Texte intégral
Messieurs les Ministres,
Cher Michael Roth,
Cher Rafa? Trzaskowski,
Monsieur le Président du Comité pour la coopération franco-germano-polonaise, Cher Professeur Standke,
Cher Adam Michnik,
Cher Edgar Morin,
Cher Professeur Jacques Rupnik,
Mesdames et Messieurs,
Chers Amis,
Je suis particulièrement heureux et honoré de vous recevoir ici, dans le Salon de l'Horloge, à l'occasion de la remise du prix Adam Mickiewicz à trois grands intellectuels européens.
C'est ici en effet qu'a été prononcée la fameuse déclaration de Robert Schuman, le 9 mai 1950, qui lança l'idée de la Communauté européenne du charbon et de l'acier.
Mais c'est ici aussi qu'a été signé, le 27 août 1928, le Pacte Briand-Kellog. La France, avec Aristide Briand, l'Allemagne, avec Gustav Stresemann, et la Pologne, avec August Zaleski signaient ensemble, avec l'Américain Franck Kellog et d'autres, ce «Pacte de Paris», Traité international de renonciation générale au recours à la guerre pour le règlement des différends internationaux. Grande ambition ! Loin d'être réalisée...
Mais ce salon a donc été à l'origine de deux communautés de nature très différente : la «communauté internationale», puisque le «Pacte de Paris» trouvera son prolongement dans la Charte des Nations unies, et la «communauté européenne», qui fut le prolongement direct de la CECA.
En 1991, Roland Dumas a signé avec Hans-Dietrich Genscher et Krzysztof Skubiszewski la Déclaration de Weimar, qui évoque l'«esprit de solidarité humaine» et «le sentiment d'appartenir à une communauté de destin» éprouvé par nos trois pays.
«Communauté de destin», c'est un terme que l'on retrouve aussi sous votre plume, Cher Edgar Morin, dans Penser l'Europe, cet ouvrage paru en 1987 et qui garde une pleine actualité.
C'est pour leurs travaux sur ces sujets que le prix Adam Mickiewicz est aujourd'hui remis à Wolf Lepenies, Adam Michnik et Edgar Morin, trois sentinelles, trois vigies de la «communauté de destin» européenne.
Wolf Lepenies, qui n'a pu se joindre à nous ce soir, est un grand sociologue allemand. Son histoire épouse celle de l'histoire européenne de la deuxième moitié du XXe siècle. Il est né à Allenstein, en Allemagne, ville qui s'appelle désormais Olstztyn, et qui se situe en Pologne.
Son ouvrage sur Les Trois cultures fait dialoguer, ou plus exactement triloguer, les histoires nationales française, allemande et anglaise et interroge leur rapport à la science et à la littérature européennes.
Sa réflexion lui vaut d'occuper la chaire européenne du Collège de France en 1991, année de signature de la Déclaration de Weimar. Sa leçon inaugurale portait d'ailleurs un titre prémonitoire : La fin de l'utopie et le retour de la mélancolie : regards sur les intellectuels d'un vieux continent. Un thème également cher à Edgar Morin.
Pour lui, la fin du communisme, c'est une réalité sans passion forte, sans ennemi absolu, sans rêve de rupture. Avec le «Soleil noir de la mélancolie» européenne, pour citer un Français amoureux de l'Allemagne et de la Pologne, Gérard de Nerval, Wolf Lepenies nous mettait en garde contre la fin de l'utopie européenne.
Si je peux me permettre ce rapprochement audacieux, surtout avec quelqu'un qui a autant combattu l'autoritarisme communiste dans son pays, cette mise en garde rappelle celle d'Adam Michnik, quand il explique que «le pire dans le communisme, c'est ce qui vient après». Par cette formule, cher Adam, vous nous montrez tout le chemin qui reste encore à parcourir. La fin de la Guerre froide n'est certainement pas la fin de l'histoire, et encore moins la fin de l'histoire de l'Europe.
En 1983, vous nous invitez à Penser la Pologne, comme Edgar Morin nous invitera à Penser l'Europe. Comme Edgar Morin, votre réflexion s'organise autour de la grande question des fondements moraux et politiques de la résistance. Morale et politique de la Résistance, tel est en effet le sous-titre de votre ouvrage.
