Déclaration de M. Michel Sapin, ministre du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social, sur la santé au travail et notamment les conditions de travail et la prévention des risques, Paris le 19 septembre 2013.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Colloque de restitution de l'enquête SUMER sur la médecine du travail à Paris le 19 septembre 2013

Texte intégral

J'interviens en conclusion de ce colloque sur l'enquête SUMER et me réjouis tout d'abord de sa tenue. Les occasions de parler et d'observer ce qui fait le travail dans sa matérialité la plus concrète  - y compris dans ses recoins sombres - ne sont pas si nombreuses, comme si, bien souvent, le travail était invisible.
Et pourtant, partout on entend parler du travail, qu'il soit face au capital, qu'on en fasse une valeur, une source de risques, qu'on disserte sur sa durée légale ou sur l'âge de la cessation d'activité... mais ce qui en fait le cœur, ce qu'il a de plus concret et quotidien, n'est que rarement l'objet d'un discours politique, économique ou social. Comme si, le travail restait une « boîte noire » dont on connaît parfaitement les faces et les contours -c'est le droit du travail-, mais que l'on n'ouvre presque jamais.
Et pourtant, 22 millions de salariés vivent ces situations concrètes de travail chaque jour. Je ne dirai jamais assez que si la première priorité de notre pays est de combattre le fléau du chômage en en retournant la courbe, cette priorité va de pair avec l'amélioration de la qualité du travail. L'un ne va pas sans l'autre. On ne réussira pas l'un sans réussir l'autre dans le même mouvement.
Voilà le message que je suis venu vous délivrer ou plus exactement partager avec vous qui auscultez tous les jours le monde du travail.
En réunissant plus de 700 participants sur ce thème, ce colloque aura rempli son objectif et bien au delà. Je voudrais remercier tous les contributeurs d'avoir permis la réalisation de cette enquête SUMER. Vous avez été 2400 médecins du travail à prendre de votre temps pour y participer. J'ajoute bien évidemment aux remerciements les médecins inspecteurs du travail et l'inspection médicale qui ont piloté et coordonné l'enquête et, bien entendu, la DGT et la DARES.
Votre travail a permis de réaliser cette étude unique en son genre - peut-être unique en Europe voire unique au monde - faite sur les conditions de travail, un domaine pas si connu compte tenu de la diversité des situations.
Cette enquête de 2010 est la troisième à être publiée depuis 1994. La méthode a été perfectionnée pour la rendre plus fiable sur le plan statistique. De plus, la dernière version de 2010 s'est étendue à une bonne part du secteur public. L'enquête SUMER présente ainsi le grand avantage de permettre des comparaisons dans le temps - plus de 15 ans - d'apprécier des évolutions des conditions de travail ; celles, positives, qui encouragent la poursuite de l'action préventive et celles, négatives, qui sont des alertes pour tous les responsables et les préventeurs :
1. Les enseignements de l'enquête SUMER
Pour ma part, je retiens quelques enseignements précieux de cette enquête dont vous avez largement discuté au cours de cette journée : D'abord les points d'amélioration
- la diminution de la proportion de salariés exposés aux produits cancérogènes, de 13% en 2003 à 10%, après une hausse entre 1994 et 2003. Cela tient à la réduction des expositions aux produits les plus dangereux (les cancérogènes), priorité que nous nous étions donnée dans les Plans Santé Travail (substitution des produits cancérogènes). Cela tient aussi à l'action de la multitude d'acteurs de terrain, dont vous êtes. L'effort a surtout porté sur des produits relativement rares et bien identifiés comme dangereux. Pour d'autres agents, plus répandus car produits dans le cours même du processus de production (gaz d'échappement diesel, HAP, poussières de bois, silice cristalline), le recul des expositions est moins net et les protections sont insuffisantes. Ce constat pourrait conduire à cibler les efforts de prévention sur ces processus.
- Deuxièmement, dans le domaine des risques organisationnels et psychosociaux, la situation des salariés en contact avec le public s'est plutôt améliorée : la proportion de ceux qui vivent des tensions est passée de 10% à 8% entre 2003 et 2010, celle des personnes ayant subi des agressions de 16% à 13%. Une certaine stabilité dans les organisations du travail explique cette baisse. Les dysfonctionnements liés aux innovations organisationnelles ont été moins nombreux, permettant aux salariés de mieux anticiper les aléas ; leur rapport avec le public s'en est trouvé facilité.
