Texte intégral
Mesdames, Messieurs,
Je veux tout d'abord que vous sachiez toute l'importance que j'accorde à ma présence parmi vous aujourd'hui. Deux jours durant, vous avez confronté vos analyses, vos expériences, vos propositions pour bâtir une société de démocratie culturelle. Les thèmes retenus lors des précédentes éditions des Ateliers de l'intégration locale préfiguraient ce débat fructueux. Ce n'est évidemment pas fortuit. Le pluralisme culturel est devenu le défi majeur, l'horizon de la politique culturelle de notre pays. Le champ artistique, comme la totalité des activités humaines et des secteurs de la société, est confronté à cet impératif démocratique; pas plus qu'un autre, certes, mais pas moins non plus.
Sans doute faut-il mesurer toute la distance qui nous sépare encore de cet objectif, le seul qui vaille en définitive. Non pas pour s'en affliger, mais pour en finir, une fois pour toutes, avec des représentations réductrices, parfois mutilantes. Il en va ainsi de la belle idée d'égalité culturelle. L'accès de tous à la culture n'en épuise ni le sens, ni la portée. C'est désormais l'égalité des expressions culturelles qu'il s'agit de promouvoir concrètement et durablement. A cet égard, la société française doit, comme chacun sait, une part essentielle de sa pluralité culturelle aux migrations qui ont enrichi toutes les étapes de son histoire.
Comment ne pas voir que cette contribution ne reçoit pas, en retour, la place qu'elle mérite? Vous avez été nombreux à le souligner lors de ces deux journées de travaux : tout se passe comme si notre société s'employait à brouiller les pistes, à obscurcir les origines de ce qui la constitue. A cet égard, on sous-estime les dégâts induits par cette posture du refoulement. Car la reconnaissance de notre propre diversité culturelle ne relève pas avant tout d'un devoir moral de réciprocité. Elle est indispensable pour surmonter les principaux points de blocage de la société française. La mémoire volée de la Guerre d'Algérie en constitue malheureusement, aujourd'hui encore, une illustration marquante.
Certes, les chemins à emprunter pour promouvoir le pluralisme culturel font débat. Comment pourrait-il en être autrement au demeurant ? J'aimerais donc, si vous le permettez, apporter très brièvement ma contribution à vos échanges. Nul n'ignore que ce débat, cette quête, sont souvent compromis par une approche simplificatrice, caricaturale. Celle qui préconise le respect des identités culturelles sur le mode de la juxtaposition, de la coexistence silencieuse et muette. Ou, a contrario, celle qui encourage l'intégration à marche forcée des singularités culturelles, dans un modèle universel aussi abstrait qu'inconsistant. Nul besoin d'en dire plus pour comprendre que chaque branche de l'alternative conduit à une impasse. En revanche, il est intéressant de noter que ces deux attitudes procèdent en réalité d'un seul et même contresens magistral sur ce qu'est la culture.
L'une comme l'autre ignorent que la culture incarne la part d'ouverture, de dialogue, de quête de l'altérité, inscrite dans la condition humaine. Le communautarisme bafoue de la sorte l'identité qu'il prétend préserver en lui imposant la fixité. Comme s'il ne fallait pas se transformer sans relâche pour rester fidèle à soi-même.
Dans les entretiens qu'il vient de publier avec Elisabeth Roudinesco, Jacques Derrida fait à ce sujet une remarque stimulante : " Un héritier n'est pas seulement quelqu'un qui reçoit, c'est quelqu'un qui choisit et qui s'essaie à décider ".
Quant aux partisans de l'unité culturelle nationale, ils commettent la même bévue à propos de l'identité. Puisqu'ils ignorent, quant à eux, que l'un ne peut faire l'économie du multiple, que l'unité s'établit toujours sur fond de diversité, par elle et grâce à elle. Dès lors, les responsabilités qui incombent à l'espace public de la culture s'éclairent. Il ne s'agit pas tant de reconnaître la diversité culturelle. Elle est tout bonnement incontournable. Il s'agit de la faire respecter, de créer les conditions du dialogue interculturel ; de passer de la pluralité de fait au pluralisme de droit. Ce cap relève de la politique culturelle au sens le plus noble du terme. Pour l'atteindre, il faut chercher à investir une multitude de registres.
Vous comprendrez aisément, au regard des responsabilités qui m'ont été confiées, que celui du patrimoine, de la mémoire vivante, me tienne particulièrement à cur. Vous lui avez d'ailleurs consacré l'un de vos ateliers. La ville de Lyon et la région Rhône-Alpes sont le cadre d'initiatives marquantes en la matière. Je pense, notamment, au projet "Escales" mis sur pied par l'association "Peuplement et migrations", comme à tous ceux que vous avez évoqués lors de vos travaux, et dont je me réjouis qu'ils reçoivent l'aide de la Direction Régionale des Affaires Culturelles. Ces projets culturels mettent en relief la contribution de la mémoire de l'immigration à notre patrimoine national, à notre mémoire collective.
Cette mémoire est très souvent urbaine, ouvrière. Elle s'enracine dans les quartiers périphériques de nos villes, dans les représentations de leurs habitants. Elle se nourrit de leurs modes de vie, de savoirs faire et d'expériences singulières. C'est une mémoire vivante et fragile tout à la fois. La création peut agir comme le révélateur, au sens photographique du terme, de cette mémoire.