Avec Gazeta Wyborcza, que vous avez fondée pour les premières élections libres de Pologne, en 1989, vous défendez sans cesse la liberté de penser et de s'exprimer, et vous mettez en garde contre ce que vous percevez comme des atteintes à la démocratie en Europe et dans votre pays. Vous poursuivez ainsi ce combat exigeant, libre, intransigeant, de la critique intellectuelle et de la démocratie. Ce combat qui vous a valu d'être exclu plusieurs fois de l'université, et six longues années de prison sous le régime communiste. Ce combat, que vous avez mené avec d'autres, comme Jacek Kuro?, depuis le KOR, le Comité de défense des ouvriers, jusqu'à Solidarno??, et qui fait de vous un des fondateurs de la nouvelle démocratie polonaise et donc de l'Europe réunifiée.
Ce n'est peut-être pas un hasard si vous portez le prénom du poète immense qui donne son nom au prix que vous recevez aujourd'hui. Comme le poète romantique admiré de Hugo, vous êtes, cher Adam, défenseur de tous les hommes et de leurs droits, et attaché passionnément à votre patrie.
Vous ne renieriez pas ces vers tirés d'Aïeux, de Mickiewicz, dont l'interdiction de la représentation en 1968 a embrasé la Pologne :
«Mon âme est incarnée dans ma patrie [...]
Je m'appelle Million - car j'aime et je souffre
Pour des millions d'hommes.»
L'Europe, vingt-six ans après la chute du rideau de fer, a encore besoin du message de Solidarité, de Solidarno??, dont vous avez soutenu la création, et d'appel au compromis, qui est pour vous l'«envers du fanatisme».
Vous nous aviez, vous aussi, alerté, Cher Edgar Morin, dans votre livre Penser l'Europe, sur les difficultés d'identifier «l'esprit européen». Cette difficulté venait, selon vous, des «mémoires historiques européennes, qui n'ont en commun que la division et la guerre.» Le versant positif, disiez-vous, c'est que l'Europe se nomme diversité.
Vous avez vécu la non-Europe : l'occupation nazie en France. Ce fut pour vous le temps du premier engagement, celui de la résistance, qui vous a laissé ce nom, Morin.
À la Libération vous publiez L'An zéro de l'Allemagne, une enquête sur le peuple allemand à la sortie de la guerre et donc, déjà, une réflexion sur l'Europe et la relation entre la France et l'Allemagne.
Vos engagements contre le colonialisme, contre le stalinisme, pour la liberté, pour la «Terre-Patrie», comme vos travaux de philosophe et de sociologue ne se comptent plus. Ils ont marqué plusieurs générations d'intellectuels, d'étudiants, de mouvements en France et dans de nombreux pays.
Votre réflexion sur la construction européenne, toujours critique, repose sur cette difficulté : comment faire émerger une «conscience ou un sentiment de destin commun à partir du futur», de ce que vous appelez le «non-advenu» ? C'est en effet tout le dilemme du projet européen.
Vous écrivez, dans Penser l'Europe, c'est même la première phrase du livre : «Longtemps, je fus anti-européen». Vous l'expliquiez notamment par la méfiance de beaucoup d'intellectuels de gauche à l'égard l'»Europe nouvelle», voulue par Hitler.
Vous nous invitez donc à penser l'Europe dans sa complexité, comme un processus imprévisible, mais qu'il faut absolument repolitiser. Pour cela, vous dites qu'il faut une «catalyse». Je vous cite : «Il faut que se lève le nouvel esprit européen, donnant la conscience de la communauté de destin».
«L'examen de la «nouvelle conscience européenne» nous conduit au diagnostic qu'il existe une demande silencieuse et profonde d'Europe dans les peuples européens. Il faudrait une catalyse qui permette à cette demande de se reconnaître et de s'exprimer. Il nous semble que ce sont les intellectuels des pays européens qui pourraient et devraient exprimer la conscience du destin commun et de l'identité commune pour permettre au besoin commun de s'exprimer.»
Vous ajoutez que «les intellectuels renoueraient ainsi avec une tradition séculaire. Issue du Moyen-Âge, où les clercs étaient européens par nature, elle s'est développé dans les temps modernes pour arriver à la conscience européenne/cosmopolite commune des philosophes des Lumières».
C'est pour cette raison qu'il nous semblait que, pour débattre du Triangle de Weimar, de l'Europe d'aujourd'hui et de la nécessité d'une conscience européenne pour ce destin commun, il fallait des intellectuels.
Nous vous avons donc proposé, à l'occasion de la remise de ce prix où nous vous célébrons, de venir nous aider à penser, avec mes homologues allemand et polonais et les amis ici réunis, la crise européenne, mais aussi les perspectives que nous voulons tracer ensemble.
En vous célébrant aujourd'hui avec Wolf Lepenies et Adam Michnik, en distinguant trois intellectuels lucides, sans complaisance avec les réalités du continent parce qu'ils en sont amoureux, trois résistants de l'Europe, nous faisons le pari de la relance du projet européen.
