Déclaration de M. Michel Rocard, Premier ministre, sur les grandes orientations de la politique économique et sur la Fonction publique, Paris le 20 octobre 1988.

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Circonstance : Remise à M. Claude Bébear du prix "Manager de l'année" décerné par les lecteurs du "Nouvel Economiste" à Paris le 20 octobre 1988

Texte intégral

Permettez-moi, tout d'abord, de féliciter les lecteurs du "Nouvel Economiste" de leur choix et Claude Bebear de la distinction qu'il reçoit ce soir. Si l'on vous avait dit, il y a quelques années, qu'un assureur pouvait être élu "manager de l'année", combien d'entre vous auraient ouvert de grands yeux, voire souri ! C'est que, dans notre pays, l'assurance n'a pas, à tort, le prestige que lui accordent les pays anglo-saxons. Si l'on reconnaît sa puissance financière, on méconnaît l'autre face de ce métier, le service rendu aux assurés, dans un monde où les risques s'accroissent et où le besoin de sécurité est profondément ressenti. L'assurance française est -j'en suis convaincu- un secteur qui jouera dans l'avenir un rôle accru dans notre économie, comme dans celle de tous les pays développés. L'Europe est aujourd'hui son horizon, elle doit s'y préparer.
Elle doit s'y préparer au même titre que le pays tout entier : c'est le sens de la politique économique et sociale que mène mon Gouvernement sur laquelle je voudrais m'attarder maintenant.
Les mouvements sociaux que vous avez tous observés aujourd'hui même se nourrissent d'une situation apparemment paradoxale : d'un côté, une amélioration indéniable de la situation des entreprises et une perspective de croissance pour 1988 supérieure aux prévisions ; de l'autre, des fragilités préoccupantes : chômage et déficit du commerce extérieur.
L'état de l'économie mondiale a donné lieu, ces temps derniers, à des commentaires quasi-euphoriques. Il y a tout juste un an, le krach boursier avait plongé les observateurs, autant que les marchés, dans l'angoisse. Un an de croissance soutenue leur a infligé un net démenti. Il y a là un facteur de confiance dans l'avenir, puisque la capacité d'ajustement des marchés et la réponse des autorités politiques se sont révélées efficaces. Mais l'on doit se garder de prendre prétexte d'un excès passé de pessimisme pour tomber dans un excès inverse d'optimisme. La perspective d'un ralentissement de la croissance mondiale en 1989 doit être envisagée avec sérieux.
Au surplus, bien des incertitudes demeurent. Nous savons tous que les politiques budgétaires européennes auront, l'an prochain, une orientation plutôt restrictive, en particulier en Allemagne. Nous ne savons pas, en revanche, ce que sera la nouvelle administration américaine et quels types de solutions elle apportera au problème toujours crucial des déficits jumeaux, budgétaire et extérieur ; si les marchés financiers s'en sont plutôt bien accommodés ces temps-ci, ne perdons pas de vue qu'ils vont assez vite être demandeurs de signaux clairs à cet égard.
La France a plus qu'honorablement tenu sa place dans le récent cycle d'expansion. L'évolution de l'activité est bien orientée : la croissance rapide de l'investissement, le redémarrage de l'emploi, la multiplication des créations d'entreprises, nous prouvent que, dans l'industrie comme dans les services, on recommence à croire à l'avenir. Le Gouvernement a souhaité -pour sa part- renforcer cette conviction en privilégiant dans le budget les actions porteuses d'avenir : l'éducation, la formation la recherche.
Au total, les signes encourageants que j'ai mentionnés sont probants. Ils montrent que les efforts engagés depuis plusieurs années ont des résultats positifs : le pays commence effectivement à produire les richesses qui permettront à chacun à l'avenir de vivre mieux, mais rien ne serait plus dangereux que de dilapider maintenant des acquis encore fragiles.
