Déclaration de M. Michel Rocard, Premier ministre, sur la célébration du Bicentenaire de la Révolution française et de la liberté de culte et la naissance du premier culte réformé à Paris, Paris le 7 juin 1989.

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Circonstance : Cérémonie pour le bicentenaire du premier culte réformé à Paris organisée à La Sorbonne le 7 juin 1989

Texte intégral

Monsieur le ministre de l'intérieur,
Monsieur le président du Conseil constitutionnel,
Madame le recteur,
Monsieur le Président de la fédération protestante de France,
Mesdames, Messieurs,
En octobre 1985 la communauté protestante française commémorait le tricentenaire de l'Edit de Fontainebleau portant révocation de l'Edit de Nantes, qu'Henri IV avait pris soin pourtant de déclarer irrévocable.
A propos d'un événement aussi funeste, le Président Jacques MAURY avait précisé qu'il ne s'agissait évidemment pas de le fêter, mais "d'en faire mémoire pour en tirer les leçons pour le présent."
Il me semble qu'il en va tout autrement aujourd'hui, où il n'est pas seulement question de commémoration et de remémoration, mais bel et bien de célébration – comme l'indique la cérémonie que vous tiendrez ce soir au temple de l'Oratoire du Louvre.
Célébration du bicentenaire de la Révolution donc, car s'il s'agit de son propre destin, le protestantisme français ne peut, en effet, que reconnaître dans la Révolution française le grand événement fondateur de sa liberté. Et parce que la liberté de conscience est, comme le rappelait le Président de la République lors de la cérémonie de 1985, "l'origine de toutes les libertés", ce n'est pas seulement la communauté protestante mais la communauté nationale tout entière qui perçoit dans la liberté et l'égalité enfin pleinement reconnues aux non-catholiques un des grands actes fondateurs de la France moderne, par lequel s'instaure ce qui demeure plus que jamais le sol même de notre démocratie.
L'année 1789 vit s'accomplir trois grands pas décisifs pour la communauté protestante française.
Le 7 juin, d'abord, qui nous donne l'occasion du rassemblement d'aujourd'hui. Les Etats généraux sont réunis depuis un mois. La ville, les esprits sont en effervescence. On a le pressentiment que quelque chose s'élabore dont surgira une société nouvelle. Un groupe de protestants prend la liberté que leur refuse la loi et s'assemblent pour célébrer à Paris un culte réformé public, sous la présidence du pasteur MARRON, qui avait épousé la fille du malheureux Jean CALAS, supplicié à Toulouse en 1762.
Viendront ensuite, moins de trois mois plus tard, le 26 août, la Déclaration des Droits de l'Homme dont l'article 10 proclame la liberté des opinions religieuses et de leurs manifestations, puis le 24 décembre, le décret déclarant électeurs et éligibles les non-catholiques et leurs ouvrant tous les emplois.
La Constituante, sans doute, eût agi de même sans le geste spontané du 7 juin. Mais sans ce geste, quelque chose d'important eût manqué dans l'histoire de l'instauration de la liberté religieuse car, pour qu'une liberté soit durable, elle ne peut être seulement octroyée. Il faut qu'elle soit conquise. Il faut s'en saisir, s'en emparer. Cela fut fait, et le reste suivit.
Si l'article 10 de la Déclaration des Droits de l'Homme va permettre, de fait, à la fois la liberté de conscience et la liberté de culte pour toutes les religions, le décret du 24 décembre ne visait, en fait de non-catholiques, que les protestants. Les juifs durent attendre jusqu'au 27 septembre 1791 leur pleine émancipation, après maintes difficultés que Robert BADINTER a brillamment retracées dans son dernier ouvrage.
Reste qu'une fois le principe posé pour les uns, il ne pouvait être longtemps refusé aux autres et c'est, à l'évidence, un des acquis irrécusables de la Révolution française que d'avoir pleinement réintégré protestants et juifs dans la communauté nationale, dans le respect de leur identité propre.
