Texte intégral
S. Paoli : Quelle est votre réaction sur ce qui se passe depuis maintenant quelques heures ? P. Quilès parlait non pas d'une intervention américaine, mais bien d'une intervention des alliés. Est-ce que vous souscrivez à cette analyse ?
- "Solidarité sans faille avec les Américains, parce qu'il ne s'agit pas simplement d'une solidarité avec un grand peuple, qui a été victime d'une épreuve. Mais il s'agit d'une riposte commune à une menace commune."
S. Paoli : Maintenant, parlons un peu du terrain. Il se trouve que vous le connaissez, pour vous être rendu plusieurs fois en Afghanistan - vous aviez rendu visite à Massoud. Vous connaissez la région et la difficulté de l'intervention dans cette partie du monde.
- "Je pense depuis le départ qu'il ne faut pas se tromper d'objectif. L'objectif, c'est bien sûr de détruire les bases-arrière du terrorisme, c'est-à-dire celles de Ben Laden, mais c'est aussi d'abattre cet odieux régime taliban sur lequel nous ouvrons enfin les yeux. J'écoutais avec plaisir, tout à l'heure, le ministre des Affaires étrangères expliquer que c'était un régime abominable. Pourquoi avait-on reçu les taliban au Quai d'Orsay ? On ouvre les yeux, on va donc avoir la volonté - en tout cas, je l'espère - d'abattre ce régime. J'aurais aimé que l'on ait ce même objectif de guerre pour S. Hussein. Ceci nous aurait évité bien des désillusions après. Ou le régime est dictatorial, oppresseur, on y croit, et on va jusqu'au bout ; ou alors, on s'arrête en chemin mais, à ce moment-là, cela déligitime votre intervention. Donc, abattre le régime des taliban. Mais abattre le régime des taliban, ce n'est pas le rôle des Américains. Le rôle des Américains ou des forces alliés est d'aider les Afghans à se "li-bé-rer" de ce régime taliban. C'est quoi ? 40, 50, 60.000 personnes, sur un total de 17 millions d'Afghans ! Donc, on va aider le peuple afghan à se libérer de ce régime qui l'oppresse."
S. Paoli : Comment ?
- "C'est simple."
S. Paoli : Dites-nous pourquoi c'est simple ? Si c'était si simple que cela, pourquoi ne pas l'avoir fait plus tôt d'ailleurs ?
- "C'est simple parce que, vous avez une coalition qui tient autour du régime taliban par l'intérêt, par l'argent, par la peur, par la force. Cette coalition peut se défaire en quelques heures ou en quelques jours. Je suppose que les Américains et les alliés ont dû trouver les moyens de parler aux tribus et de faire en sorte que ce régime taliban s'écroule."
S. Paoli : Vous pensez vraiment, aujourd'hui, que ce sont les tribus qui vont renverser les taliban et capturer O. Ben Laden ?
- "Tout le monde se rend compte qu'on ne peut rien construire avec ce nouveau fascisme islamique : on ne sait que le détruire. Les pères de famille afghans sont comme les pères de famille français, ils ont envie de vivre libres, ils ont envie d'élever leurs enfants ; les femmes ont envie d'un minimum de liberté. Je pense qu'il n'est pas très difficile d'abattre ce régime. Les forces armées, bien sûr, iront se nicher dans la montagne et il faudra quelque temps pour aller les extirper."
S. Paoli : Les Russes ont mis les alliés en garde d'une intervention sur le terrain en Afghanistan.
- "Il se trouve que j'étais aussi en Afghanistan du temps de l'occupation soviétique. Mais l'occupation soviétique était une occupation, ce n'était pas un mouvement de libération, et donc, c'était très différent. Effectivement, dans les montagnes, vous pouvez vous réfugier pendant longtemps avant d'être extirpé. Mais l'objectif politique - j'entends, la libération de Kaboul, abattre le régime taliban, détruire les bases-arrière du terrorisme, peut-être capturer Ben Laden -, ceci est un objectif raisonnable et, à mon avis, tout à fait à portée."
P. Le Marc : Vous souhaitez une participation importante des forces françaises à cette libération ?
- "Plus que symbolique. Franchement, j'aurais aimé que nous soyons associés à la première vague, que nous ayons aussi des forces spéciales."
P. Le Marc : Vous souhaitez l'envoi de troupes au sol pour reconquérir Kaboul et renverser le régime taliban ?
- "Je ne sais pas s'il est vraiment question d'envoi de troupes au sol. Il est question de l'envoi de commandos pour l'instant. J'aimerais que l'on aide aujourd'hui beaucoup plus massivement les forces de l'Alliance de l'ex-commandant Massoud. Et il semble, d'après mes informations, qu'on les soutient aujourd'hui, mais que l'aide n'est pas massive, à la hauteur de ce qu'il faudrait pour leur permettre de s'emparer de Kaboul rapidement. J'aimerais que la France participe davantage, que nous ne soyons pas condamnés à ravitailler le Coca-Cola pour les forces américaines. J'aimerais une solidarité bien claire avec les Américains, et ne pas renouer, à court terme, avec les ambiguïtés, les petites habiletés de la diplomatie française qui, de l'Irak, hier, à la Syrie d'aujourd'hui, nous ont conduits à tant de molle complaisance."
