Déclaration de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international, sur l'engagement des forces aériennes françaises en Syrie, au Sénat le 15 septembre 2015.

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Circonstance : Déclaration du gouvernement sur l'engagement des forces aériennes en Syrie, au Sénat le 15 septembre 2015

Texte intégral

Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs les Ministres,
Mesdames, Messieurs les Sénateurs,
Le président de la République a annoncé le 7 septembre dernier que la France procèderait à des vols de reconnaissance au-dessus de la Syrie. En application de l'article 35, alinéa 2 de la Constitution, j'ai souhaité organiser le présent débat afin de clarifier les enjeux de cette décision.
Pourquoi agir en Syrie ? Parce que le chaos qui y règne déstabilise le Proche-Orient, fait du pays le repaire des terroristes de Daech et Jabhat Al-Nosra, et alimente le drame des réfugiés réfugiés qui fuient Daech mais surtout la barbarie du régime de Bachar Al-Assad.
Les groupes djihadistes n'ont cessé d'étendre leur emprise sur le sol syrien, conséquence d'un calcul cynique de Bachar Al-Assad pour prendre l'opposition modérée en étau, puis l'écraser. Ce fut, aussi, pour le régime, la terrible justification de crimes, de l'emploi d'armes chimiques, contre sa propre population.
Dorénavant, tout le grand est syrien constitue pour Daech un bastion terrible. La première conséquence funeste de cette situation, c'est la menace que fait planer Daech sur notre propre sécurité. Les camps d'entrainement se multiplient en Syrie : 1 880 Français ont été enrôlés par Daech ; 491 sont sur place ; 133 ont trouvé la mort, dont beaucoup dans des attentats suicides.
Deuxième conséquence : dans cet immense espace, Daech impose sa domination. Daech, c'est un totalitarisme d'un genre nouveau, qui dévoie l'islam, massacre, torture, asservit, vend des êtres humains et détruit le patrimoine culturel de l'Humanité dans cette région.
La troisième conséquence, c'est bien sûr le drame des réfugiés. Le peuple syrien est décimé. Plus de 250.000 morts en quatre ans, dont 80% sous les coups du régime et de sa répression. C'est un peuple déplacé. Des millions de Syriens sont pris en étau sur le territoire, entre la répression de Bachar Al-Assad et la barbarie de Daech. C'est un peuple réduit à l'exil. Quatre millions de Syriens se sont réfugiés dans les camps du Liban, de Jordanie et de Turquie. Ils ont souvent un seul espoir : atteindre l'Europe, pour y trouver l'asile. La crise des réfugiés est la conséquence directe et immédiate du chaos syrien.
Comment agir en Syrie ? La campagne de survol de la Syrie, entamée le 8 septembre, est d'abord de reconnaissance. Elle durera le temps nécessaire pour mieux identifier et localiser les installations de Daech, afin de les frapper ensuite, en application du principe de légitime défense posé par l'article 51 de la Charte des Nations unies. Cette campagne de renseignement est menée en pleine autonomie. Douze Rafale et Mirage 2000, un Atlantique 2 et un ravitailleur C135 sont engagés. Je veux d'ailleurs rendre hommage à l'action de nos soldats mobilisés dans la zone.
Sera-ce suffisant ? D'aucuns plaident pour une intervention au sol. Nous l'avons fait il est vrai au Mali, mais dans d'autres circonstances. Avec qui interviendrions-nous en Syrie ? Si l'on se fie aux précédents historiques dans la région, plusieurs dizaines de milliers d'hommes seraient nécessaires.
C'est d'ailleurs le piège qui nous est tendu par les djihadistes : nous contraindre à intervenir sur leur terrain pour nous enliser ; pour invoquer contre nous un soi-disant esprit de croisades pour susciter une solidarité devant une prétendue invasion. Toute intervention directe serait en l'état inconséquente ; aucun de nos partenaires ne l'envisage. Si toutefois, les pays de la région se coalisaient, alors les choses seraient tout à fait différentes ; nous les soutiendrions.
Mener une guerre, ce n'est pas faire de grandes déclarations, fixer des échéances irréalistes. Mener une guerre, c'est se fixer des objectifs et se donner les moyens de les atteindre.
Nous entendons faire preuve de constance dans notre action. Nous luttons contre les terroristes, et adoptons nos moyens aux circonstances. Dans la bande sahélo-saharienne, nous agissons aux côtés des forces africaines ; en Irak, nous sommes engagés à la demande des autorités irakiennes. Lutter contre les terroristes est un combat de longue haleine. Nous appuyons aussi les combattants locaux, tels les Peshmergas kurdes.