On mesure toute la portée de l'avance réalisée par les révolutionnaires français quand on se souvient que ce sera en 1829 seulement que la démocratie anglaise émancipera complètement les catholiques anglais.
En comptant au nombre des droits fondamentaux de l'homme la liberté de conscience et la liberté de culte, en étendant aux non-catholiques tous les droits reconnus aux catholiques, bref, en légitimant la pluralité religieuse en France, la Révolution abattait un des piliers symbolique les plus forts de l'ancien régime.
Si la révocation de l'Edit de Nantes a pris au long du XVIIIème siècle valeur de symbole majeur de l'absolutisme royal, en effet, c'est qu'elle découle logiquement d'une conception sacralisée de l'ordre social où la dévolution de la souveraineté politique au seul roi de droit divin, ainsi que le système des inégalités fondées sur la naissance, étaient légitimés par un lien exclusif entre l'Etat et l'Eglise.
La formule "une foi, une loi, un roi" exprime cet ordre où l'unicité de dieu légitime l'unicité du monarque, qui incarne l'unité de la nation, et implique l'unicité de religion.
L'Etat sacralisé en la personne du roi ne peut que maintenir le monopole du pouvoir religieux qui le sacre.
L'édit de Nantes, lui même, pourtant tellement en avance sur les mentalités du temps, puisqu'il admet que le sujet ne partage pas la religion du roi maintient une religion d'Etat qui s'impose au monarque.
1789 change tout. Admettre que chaque homme est juge de ses opinions, libre en conscience de suivre la religion de son choix et non celle de son roi, c'est, dans ce contexte, commencer à désacraliser le roi en affaiblissant l'autorité qui le légitime. La légitimation du pluralisme religieux et l'affirmation de la souveraineté du peuple ont donc partie liée. L'une prépare l'autre et l'annonce.
Et c'est ainsi que l'article 10 de la Déclaration des Droits de l'Homme fait prendre à la fois le chemin d'un État laïc et celui de la République.
Cette grande avancée de la liberté d'opinion, qui est celle de la liberté tout court, cette immense conquête de la laïcité de l'Etat et de sa séparation d'avec toute confession religieuse, ne se sont pas faites, on le sait, sans contradictions, sans régressions, sans drames.
Car la Révolution est un tout complexe et contradictoire où l'action politique effective des révolutionnaires est loin de respecter toujours les principes mêmes de la Révolution.
Après l'affirmation de la liberté religieuse, viendront l'assermentement, la déchristianisation et une certaine forme de resacralisation de l'Etat par le culte de l'être suprême.
Rappeler les contradictions entre l'idéal et la pratique révolutionnaire, ce n'est pas céder à la tentation, dérisoire à mes yeux, de condamner.
La Convention était "un volcan" disait HUGO. Juge-t-on un volcan ? Non, mais nous avons à chercher, à comprendre.
Dans la régression dictatoriale de la période 1793-1794, on voit réapparaître un raisonnement tout proche de celui qui avait conduit l'absolutisme royal au refus du pluralisme religieux.
La Révolution est prise alors dans un processus qui la mène à l'exclusion de toute opposition, la pluralité d'opinions lui paraissant menacer l'unité de la nation.
La souveraineté est reprise au peuple dont la multiplicité même implique la diversité des positions et des opinions.
Ce temps fut bref. Dès 1795, la liberté religieuse est pleinement rétablie et la loi BOISSY D'ANGLAS du 27 février restaure la liberté de culte et instaure la séparation des églises et de l'Etat, puisque chaque religion doit s'organiser elle-même sans prise en charge étatique.
Cette liberté enfin établie, ce n'est pas seulement celle des communautés protestante et juive, mais aussi celle de l'église catholique, qui se trouve enfin libre de tout devoir de légitimation du pouvoir, de toute nécessité de compromission avec lui.
Et nous savons aussi que rien ne garantit mieux la démocratie qu'une entière désacralisation de l'Etat, exigence qui doit compléter, on le sait aujourd'hui, la simple affirmation de sa laïcité.