Voila le cadre de l'épure. On voit qu'il nous interdit toute forme de facilité. Toute accélération de la consommation nous précipiterait dans le déficit extérieur et aviverait les risques inflationnistes ; un retour à plus de rigueur s'ensuivrait inévitablement, dont le poids pèserait sur les plus modestes et les plus faibles. Etre contraint demain de reprendre brutalement par la rigueur ce à quoi nous aurions consenti aujourd'hui par facilité : voilà ce à quoi je me refuse. Je ne serai pas le Premier ministre d'une générosité trompeuse qui dilapiderait les chances -tangibles aujourd'hui- de notre redressement. Je me reconnais complètement dans les propos tenus avant-hier, à l'Assemblée Nationale par Pierre Bérégovoy et dans l'action qu'il mène pour un franc solide et stable. C'est pourquoi la politique économique du Gouvernement est tournée vers l'emploi, objectif prioritaire, et non vers l'accroissement du pouvoir d'achat.
Que l'emploi soit l'objectif prioritaire explique que j'aie ouvert ce chantier dès cet été, immédiatement après le dossier de la Nouvelle-Calédonie. Je ne reviens pas sur les mesures adoptées par le Conseil des Ministres du 14 septembre, vous les connaissez. Je n'ai voulu procéder ni par une relance artificielle, ni par l'extension du traitement social ; j'ai plutôt voulu attaquer le problème là où le diagnostic économique nous montrait clairement la logique à suivre. Embaucher et investir, investir et embaucher, voilà les deux ressorts de l'avenir. C'est pourquoi l'investissement est la variable économique sur laquelle je concentre mon attention.
Mon diagnostic est simple. La progression très rapide enregistrée cette année montre que les chefs d'entreprise jouent activement le jeu auquel incitent une profitabilité retrouvée et des anticipations plus favorables sur l'évolution des débouchés. Mais aujourd'hui, nous sommes au milieu du gué. Remettre les capacités de production à niveau exige la poursuite pendant douze à dix huit mois du rythme soutenu de formation de capital que nous connaissons actuellement. Les facteurs déterminants sont réunis -le niveau élevé de la demande par rapport à l'offre, des taux d'autofinancement satisfaisants- et le Gouvernement les conforte par une réduction de l'impôt sur les bénéfices réinvestis : l'année 1989 doit permettre l'extension des capacités de production à un niveau propre à garantir le meilleur équilibre de la croissance ultérieure.
La modération salariale s'impose aussi pour une raison liée à l'évolution de nos prix que nous voulons conforme aux meilleures performances européennes. L'objectif est à notre portée : le rapprochement qui est déjà intervenu à cet égard aurait paru irréaliste à la plupart des observateurs il y a cinq ans. Le pari engagé par le Gouvernement de l'époque est en voie d'être gagné. Ce n'est pas le moment de renoncer ! L'évolution modérée des prix et des coûts que nous visons pour 1989 nous place en situation de desserrer de deux manières la contrainte extérieure - et c'est le seul moyen d'y arriver :
- d'un côté, des prix compétitifs sont la clé du succès pour que les nouvelles capacités de production permettent effectivement de regagner le point de part de marché que nous avons perdu : ce sera le meilleur indicateur objectif du succès ;
- d'un autre côté, notre pays appartient clairement au groupe de ceux où la hausse des prix est modérée en Europe. Lorsque les anticipations s'adapteront à cet état de fait, nos taux d'intérêt -encore trop élevés par rapport aux données de base de l'économie- cesseront d'incorporer une prime de risque désormais injustifiée.
Voilà le contexte dans lequel je souhaite placer la question du partage du revenu national que l'actualité pose avec insistance. N'oublions pas que les salariés ont pris toute leur part à la rigueur ; beaucoup d'efforts ont été accomplis, et des efforts douloureux : augmentation du chômage, déclin de certaines activités, stagnation, voire recul du pouvoir d'achat. Ce sont aussi des efforts qui portent leurs fruits. Aux premiers rangs des résultats positifs figurent la désinflation, le rétablissement des comptes des entreprises, le développement d'activités nouvelles. Il faudra qu'à l'avenir l'évolution des rémunérations reflète mieux les performances de la branche, de l'entreprise, des différents acteurs dans l'entreprise. L'élaboration d'une nouvelle politique salariale est donc partie intégrante des innovations que les entreprises doivent mettre en oeuvre en matière de gestion des ressources humaines. C'est aussi l'esprit dans lequel le Gouvernement développe sa politique à l'égard de la Fonction Publique.