Toutes ces actions sont nécessaires, mais non suffisantes. Sans solution politique durable, pas de stabilisation. L'impératif, c'est d'arrêter la dislocation du Proche-Orient. Il faut tout faire pour stopper cette mécanique infernale : les fractures régionales qui réapparaissent, la tectonique des rivalités ancestrales, celles en particulier entre chiites et sunnites, qui se réveillent, les appétits de puissance qui transforment la Syrie en champ clos des ambitions régionales, et empêchent l'Irak de se relever des conséquences de l'intervention de 2003.
Nous voulons intensifier nos efforts pour refonder la stabilité de la région et l'unité de ces nations. En Irak, le gouvernement doit rassembler toutes les communautés du pays. Ne pas respecter la minorité sunnite continuerait de la précipiter dans l'étreinte mortelle de Daech.
En Syrie, nous ne ferons rien qui puisse consolider le régime. L'urgence, c'est, au contraire, d'aller vers un accord qui tourne la page des crimes de Bachar Al-Assad. Il est une grande part du problème. Il ne peut en aucun cas être la solution. Avec un homme responsable de tant de morts, de crimes de guerre et contre l'humanité, aucun compromis. Pactiser avec lui serait une faute morale mais aussi politique et stratégique. Dès août 2013, nous étions prêts à réagir, mais les États-Unis et la Grande-Bretagne n'étaient finalement pas au rendez-vous.
Les combattants ne reposeront les armes que lorsque que l'État syrien garantira leurs droits et ne sera plus aux mains d'une bande criminelle. C'est pourquoi, il faut travailler sans relâche à accélérer cette transition politique. Elle devra rassembler, dans un gouvernement de transition, les forces de l'opposition - encore trop affaiblies - et les éléments les moins compromis du régime. Mais en aucun cas, cette transition ne peut remettre dans le jeu les factions terroristes. Il y a là une ligne qui ne peut pas être franchie.
Les paramètres d'une solution sont connus depuis les réunions de Genève de 2012. La France parle à tous et je salue l'action du ministre des affaires étrangères - c'est, je vous le rappelle, le Premier ministre qui parle par ma voix. Nous parlons, bien sûr, aux autres membres permanents du Conseil de sécurité, et en particulier avec la Russie. J'ai d'ailleurs eu samedi, à Berlin, un long entretien avec M. Lavrov. Nos positions, hélas, demeurent éloignées. Nous avons tous un devoir de responsabilité : tout soutien militaire au régime de Bachar Al-Assad ne fait qu'alimenter la spirale de la violence. Nous devons d'autant plus parler à la Russie qu'il faut surmonter la défiance née de l'intervention en Libye.
Nous parlons également aux pays arabes sunnites ainsi qu'à la Turquie. Nous parlons à l'Iran, où je me rendrai bientôt. Et le président Rohani sera reçu à Paris en novembre. L'Iran doit peser pour trouver une solution dans la région.
Notre action, militaire et politique, doit être aussi humanitaire. La survie de communautés entières - chrétiens, yézidis - est en jeu. J'ai reçu récemment le patriarche de l'Église chaldéenne d'Irak, Mgr Raphaël Sako. C'est un cri d'alarme qu'il m'a lancé, un appel à l'aide, mais il m'a dit aussi sa confiance en la France. Le 8 septembre dernier, j'ai organisé une conférence internationale consacrée aux victimes de persécution ethnique et religieuse au Proche-Orient. Les participants ont été bouleversés par le témoignage de Jinan, cette jeune Yézidie. Le plan d'action de Paris a été adopté. Notre devoir est d'en assurer la mise en oeuvre. Et dans l'attente d'un retour de la Syrie à la stabilité, nous devons venir en aide au peuple syrien. La France organisera une conférence internationale sur les réfugiés.
Nous devons dégager des ressources pour le Haut-commissariat aux réfugiés et le programme alimentaire mondial, et soutenir l'accueil des réfugiés, y compris les pays pauvres.
La France est en guerre contre le terrorisme, le djihadisme et l'islamisme radical. Le combat sera long. Il est décisif, car il y va de notre propre avenir. Nos concitoyens sentent bien qu'il se passe là quelque chose de fondamental. Nous avons la ferme conviction que nous en sortirons vainqueurs.
(Interventions des parlementaires)
Merci à tous les orateurs.
J'apprécie le soutien de M. Lorgeoux à la politique du gouvernement. Il a dit juste, il faut trouver une solution politique, notamment avec l'Iran. Son analyse est pertinente de ce que représente Daech.
Mme Aïchi a eu des formules auxquelles je ne peux souscrire quand elle a estimé que nous n'avions pas de vision globale. Vous avez des informations, nous aussi ; vous avez une conviction, nous aussi... J'ai parfois le sentiment que certains orateurs considèrent que la politique internationale de la France serait plus facile à mener si la France était seule. Soit, mais ce n'est guère le cas... Vous avez eu raison d'insister sur le rôle de l'Iran.
