'Islam était le choc d'une civilisation contre une autre. Je réfute cela. On ne peut pas amalgamer les terroristes et le monde arabo-musulman qui est très divers, même s'il y aussi des dérives dans l'islamisme qu'il faut condamner. Il faut une réponse contre la terreur et une réponse contre le terrorisme, mais pas d'amalgame. L'amalgame est très dangereux.
Q - Il y aura une réponse forcément militaire et forcément rapide ? On voit bien que les Américains réfléchissent à des cibles ?
R - On peut l'imaginer et cela n'a rien d'anormal. Honnêtement, il est normal de riposter quand on a vu les 5.000 morts dans le World Trade Center - et encore le bilan est encore bien inférieur à ce que l'on pouvait penser puisque quand j'étais aux Etats-Unis on parlait de 30.000, morts car il y avait entre 30.000 et 50.000 personnes qui passent chaque jour dans ces tours -. La riposte doit être à la fois militaire, mais aussi politique. Tout cela traduit au fond les désordres d'un monde inégal, d'un monde où le Nord et le Sud s'opposent davantage. Il faut donc réfléchir à tout cela. Finalement, les réflexions sur la mondialisation et l'organisation de l'ordre mondial doivent venir après une riposte militaire inévitable.
Les Américains ont eu aussi des liaisons un peu dangereuses avec des pays comme l'Arabie saoudite, le Pakistan dont on sait bien qu'ils ont soutenu et armé les Taliban et qu'ils les soutiennent encore d'ailleurs.
Bien sûr, il y a eu des erreurs. Les Etats-Unis, c'est un peuple où tout est à proportion du pays : les qualités et les défauts. En même temps, je voudrais quand même faire une réflexion : quand les Américains sont venus en 1914-1918 à notre secours et quand des centaines de milliers d'Américains sont morts sur les plages de Normandie en 1944, ils sont venus aussi pour réparer nos erreurs. Je crois que la solidarité - je parle de la solidarité affective - à l'égard du peuple américain ne se mégote pas. D'un certain point de vue, je dirais même que nous sommes "déjà en compte" et que des morts américains pour l'Europe, il y en a déjà eu beaucoup.
Q - Puisqu'on parle de solidarité européenne, on a le sentiment que les Britanniques sont plus allants de ce point de vue que les Français : on a entendu Tony Blair dire : "on sera à vos côtés quoiqu'il arrive." En France, on a le sentiment d'un discours un peu plus mesuré, même si le président Chirac se rend demain aux Etats-Unis et ira sans doute à Washington et à New York. On a le sentiment qu'on veut voir avant de s'engager plus avant ?
R - On souhaite que la riposte ait lieu, que la riposte soit ciblée, et encore une fois qu'on ne tombe pas dans cette guerre de civilisations qu'on évoquait tout à l'heure. On attend aussi les demandes américaines. En même temps, je le répète, la solidarité ne se mégote pas et ne se compte pas. Après, on trouve des traditions nationales. La vieille alliance - "l'atlantisme" des Anglais - existe surtout dans ce type de situations. On voit quand même d'où est née l'Amérique : elle est née d'immigrations ou d'émigrations qui venaient beaucoup de Grande-Bretagne. Mais les Européens sont très unis. Dans cette affaire, il y aussi un défi pour les Européens : comment faire en sorte que nous répondions mieux ensemble au terrorisme ?
Q - Et que l'Europe politique trouve une réponse politique ?
R - Absolument. Comment l'Europe politique peut-elle davantage s'affirmer ? Comment cette Europe de la défense, que nous voulons bâtir, doit-elle trouver un nouvel élan au travers de cela ? Parce que je crois qu'il y a un défi pour les Européens. L'Europe doit être plus présente pour organiser ce monde qui est un peu privé de sens. C'est une incitation à plus d'Europe.
Q - Il y a aujourd'hui une réunion des juges antiterroristes à Bruxelles qui vont recouper les informations européennes. On a dit et répété que ces attentats étaient une faillite du renseignement, est-ce qu'il y aura une plus grande coopération en termes de renseignements entre les Européens et les Américains ?
R - Cela ne date pas d'hier. Cela fait des années que nous réfléchissons à bâtir une Europe de la justice et des affaires intérieures, avec une police européenne, avec, à un moment donné un parquet européen. Lionel Jospin l'a proposé dans son discours sur l'avenir de l'Europe, en insistant sur le développement d'Europol et des capacités de renseignements communs. Tout cela doit être maintenant considérablement accéléré, avec un mandat d'arrêt commun aux Européens. Il va y avoir des travaux en la matière et cet événement formidable doit être plus qu'un signal d'alarme : le point de départ d'une véritable Europe de la justice et des affaires intérieures, et donc d'une police européenne, d'une justice européenne, avec une harmonisation et une coordination, y compris en matière de renseignements.
Q - On a vu que cette nébuleuse terroriste avait de fortes ramifications en Europe. Est-ce qu'aujourd'hui on peut dire que la France, l'Europe est à l'abri d'attentats, peut-être pas de cette ampleur, mais d'autres ?
R - C'est toujours difficile à dire, mais je ne crois pas que la France soit dans le "coeur de la cible" - si j'ose dire - en la matière. Par ailleurs, nous avons une tradition forte de réplique à cela, et une organisation du renseignement qui nous préserve relativement. D'autant que le gouvernement a pris les mesures qui s'imposaient. Ce qui s'est passé aux Etats-Unis, c'est aussi cela : c'est un peuple qui est sûr de lui et qui se sentait invulnérable sur son sol. D'ailleurs, il ne réagit pas exactement comme nous.
Q - Ils n'ont pas de plan Vigipirate ?
R - Ils n'ont pas de plan Vigipirate. J'ai circulé la semaine dernière dans Boston et dans Harvard. Contrairement à ce qui se passe à Paris, les poubelles étaient grandes ouvertes et les Américains avaient recommencé à vivre. Pas à Manhattan, mais dans le reste de l'Amérique. Nous avons des réactions différentes et, d'une certaine façon, cela nous protège davantage.
Q - Sur la situation économique : la Bourse de New-York va ouvrir aujourd'hui. Craignez-vous une récession? Pensez-vous qu'on va passer ce cap ?
R - Les deux avis existent. Certains pensent qu'il y aura des conséquences graves, notamment en terme de confiance et d'investissements. D'autres - et je ne suis pas loin de le penser - pensent qu'il peut aussi y avoir un rebond. Les Américains, comme l'a dit le président Bush, vont se reconstruire. La reconstruction suppose aussi qu'on injecte des liquidités dans l'économie. Souvenez-vous de ce qui s'est passé dans les années 1930 avec la crise et Roosevelt. Je ne sais pas s'il y aura un nouveau New Deal, cette grande intervention publique. Mais quand on va injecter des dizaines et des centaines de milliards de dollars ou d'euros pour reconstituer l'économie mondiale, cela peut aussi l'aider à rebondir. Donc, pas d'alarmisme à ce stade, mais de la vigilance./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 septembre 2001)