Votre message promeut une Europe offensive, qui défend pied à pied ses valeurs. Vos histoires à tous les trois, qui s'entremêlent dans l'histoire de nos trois pays et de l'Europe, le montrent : c'est en faisant « communauté « que naît l'espoir.
Et cette leçon est aujourd'hui plus actuelle que jamais. La crise grecque et la crise migratoire illustrent la tension actuelle existant au sein de l'Union européenne entre l'impératif d'intégration et le risque de fragmentation.
L'Europe menace de se défaire quand elle n'est pas capable de répondre avec ses valeurs à la crise des réfugiés, à la crise économique, à toutes les grandes crises auxquelles elle est confrontée. Elle menace de se défaire, surtout, quand des pays oublient qu'elle n'est rien sans la solidarité, les droits humains, et d'abord le droit d'asile.
La menace, aujourd'hui, c'est le souverainisme nationaliste et le séparatisme. Les souverainistes et les séparatistes gagneront si l'Europe n'apparaît pas comme offrant une protection et une projection, vers l'avenir.
Si elle n'est qu'un marché intérieur ou des fonds structurels, l'Europe n'est rien. Si elle est un projet politique commun, elle est tout ; en tous cas, elle peut le devenir, et elle peut beaucoup.
Il lui faut donc sans cesse remettre ce projet en débat. Car au travers de ces crises et de ces défis, elle joue aujourd'hui sa place dans l'histoire. C'est la raison pour laquelle la voix des intellectuels est particulièrement cruciale en ce moment.
Adam Mickiewicz affirmait que l'âme de la nation polonaise alors disparue était les «pèlerins polonais». Avec la remise de ce prix aujourd'hui, en ce lieu, nous célébrons trois «pèlerins de l'Europe».
Par leur travail, ils nous permettent d'approfondir notre connaissance de l'Allemagne, de la Pologne, de la France et de l'Europe. Ils nous permettent d'approfondir notre coopération au sein du Triangle de Weimar, pour jeter un pont entre l'est et l'ouest de l'Europe, pour une Europe pleinement réunifiée. Ils nous permettent ainsi de continuer à écrire notre histoire commune, notre «communauté de destin».
Je vous remercie.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 14 octobre 2015
Cher Michael Roth,
Cher Rafa? Trzaskowski,
Monsieur le Président du Comité pour la coopération franco-germano-polonaise, Cher Professeur Standke,
Cher Adam Michnik,
Cher Edgar Morin,
Cher Professeur Jacques Rupnik,
Mesdames et Messieurs,
Chers Amis,
Je suis particulièrement heureux et honoré de vous recevoir ici, dans le Salon de l'Horloge, à l'occasion de la remise du prix Adam Mickiewicz à trois grands intellectuels européens.
C'est ici en effet qu'a été prononcée la fameuse déclaration de Robert Schuman, le 9 mai 1950, qui lança l'idée de la Communauté européenne du charbon et de l'acier.
Mais c'est ici aussi qu'a été signé, le 27 août 1928, le Pacte Briand-Kellog. La France, avec Aristide Briand, l'Allemagne, avec Gustav Stresemann, et la Pologne, avec August Zaleski signaient ensemble, avec l'Américain Franck Kellog et d'autres, ce «Pacte de Paris», Traité international de renonciation générale au recours à la guerre pour le règlement des différends internationaux. Grande ambition ! Loin d'être réalisée...
Mais ce salon a donc été à l'origine de deux communautés de nature très différente : la «communauté internationale», puisque le «Pacte de Paris» trouvera son prolongement dans la Charte des Nations unies, et la «communauté européenne», qui fut le prolongement direct de la CECA.
En 1991, Roland Dumas a signé avec Hans-Dietrich Genscher et Krzysztof Skubiszewski la Déclaration de Weimar, qui évoque l'«esprit de solidarité humaine» et «le sentiment d'appartenir à une communauté de destin» éprouvé par nos trois pays.
«Communauté de destin», c'est un terme que l'on retrouve aussi sous votre plume, Cher Edgar Morin, dans Penser l'Europe, cet ouvrage paru en 1987 et qui garde une pleine actualité.
C'est pour leurs travaux sur ces sujets que le prix Adam Mickiewicz est aujourd'hui remis à Wolf Lepenies, Adam Michnik et Edgar Morin, trois sentinelles, trois vigies de la «communauté de destin» européenne.