Monsieur Laurent, il n'y a pas de changement de cap mais une adaptation aux circonstances. Il serait fou de faire autrement. C'est la sécurité de la France qui est en jeu. Quand nous constatons que les attentats qui ont touché le sol français ont été planifiés en Syrie par Daech, le président de la république doit prendre les décisions qui s'imposent.
Rechercher une solution politique, c'est exactement ce à quoi je m'attache. Qui a été le Premier ministre des affaires étrangères à se rendre en Iran ? Celui de la France. Qui a donné le la sur l'accord nucléaire avec l'Iran ? C'est moi. Qui était à Berlin pour s'entretenir avec M. Lavrov ? Moi encore. Ce n'est pas par une opération du Saint-Esprit que la Russie, l'Iran et les autres se rangent à nos arguments - même s'ils sont très bons. Vous avez raison sur la Palestine. Je reverrai bientôt Mahmoud Abbas à Paris. Il le dit : si un pays se préoccupe de la Palestine, c'est bien le nôtre.
Monsieur Mézard l'opposition d'alors avait soutenu le président Chirac dans son refus de s'engager en Irak. Il faut en effet avoir de la suite dans les idées.
Monsieur Rachline, vous soutenez que la France est le valet des États-Unis : je n'avais pas remarqué - et eux non plus. En revanche, j'ai noté que vous défendiez avec beaucoup de vigueur la Russie de Poutine et la Syrie de Bachar Al-Assad. Le droit international nous empêcherait d'intervenir ? Non pas ; nous intervenons au titre de la légitime défense, consacrée à l'article 51 de la Charte des Nations unies... C'est notre droit et notre devoir.
M. Zocchetto et Longuet, hommes de culture, entendent promouvoir le dialogue avec l'Iran et la Russie. Soit. Quand je discute avec mon collègue russe, il me dit refuser le chaos en Syrie. Ce à quoi je réponds : si le chaos ne règne pas déjà en Syrie, qu'est-ce que c'est ? Bachar est responsable de 80% des départs de Syrie. On a évoqué ce petit garçon de 3 ans mort sur une plage turque, mais savez-vous que son père avait été dans les geôles de Bachar et qu'il y avait été torturé ? Au-delà de l'argument moral, je vous demande d'entendre un argument d'efficacité. Accepter que Bachar reste, comme le suggèrent les Russes, c'est s'interdire une Syrie unie, respectueuse des minorités, redevenue territoire de paix. Il faut un régime de transition doté de tous les pouvoirs exécutifs - c'est Genève I et II. Est-ce à dire que Bachar doit se délester de ses pouvoirs ? Nous n'en sommes pas là... Et il n'est pas question de contester les intérêts russes en Syrie, de les bouter hors de Tartous. Quant à l'Iran, sa position est encore plus dure : elle veut le maintien de Bachar quoi qu'il arrive.
Alors que faisons-nous ? Nous travaillons au sein de l'ONU et nous travaillerons encore en format P5 lors de la prochaine assemblée générale. La Turquie ? C'est bien qu'elle s'engage contre Daech, mais la question kurde n'en sera pas résolue pour autant. Les pays du Golfe ? Quand il faudra engager des forces au sol, l'armée syrienne devra être secondée par d'autres troupes arabes. Et la France parle avec les pays du Golfe.
Oui, M. Raffarin a raison : la clé, c'est l'indépendance. La clé, c'est de parler à tous, de faire le lien. Les choses ont basculé sur la Syrie après les attaques chimiques, il faut le rappeler.
Monsieur Longuet, la France s'est engagée à juger les criminels qui relèvent de sa compétence - la Cour pénale internationale intervient alors à titre subsidiaire. C'est elle qui a introduit la résolution relative à la CPI au conseil de sécurité - la Russie s'y est opposée. Oui, l'Europe doit faire davantage sur le plan humanitaire, y compris sur place. Nous allons faire des vols de reconnaissance en Syrie ; s'il apparaît que des opérations menacent la sécurité de la France, nous nous réservons le droit d'intervenir. Le respect des minorités, vous avez raison sur ce point, sera une clé pour un nouveau régime syrien solide.
Monsieur Raffarin, je dirai plutôt «et-et» que «ni-ni», contre Daech et contre Bachar. Vous avez eu cette formule sur la «géante culpabilité» de celui-ci. Certes, il y a un élément moral mais l'argument d'efficacité doit prévaloir. À l'époque de Genève I, il n'y avait pas de terroristes en Syrie...
L'indépendance de la France est un principe essentiel, au nom de l'efficacité, des valeurs, d'une certaine vision du Proche-Orient. Nos partenaires le comprennent parfois mal - au nombre desquels les États-Unis. C'est pourtant elle qui donne à notre pays son influence, en dépit de son faible poids démographique. Nous continuons d'aller de l'avant. Dans les domaines qui nous occupent, il est important que la représentation nationale soit, autant que possible, unie.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 29 septembre 2015