L'actualité nous incline à prêter attention à ce qu'implique vraiment le respect du pluralisme.
Le pluralisme, c'est le libre choc des opinions contradictoires, ce qui entraîne inévitablement que les uns seront parfois heurtés par les autres. Cela ne doit pas les empêcher d'approuver que ces opinions, qui les blessent, s 'expriment librement ; au contraire.
La France d'aujourd'hui doit être particulièrement attentive, nous le savons bien, à faire toute leur place aux nouvelles minorités culturelles, sans se lasser d'enseigner à chacun que le respect de ses propres valeurs ne saurait mettre en cause le droit d'expression des opinions contraires aux siennes.
Dans la longue élaboration de la démocratie française, le protestantisme a joué un rôle spécifique, ne serait-ce que par la forme d'organisation de la communauté, ce qu'on appelle son éclésiologie, où la doctrine du sacerdoce universel a conduit à une conception démocratique de l'exercice des responsabilités. Ce n'est sans doute pas un hasard si le pasteur RABAUT SAINT-ETIENNE joua un rôle essentiel dans la mise au point du règlement de la Constituante où s'organisait pour la première fois en France une assemblée politique égalitaire.
Mais, surtout, comment ne pas évoquer l'apport irremplaçable de ceux qui s'obstinèrent malgré tout, la longue cohorte de ceux qui résistèrent à la violation de leur conscience, le jour que projettent sur tout le XVIIIe siècle tous ceux pour qui la vérité n'a pas de prix et qui préférèrent à l'abjuration le bûcher, la galère ou les 38 ans de captivité de Marie DURAND et ses compagnes dans la tour de Constance.
On sait combien la guerre des camisards ou l'affaire CALAS ont contribué à miner la légitimité de l'ordre monarchique.
Aussi surprenant que cela soit, dans le conflit toujours renouvelé de la conscience et de la violence, c'est la première, à la fin, qui l'emporte.
Le destin qui lui fut fait en France a ainsi conduit la communauté protestante à jouer un rôle particulier dans l'établissement de la laïcité de l'Etat. Maintenant que nous sommes devant la tâche de la construction de l'Europe, peut-être la communauté protestante française a-t-elle un rôle particulier à jouer auprès des communautés protestantes d'Europe du nord, où la séparation des églises et de l'Etat est nettement moins avancée.
La liberté et l'égalité acquises aux protestants lors de la Révolution ne fut plus mise en cause. Il en alla autrement, hélas, pour la communauté juive, sous le régime de Vichy, qui restera définitivement marqué par l'infamie de sa législation discriminatoire à l'égard des citoyens juifs, qui reniait ouvertement la Déclaration des Droits de l'Homme.
La liberté n'est jamais définitivement conquise. Jean-Jacques ROUSSEAU écrivait aux polonais "le repos et la liberté sont incompatibles ; il faut opter". les protestants du 7 juin 1789 optant pour la liberté, comme l'ensemble des Français de la Révolution, tendent la main à travers le temps et l'espace à tous ceux qui aujourd'hui, en Afrique du sud, en Amérique latine, en Pologne et plus tragiquement en Chine, optent eux aussi, avec une détermination impressionnante, pour la liberté.
Leur combat est le nôtre, et nous ne pouvons qu'être frappés par la formidable aspiration démocratique dans le monde entier qui se manifeste en cette année du bicentenaire.
200 ans après la proclamation des Droits de l'Homme à Paris où, pour la première fois, les Droits de l'Homme étaient posés dans leur universalité, plus que jamais cette universalité est prise en charge par chacun des peuples du monde.C'est ainsi que mystérieusement se rejoignent le juif persécuté dans l'Alsace de 89, le parpaillot des Cévennes luttant pour sa citoyenneté, le jeune noir des faubourgs de Johannesbourg, l'ouvrier catholique polonais, et l'étudiant chinois, tous ceux qui dans la nuit ne cessent de croire à la lumière.