Mais d'autres risques ont connu une croissance :
- Les salariés signalent plus souvent des comportements hostiles dans le travail, au caractère plus insidieux et répété. Ces situations, qui peuvent aller jusqu'à des phénomènes de harcèlement moral, sont signalées par 22% des salariés en 2010 contre 16% en 2003. Le lien est fort entre ces comportements hostiles et certains dysfonctionnements de l'organisation du travail, comme le manque d'information ou de moyens pour faire un travail de qualité.
- Pour ce qui est des expositions aux risques physiques (charges lourdes, contraintes posturales, etc), elles demeurent globalement stables, voire s'aggravent pour les ouvriers - ce qui est une déception dans un contexte de tertiarisation accrue de notre économie.
- Autre enseignement, l'intensité du travail n'augmente plus que légèrement, après la tendance à l'intensification enregistrée dans les années 1990. Mais les marges de manœuvre des salariés tendent à se réduire notamment pour les professions les plus qualifiées, dont le travail est de plus en plus encadré par des normes. Au total la proportion de salariés connaissant une « tension au travail » a plutôt augmenté entre 2003 et 2010.
- Ainsi, si les risques physiques paraissent mieux maîtrisés, ceux de nature organisationnelle ou psychosociale résistent encore aux politiques de prévention. Cependant, la prise de conscience et le volontarisme en la matière sont récents, et nombre d'entreprises ont engagé des démarches dont l'impact n'est pas encore visible dans les enquêtes.
Outre les avancées et les reculs, l'enquête montre les disparités qui existent
- Par exemple, l'évaluation et la prévention des risques professionnels est une démarche largement développée dans les grandes entreprises mais encore insuffisamment prise en compte par les PME. Pourtant, quand il y a dans l'établissement un CHSCT, une évaluation des risques et un plan de prévention, l'enquête montre que la prévention est de meilleure qualité, pour ce qui concerne les risques physiques, chimiques et biologiques.
- De la même manière, la réglementation sur le document unique d'évaluation et le plan de prévention des risques professionnels n'est pas encore partout mise en œuvre, que ces démarches soient absentes (comme c'est trop souvent le cas dans les PME) ou insuffisamment actualisées. Les outils de sensibilisation et d'aide à la mise en œuvre pourraient être renforcés.
Mais cette enquête n'est pas qu'un bilan, elle dessine des axes de progrès
- Les risques liés aux organisations appellent de notre part un nouveau type de réponses et, là encore, les résultats de l'enquête donnent des pistes. Par exemple, les entretiens individuels d'évaluation du travail confinent à une meilleure prévention des risques organisationnels, dès lors qu'ils portent sur des critères précis, objectifs, et surtout légitimes aux yeux des personnes évaluées. La prévention devrait donc davantage porter sur la qualité de l'organisation du travail et de son évaluation, enjeux importants pour la compétitivité des entreprises et la santé des salariés. En effet, les mauvaises conditions de travail - au plan tant physique que psychosocial - sont associées à des problèmes de santé plus fréquents pour les salariés et à un absentéisme maladie plus important. Point important : les salariés ne restent pas passifs quant il s'agit de la préservation de leur santé. Ainsi 12% d'entre eux signalent avoir interrompu ou refusé une tâche pour préserver leur santé ou leur sécurité dans l'année précédant l'interview. La santé et le bien-être sont les lieux d'un nouveau professionnalisme. D'une nouvelle approche de la performance. C'est un pas important car, longtemps, la doxa économique a considéré que c'est par l'épuisement du travail que la compétitivité progressait. Preuve est faite désormais que c'est l'inverse.
- Autre axe de progrès : la nature de la protection. Une avancée est constatée entre 2003 et 2010 concernant la mise à disposition d'équipements de protection individuelle. Cependant, les protections collectives, pourtant plus efficaces mais demandant des investissements plus coûteux, ne progressent pas. Une réflexion pourrait être engagée pour accompagner les entreprises souhaitant mettre en place ces protections collectives.
2. Le sens de notre action
Ce passage en revue des enseignements de l'enquête SUMER montre que celle-ci s'inscrit pleinement dans nos politiques.
Je le réaffirme haut et fort devant vous tous : l'amélioration des conditions de travail, la prévention des risques et l'amélioration de la santé des salariés restent une priorité, la crise de l'emploi ne change rien à cette exigence !