B. Guetta : Le problème est que les Américains ne nous demandent pas l'aide, ce n'est pas que nous la refusions.
- "Oui, mais peut-être peut-on se poser la question de savoir pourquoi ils ne nous demandent pas de l'aide ? Peut-être parce qu'ils ont le souvenir aussi que, lorsqu'il y a eu une représailles en Libye, il y a longtemps, nous avions interdit le survol du territoire français aux avions qui allaient frapper la Libye !"
B. Guetta : Circonstances très différentes...
- "Circonstances très différentes, mais peut-être n'apparaissons-nous que comme un allié, certes très fort dans l'émotion, la posture, les mots, mais plus douteux pour ce qui concerne les actes."
P. Le Marc : Il y a la guerre du Golfe, le Kosovo.
- "Bien sûr, oui, oui, bien sûr. Je souhaite donc que la France fasse une offre et que les Américains aussi nous tiennent à la hauteur de ce que nous devons apporter à un combat pour la liberté. C'est de l'ordre du symbolique tout cela. Ce n'est pas forcément de l'ordre de l'efficacité militaire. C'est un combat pour la liberté. Pour moi, le rôle de la France est d'être aux avant-postes d'un combat pour la liberté !
S. Paoli : M. Franco, il y a aussi ce que vous évoquiez d'ailleurs dans le journal de 8 heures, c'est que, si les Américains ne nous ont pas demandés une aide plus importante maintenant, c'est peut-être parce que la logistique française ne répondait pas aux enjeux de l'intervention, en tout cas dans sa première partie ?
- "Oui, bien sûr."
M. Franco : Voilà. Monsieur Madelin, si on n'a pas participé à cette première phase c'est parce qu'on n'a pas de missiles Tomahawk, parce qu'on n'est pas capable d'utiliser ce genre d'armement et que notre porte-avions est en panne !
- "Oui, parce que notre porte-avions est en panne. Ce n'est pas terrible pour l'image de la France."
[Intervention de N . Bacheran...]
S. Paoli : Est-ce que nous sommes rentrés dans une opération de guerre qui va durer longtemps ?
- "Il y a l'opération afghane, et puis il y a ensuite l'éradication du terrorisme. Cela peut prendre beaucoup de temps. Il peut y avoir des attentats coordonnés, voire des attentats spontanés en représailles des représailles. Quel est l'objectif ? C'était d'essayer de dresser le monde musulman contre la civilisation occidentale. Fort heureusement, personne n'est tombé dans ce piège et le monde musulman lui-même reconnaît et réalise que s'il doit y avoir guerre de religion, c'est d'abord une guerre au sein de l'islam. Je suis assez content de la dimension humanitaire, au surplus, qui est donné à cette opération. Il y a des réfugiés afghans qui se trouvent dans une situation effroyable, et il va y en avoir de nouveau. Là encore, pardonnez-moi, je ne veux pas revenir sur le passé, mais que d'aveuglement ! "Ils avaient des yeux pour voir, ils avaient des oreilles pour écouter, ils n'ont rien vu, ils n'ont rien entendu." Cette question humanitaire, je l'ai soulevée auprès de monsieur L. Jospin. Sans réponse. Je l'ai soulevée auprès des autorités européennes. Pratiquement sans réponse aussi. Depuis plusieurs années, nous savons qu'il y a des réfugiés. Nous n'avons rien fait de conséquent pour aider le peuple afghan dans ces camps. Et lorsque le commandant Massoud est venu à Paris, certes monsieur Védrine l'a reçu, mais après que le Quai ait reçu les taliban, et les portes de l'Elysée sont restées closes au commandant Massoud. C'était l'époque où on préférait recevoir avec tapis rouge les dirigeants syriens. Donc, il faut quand même regarder un peu l'avant, même si nous sommes solidaires dans le présent, et puis surtout, il faut regarder l'après."
S. Paoli : Justement sur l'après - on ne va pas faire spéculation, d'abord parce que l'avenir n'est écrit nulle part -, mais est-ce qu'il n'y a pas le risque qu'une partie de l'Asie centrale bascule dans une forme de fondamentalisme. Cela fait beaucoup de monde, cela fait beaucoup de musulmans et, s'agissant du Pakistan, on n'est d'ailleurs pas tellement sûr que ce soit un point d'appui stable ?
- "Mais bien sûr, il y a ce risque, et c'est parce qu'il y a ce risque depuis longtemps qu'il fallait intervenir depuis longtemps. Bien sûr, il y a ce risque de déstabilisation. Donc, il faut essayer de mettre aujourd'hui un coup d'arrêt. Le coup d'arrêt militaire, on doit pouvoir arriver à le mettre relativement rapidement. Mais derrière, il reste le coup d'arrêt politique. Il ne faudrait pas que cette opération "Liberté immuable" puisse apparaître demain comme une opération "Liberté variable", c'est-à-dire qu'on intervient et qu'on est tous solidaires face au drame qui a frappé l'Amérique, que l'on ouvre les yeux sur le peuple afghan, qu'on libère le peuple afghan, mais que pour tous les autres peuples qui subissent ici et là d'odieuses oppressions, on ferme à nouveau les yeux. Je souhaite qu'il puisse y avoir une politique étrangère de l'après-11 septembre. Mais cela est une autre histoire."
(Source http://sig.premier-ministre.gouv.fr, le 9 octobre 2001)