Wolf Lepenies, qui n'a pu se joindre à nous ce soir, est un grand sociologue allemand. Son histoire épouse celle de l'histoire européenne de la deuxième moitié du XXe siècle. Il est né à Allenstein, en Allemagne, ville qui s'appelle désormais Olstztyn, et qui se situe en Pologne.
Son ouvrage sur Les Trois cultures fait dialoguer, ou plus exactement triloguer, les histoires nationales française, allemande et anglaise et interroge leur rapport à la science et à la littérature européennes.
Sa réflexion lui vaut d'occuper la chaire européenne du Collège de France en 1991, année de signature de la Déclaration de Weimar. Sa leçon inaugurale portait d'ailleurs un titre prémonitoire : La fin de l'utopie et le retour de la mélancolie : regards sur les intellectuels d'un vieux continent. Un thème également cher à Edgar Morin.
Pour lui, la fin du communisme, c'est une réalité sans passion forte, sans ennemi absolu, sans rêve de rupture. Avec le «Soleil noir de la mélancolie» européenne, pour citer un Français amoureux de l'Allemagne et de la Pologne, Gérard de Nerval, Wolf Lepenies nous mettait en garde contre la fin de l'utopie européenne.
Si je peux me permettre ce rapprochement audacieux, surtout avec quelqu'un qui a autant combattu l'autoritarisme communiste dans son pays, cette mise en garde rappelle celle d'Adam Michnik, quand il explique que «le pire dans le communisme, c'est ce qui vient après». Par cette formule, cher Adam, vous nous montrez tout le chemin qui reste encore à parcourir. La fin de la Guerre froide n'est certainement pas la fin de l'histoire, et encore moins la fin de l'histoire de l'Europe.
En 1983, vous nous invitez à Penser la Pologne, comme Edgar Morin nous invitera à Penser l'Europe. Comme Edgar Morin, votre réflexion s'organise autour de la grande question des fondements moraux et politiques de la résistance. Morale et politique de la Résistance, tel est en effet le sous-titre de votre ouvrage.
Avec Gazeta Wyborcza, que vous avez fondée pour les premières élections libres de Pologne, en 1989, vous défendez sans cesse la liberté de penser et de s'exprimer, et vous mettez en garde contre ce que vous percevez comme des atteintes à la démocratie en Europe et dans votre pays. Vous poursuivez ainsi ce combat exigeant, libre, intransigeant, de la critique intellectuelle et de la démocratie. Ce combat qui vous a valu d'être exclu plusieurs fois de l'université, et six longues années de prison sous le régime communiste. Ce combat, que vous avez mené avec d'autres, comme Jacek Kuro?, depuis le KOR, le Comité de défense des ouvriers, jusqu'à Solidarno??, et qui fait de vous un des fondateurs de la nouvelle démocratie polonaise et donc de l'Europe réunifiée.
Ce n'est peut-être pas un hasard si vous portez le prénom du poète immense qui donne son nom au prix que vous recevez aujourd'hui. Comme le poète romantique admiré de Hugo, vous êtes, cher Adam, défenseur de tous les hommes et de leurs droits, et attaché passionnément à votre patrie.
Vous ne renieriez pas ces vers tirés d'Aïeux, de Mickiewicz, dont l'interdiction de la représentation en 1968 a embrasé la Pologne :
«Mon âme est incarnée dans ma patrie [...]
Je m'appelle Million - car j'aime et je souffre
Pour des millions d'hommes.»
L'Europe, vingt-six ans après la chute du rideau de fer, a encore besoin du message de Solidarité, de Solidarno??, dont vous avez soutenu la création, et d'appel au compromis, qui est pour vous l'«envers du fanatisme».
Vous nous aviez, vous aussi, alerté, Cher Edgar Morin, dans votre livre Penser l'Europe, sur les difficultés d'identifier «l'esprit européen». Cette difficulté venait, selon vous, des «mémoires historiques européennes, qui n'ont en commun que la division et la guerre.» Le versant positif, disiez-vous, c'est que l'Europe se nomme diversité.
Vous avez vécu la non-Europe : l'occupation nazie en France. Ce fut pour vous le temps du premier engagement, celui de la résistance, qui vous a laissé ce nom, Morin.
À la Libération vous publiez L'An zéro de l'Allemagne, une enquête sur le peuple allemand à la sortie de la guerre et donc, déjà, une réflexion sur l'Europe et la relation entre la France et l'Allemagne.
Vos engagements contre le colonialisme, contre le stalinisme, pour la liberté, pour la «Terre-Patrie», comme vos travaux de philosophe et de sociologue ne se comptent plus. Ils ont marqué plusieurs générations d'intellectuels, d'étudiants, de mouvements en France et dans de nombreux pays.