Soyons très clair : ce n'est pas par une dégradation des conditions de travail que nous sortirons de la crise économique, ce n'est pas en faisant le choix de la précarité et des « mini-jobs » que nous recréerons de l'emploi. Au contraire, le travail doit être un facteur de santé. Il l'est déjà ! Reconnaissons-le et résumons-le d'une formule : si le travail « casse encore parfois le dos », l'absence de travail, elle, « casse la tête ». Et, au-delà de la santé, la qualité de vie au travail est un facteur de compétitivité.
Ma conviction profonde est qu'une nouvelle configuration socio-économique est possible. Elle reliera travail, santé, qualité et performance. On la désignerait comme « performance à la française », et elle serait le pendant dans le champ économique du « dialogue social à la française » dans le champ social.
C'est ainsi que notre pays surmontera ses difficultés. Mieux, c'est ainsi qu'il renouera avec lui-même en étant capable de forger sa propre approche de la valeur, du travail et du développement. Il y a là quelques pages supplémentaires du roman national à écrire.
Je constate aujourd'hui que la prise de conscience se fait. Ces questions ont été débattues lors de la dernière grande conférence sociale et ont recueilli un consensus assez large.
Les conclusions reprises dans la feuille de route sont claires : nous devons aller en même temps dans deux directions qui se rejoignent pour remettre le travail au centre :
1. La première direction, elle ne vous étonnera pas, est celle de la santé au travail, de la prévention des risques professionnels. Nous devons supprimer le risque au travail ou le réduire. C'est notre responsabilité, chacun dans son registre ; la mienne et celle de mes services, celle des entreprises, celle des organisations syndicales et professionnelles qui jouent un rôle important, celle des divers services de prévention, services de la Sécurité sociale, services santé au travail, Anact et Aract, organismes de recherche et d'expertise, etc. Notre pays a progressé dans ce domaine depuis trente ans mais nous devons aller plus loin, beaucoup plus loin et dégager les espaces de ce nouveau compromis social français autour de la prévention.
La préparation du prochain Plan santé au travail 2015-2019 est une opportunité pour faire l'état des lieux de notre dispositif de prévention et redéfinir les orientations. La grande conférence sociale a pointé les axes de progrès sur lesquels nous devons avancer :
- Notre dispositif de surveillance de la santé des travailleurs doit être plus lisible et plus cohérent et mieux coordonné avec le niveau européen. Cela concerne les organismes d'expertise et de recherche bien entendu. L'enquête SUMER s'inscrit totalement dans ce dispositif pour en constituer une partie irremplaçable. Elle devra poursuivre dans la mesure du possible l'extension de son champ, simplifier la méthodologie et prendre davantage en considération les risques émergents. Nous devons aussi progresser au niveau régional pour parvenir à des diagnostics partagés sur les conditions de travail entre les différents acteurs de prévention.
- Nos priorités qui doivent être resserrées sur certains lieux de travail plus exposés : très petites entreprises, sites où existe une forte coactivité, BTP.
- Les acteurs de prévention qui doivent aussi évoluer : j'ai demandé au Professeur Verkindt de réaliser une mission sur le CHSCT, institution qui vient de fêter ses 30 ans, et nous verrons en début d'année ce que nous pourrons faire avec les partenaires sociaux. Nous sommes par ailleurs en train de travailler à une évolution de notre système d'inspection du travail pour avoir une approche plus collective notamment sur certains risques professionnels graves. La DGT prépare un premier bilan de la réforme des services santé au travail qui sera présenté au Comité d'orientation des conditions de travail avant la fin de l'année.
- Enfin, la prévention de l'usure professionnelle et du maintien de l'emploi nécessite une mobilisation et une coordination fortes sur les territoires pour rechercher des solutions pour les personnes concernées.
Tout ce dispositif exige d'avoir un sens général, une coordination, un pilotage. C'est le rôle du Comité d'orientation des conditions de travail et au niveau régional, des comités régionaux de prévention. Jean Marc Boulanger va piloter un groupe de travail pour améliorer le mode de gouvernance.
2. La seconde direction est celle, plus large, de la qualité du travail ou de la qualité de vie au travail. Les partenaires sociaux ont signé l'accord interprofessionnel du 19 juin qui fixe le cadre et la méthode. C'est un accord très important dont les acteurs des entreprises doivent s'emparer : c'est un enjeu majeur pour notre pays de réinvestir le travail, de le « réinventer », d'aborder le travail réel, de traiter les vrais problèmes du métier, ceux liés aux transformations du travail, à ses nouvelles formes, aux rapports entre salariés et entre ceux-ci et l'encadrement.