Devant un parterre de chefs d'entreprise, je veux dire ce soir que je me sens, moi aussi, un manager, le manager d'une entreprise de deux millions et demi de personnes : l'Etat. J'entends s'exprimer les revendications salariales et je mesure l'impatience de ceux qui les expriment. Il faut savoir que tout n'est pas possible tout de suite. Mais il ne faut pas pour autant que cela étouffe d'autres aspirations, tout aussi fondamentales. Certes, l'entreprise dont je me sens responsable n'a ni les mêmes contraintes ni les mêmes finalités que celles que vous dirigez. Mais elle a un aussi grand besoin d'un projet d'entreprise. Mon projet d'entreprise, c'est la modernisation de l'Etat.
Tout d'abord, il y a chez les fonctionnaires une demande légitime de reconnaissance de leur qualité professionnelle. Contrairement à certains préjugés, ils prennent leur travail au sérieux et ils l'accomplissent avec une compétence que l'on remarque à l'étranger si parfois on semble l'oublier en France. Mais ils sentent que leurs métiers changent, et d'autant plus vite que les nouvelles technologies pénètrent la Fonction Publique. Ils savent, tout comme moi, qu'être fonctionnaire, ce n'est pas un grade, c'est un métier ; et dès que l'on raisonne en termes de métiers, on distingue des ensembles homogènes au sein de l'administration. Métiers de la santé, métiers de la sécurité, métiers de la formation et de la recherche, métiers de l'administration générale -cette liste n'est pas exhaustive- voilà le bon niveau pour une réflexion et une action sur les conditions et l'organisation du travail, la formation et la qualification.
Ensuite, la modernisation du fonctionnement de l'administration s'impose. Les fonctionnaires, tout comme les usagers, souffrent de la complexité et de la rigidité des règles et des procédures administratives. Il est grand temps de simplifier et d'assouplir tout cela. Je sais mieux que quiconque qu'il s'agit d'une tache immense et difficile. Raison de plus pour commencer à en parler tout de suite et à chercher, sur le terrain, les solutions pratiques. Renouons avec cette idée simple : la Fonction Publique, c'est le fonctionnaire au service du public.
Cette idée réclame que les fonctionnaires puissent exprimer leur sens de l'initiative et de la responsabilité. Autant dire qu'il faut rompre une bonne fois avec un style de commandement, une conception de la hiérarchie, directement hérités du siècle dernier.
Aujourd'hui, à la veille de 1989, le métier de fonctionnaire, ce n'est pas seulement d'obéir, c'est aussi de prendre des initiatives.
Enfin, si j'ai parlé de projet d'entreprise, c'est que dans la Fonction Publique aussi se posent des problèmes de productivité du travail et du capital, de qualité du service rendu et de relation avec le public. Il n'y a aucune fatalité de la routine bureaucratique et paperassière. Il n'y a pas que dans l'industrie que les progrès technologiques peuvent se traduire par des gains de productivité spectaculaires. Il n'y a pas que dans la banque et l'assurance que l'informatisation améliore la qualité et la rapidité du service.
La modernisation de l'Etat, c'est l'affaire de tous. J'invite, dès aujourd'hui, l'ensemble des partenaires sociaux à engager une réflexion commune sur l'évolution des métiers, des qualifications et des carrières dans la Fonction Publique. C'est par la concertation que nous trouverons les voies du renouveau du service public.
L'Etat moderne, ce n'est pas l'Etat modeste, c'est l'Etat efficace. Je me tourne vers vous, M. Tardieu : si l'année prochaine -ou l'année suivante- les lecteurs du "Nouvel Economiste" choisissaient comme manager de l'année un manager de la Fonction Publique, j'aurais le sentiment d'avoir montré le bon chemin.