Votre réflexion sur la construction européenne, toujours critique, repose sur cette difficulté : comment faire émerger une «conscience ou un sentiment de destin commun à partir du futur», de ce que vous appelez le «non-advenu» ? C'est en effet tout le dilemme du projet européen.
Vous écrivez, dans Penser l'Europe, c'est même la première phrase du livre : «Longtemps, je fus anti-européen». Vous l'expliquiez notamment par la méfiance de beaucoup d'intellectuels de gauche à l'égard l'»Europe nouvelle», voulue par Hitler.
Vous nous invitez donc à penser l'Europe dans sa complexité, comme un processus imprévisible, mais qu'il faut absolument repolitiser. Pour cela, vous dites qu'il faut une «catalyse». Je vous cite : «Il faut que se lève le nouvel esprit européen, donnant la conscience de la communauté de destin».
«L'examen de la «nouvelle conscience européenne» nous conduit au diagnostic qu'il existe une demande silencieuse et profonde d'Europe dans les peuples européens. Il faudrait une catalyse qui permette à cette demande de se reconnaître et de s'exprimer. Il nous semble que ce sont les intellectuels des pays européens qui pourraient et devraient exprimer la conscience du destin commun et de l'identité commune pour permettre au besoin commun de s'exprimer.»
Vous ajoutez que «les intellectuels renoueraient ainsi avec une tradition séculaire. Issue du Moyen-Âge, où les clercs étaient européens par nature, elle s'est développé dans les temps modernes pour arriver à la conscience européenne/cosmopolite commune des philosophes des Lumières».
C'est pour cette raison qu'il nous semblait que, pour débattre du Triangle de Weimar, de l'Europe d'aujourd'hui et de la nécessité d'une conscience européenne pour ce destin commun, il fallait des intellectuels.
Nous vous avons donc proposé, à l'occasion de la remise de ce prix où nous vous célébrons, de venir nous aider à penser, avec mes homologues allemand et polonais et les amis ici réunis, la crise européenne, mais aussi les perspectives que nous voulons tracer ensemble.
En vous célébrant aujourd'hui avec Wolf Lepenies et Adam Michnik, en distinguant trois intellectuels lucides, sans complaisance avec les réalités du continent parce qu'ils en sont amoureux, trois résistants de l'Europe, nous faisons le pari de la relance du projet européen.
Votre message promeut une Europe offensive, qui défend pied à pied ses valeurs. Vos histoires à tous les trois, qui s'entremêlent dans l'histoire de nos trois pays et de l'Europe, le montrent : c'est en faisant « communauté « que naît l'espoir.
Et cette leçon est aujourd'hui plus actuelle que jamais. La crise grecque et la crise migratoire illustrent la tension actuelle existant au sein de l'Union européenne entre l'impératif d'intégration et le risque de fragmentation.
L'Europe menace de se défaire quand elle n'est pas capable de répondre avec ses valeurs à la crise des réfugiés, à la crise économique, à toutes les grandes crises auxquelles elle est confrontée. Elle menace de se défaire, surtout, quand des pays oublient qu'elle n'est rien sans la solidarité, les droits humains, et d'abord le droit d'asile.
La menace, aujourd'hui, c'est le souverainisme nationaliste et le séparatisme. Les souverainistes et les séparatistes gagneront si l'Europe n'apparaît pas comme offrant une protection et une projection, vers l'avenir.
Si elle n'est qu'un marché intérieur ou des fonds structurels, l'Europe n'est rien. Si elle est un projet politique commun, elle est tout ; en tous cas, elle peut le devenir, et elle peut beaucoup.
Il lui faut donc sans cesse remettre ce projet en débat. Car au travers de ces crises et de ces défis, elle joue aujourd'hui sa place dans l'histoire. C'est la raison pour laquelle la voix des intellectuels est particulièrement cruciale en ce moment.
Adam Mickiewicz affirmait que l'âme de la nation polonaise alors disparue était les «pèlerins polonais». Avec la remise de ce prix aujourd'hui, en ce lieu, nous célébrons trois «pèlerins de l'Europe».
Par leur travail, ils nous permettent d'approfondir notre connaissance de l'Allemagne, de la Pologne, de la France et de l'Europe. Ils nous permettent d'approfondir notre coopération au sein du Triangle de Weimar, pour jeter un pont entre l'est et l'ouest de l'Europe, pour une Europe pleinement réunifiée. Ils nous permettent ainsi de continuer à écrire notre histoire commune, notre «communauté de destin».
Je vous remercie.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 14 octobre 2015