Nous avons besoin de prendre le temps d'échanger : « l'expression » chère à Jean Auroux doit être réhabilitée. Ce faisant, nous retrouvons la santé au travail, nous retrouvons la performance. Mais si les lois Auroux ont permis de faire entrer la démocratie dans l'entreprise, une nouvelle étape est nécessaire, celle d'une démocratie du travail fondée sur l'expression des salariés eux-mêmes autour de leur métier, capable d'avoir prise dessus et de se reconnaître dans ce qu'ils font. Le défi est de taille.
Cette préoccupation du travail et des conditions de travail a été constante dans la préparation du projet de loi retraite dans sa partie pénibilité qui a été adopté hier au Conseil des ministres et va dans les prochains jours, être présenté au Parlement. Cette partie pénibilité s'inscrit dans une réforme globale structurante qui vise à garantir dans la durée notre système de retraite en apportant aux Français de la visibilité et de la stabilité et qui vise aussi à corriger les inégalités de notre système de retraite actuel. Nous ne sommes pas tous égaux au moment de la retraite. Parmi ces inégalités, il y a le travail, les conditions de travail, la prise en compte de la pénibilité du travail.
Le projet de loi reconnait que certaines conditions de travail dégradent l'espérance de vie et donc la durée de la retraite, malgré les mesures de prévention qui ont été mises en œuvre, et il en tire les conséquences par la création d'un compte personnel conciliant la prévention et la réparation. Les enseignements de l'enquête Sumer nous ont été très précieuses pour évaluer dès à présent quelles catégories de salariés et d'entreprises seront les plus concernées par ce compte. Ce compte se nomme « compte personnel de prévention de la pénibilité », ce n'est pas le fruit du hasard, l'objectif de prévention est bien présent :
- Le financement des nouveaux droits accordés aux salariés reposera sur une cotisation à deux étages, un socle payé par l'ensemble des entreprises au nom de la solidarité interprofessionnelle, car l'ensemble de l'économie bénéficie de l'activité des secteurs plus intenses en travail pénible et une cotisation additionnelle appliquée aux seules entreprises exposantes. L'objectif de cette cotisation additionnelle est de réduire le niveau d'exposition de leurs salariés. Les fiches de prévention déjà prévues par le code du travail vont prendre une nouvelle dimension et devenir opérationnelles pour diminuer les risques. Les seuils d'exposition seront définis par décret après concertation des partenaires sociaux. Ces fiches ont à la fois un objectif de traçabilité des expositions mais elles constituent un instrument de prévention dans la mesure où elle doit aider l'employeur à définir les moyens de prévention et à gérer les parcours professionnels. Elle est par ailleurs versée au dossier médical en santé au travail des salariés.
- Les points mobilisés par le salarié pourront être utilisés pour participer au financement d'une action de formation permettant sa reconversion, pour assurer un complément de rémunération lors d'un passage à temps partiel en fin de carrière ou pour financer l'acquisition de trimestres supplémentaires majorant la durée d'assurance vieillesse. Afin d'inciter à la prévention et à la limitation des durées d'exposition, une partie des points acquis par le salarié devra être utilisée en vue d'une formation, en articulation étroite avec le compte personnel de formation.
- Par ailleurs, le dispositif de négociation mis en place en 2010 demeure. Nous allons même le renforcer en donnant la primauté à la négociation et à l'accord collectif sur le plan unilatéral de l'employeur, comme nous l'avons fait sur l'égalité professionnelle. Pour calculer le champ de la négociation obligatoire, on prendra en compte l'exposition d'un salarié quand il dépasse les seuils définis par décret et cela ne se fera plus sur la base de la seule appréciation de l'employeur. Enfin, La couverture par un plan d'action ne sera possible qu'après échec effectif d'une négociation conduite en vue d'un accord collectif. Tout cela pour dire que l'objectif de prévention demeure plus que jamais. La loi retraite ne l'efface pas au profit de la réparation.
Je m'arrête là. Vous voyez bien que « l'aventure » SUMER a été plus que la participation à une enquête.
Je prendrai connaissance avec beaucoup d'intérêt des résultats de vos travaux d'aujourd'hui, et j'espère que vous serez prêts à participer à la prochaine vague prévue en 2016, qui nous permettra, c'est le vœu que je forme, de mesurer les progrès de notre action collective pour un travail plus sûr.
Je vous remercie.
Source http://travail-emploi.gouv.fr, le 20 septembre 2013