En outre, j'aimerais souligner ce qui constitue à mes yeux l'un des enjeux majeurs du pluralisme culturel. Le dialogue entre les cultures, leur enrichissement mutuel, est l'un des creusets les plus féconds du nouveau rapport entre l'art et la société. A ce titre, la place qu'accordent au dialogue interculturel les espaces indépendants de création, les fabriques, les friches et les squats artistiques qui émergent un peu partout sur notre territoire, ne doit évidemment rien au hasard. Le pluralisme culturel est un terrain de prédilection pour transformer tous azimuts la relation de l'art à la cité. Permettre l'expression culturelle et artistique des populations issues de l'immigration, c'est privilégier leurs singularités, leurs attentes ; c'est viser l'accès au processus même de la création, considérer chacun comme un acteur dans sa rencontre avec l'art, et non pas comme un simple destinataire passif.
Les expériences conduites en la matière, à la "Friche de la Belle de Mai", pour ne retenir que cet exemple, montre à quel point cette démarche correspond à un désir partagé. La recherche de relations interculturelles, de croisements, fait écho à celle de transversalité, du métissage des disciplines et des esthétiques.
De même, en privilégiant l'irrigation et l'inscription dans un territoire, un quartier, une ville, ces nouveaux espaces de la création rencontrent des populations qui se seraient tenues à l'écart de l'art si elles avaient été traitées en simple public. Le développement et l'innovation esthétique des musiques actuelles, des danses urbaines, expriment à mon sens les mêmes virtualités. Ces pratiques artistiques sont en tous points étrangères à l'enfermement identitaire et ethnique dont on les affuble parfois. Il faut respecter le droit fondamental des jeunes d'inventer, dans le champ artistique et culturel comme partout ailleurs, la société de demain. Cela aussi relève d'une politique culturelle ambitieuse, en prise avec la société telle qu'elle est.
C'est pourquoi j'ai signé, aux côtés de Catherine Tasca et de Claude Bartolone une circulaire commune, qui fait de la culture une composante essentielle de la politique de la Ville. Elle insiste notamment sur la nécessité de " promouvoir dans une perspective pluriculturelle l'expression des cultures d'origine des populations issues de l'immigration et d'encourager leur rencontre avec la création traditionnelle ".
De premières avancées en découlent : 80 % des nouveaux Contrats de Ville comportent désormais un volet culturel. La moitié d'entre eux prévoit des actions autour de la mémoire et de l'apport culturel des populations issues de l'immigration. Les mesures financières annoncées tout récemment par le Premier Ministre, dans le cadre du Comité interministériel à la ville, vont nous permettre d'aller plus avant dans cette voie. Le Ministère de la Culture et de la Communication se doit d'intensifier ses efforts de promotion du pluralisme culturel. De solides points d'appui existent pour y parvenir.
Les démarches impulsées par les directions régionales des affaires culturelles, en Provence-Alpes-Côte d'Azur, en région Aquitaine et ici même en témoignent. Quant au soutien accordé aux espaces indépendants, considéré désormais comme une action prioritaire de notre Ministère, il ne peut que contribuer à mon sens au pluralisme culturel.
Pour finir, permettez-moi de mettre en perspective, à la lumière des événements que nous sommes en train de vivre, l'enjeu du dialogue interculturel. Rien, absolument rien ne peut dans une culture, quelle qu'elle soit, attiser la barbarie. Il est absurde de suspecter une culture, une civilisation, de déroger à cette règle. La barbarie plonge ses racines dans les désordres du monde. Le dialogue entre les cultures, d'égal à égal, est au fond le garant ultime de la justice de son ordre.
Je vous remercie de m'avoir écouté.
(source http://www.culture.gouv.fr, le 8 octobre 2001)
Je veux tout d'abord que vous sachiez toute l'importance que j'accorde à ma présence parmi vous aujourd'hui. Deux jours durant, vous avez confronté vos analyses, vos expériences, vos propositions pour bâtir une société de démocratie culturelle. Les thèmes retenus lors des précédentes éditions des Ateliers de l'intégration locale préfiguraient ce débat fructueux. Ce n'est évidemment pas fortuit. Le pluralisme culturel est devenu le défi majeur, l'horizon de la politique culturelle de notre pays. Le champ artistique, comme la totalité des activités humaines et des secteurs de la société, est confronté à cet impératif démocratique; pas plus qu'un autre, certes, mais pas moins non plus.
Sans doute faut-il mesurer toute la distance qui nous sépare encore de cet objectif, le seul qui vaille en définitive. Non pas pour s'en affliger, mais pour en finir, une fois pour toutes, avec des représentations réductrices, parfois mutilantes. Il en va ainsi de la belle idée d'égalité culturelle. L'accès de tous à la culture n'en épuise ni le sens, ni la portée. C'est désormais l'égalité des expressions culturelles qu'il s'agit de promouvoir concrètement et durablement. A cet égard, la société française doit, comme chacun sait, une part essentielle de sa pluralité culturelle aux migrations qui ont enrichi toutes les étapes de son histoire.
Comment ne pas voir que cette contribution ne reçoit pas, en retour, la place qu'elle mérite? Vous avez été nombreux à le souligner lors de ces deux journées de travaux : tout se passe comme si notre société s'employait à brouiller les pistes, à obscurcir les origines de ce qui la constitue. A cet égard, on sous-estime les dégâts induits par cette posture du refoulement. Car la reconnaissance de notre propre diversité culturelle ne relève pas avant tout d'un devoir moral de réciprocité. Elle est indispensable pour surmonter les principaux points de blocage de la société française. La mémoire volée de la Guerre d'Algérie en constitue malheureusement, aujourd'hui encore, une illustration marquante.
Certes, les chemins à emprunter pour promouvoir le pluralisme culturel font débat. Comment pourrait-il en être autrement au demeurant ? J'aimerais donc, si vous le permettez, apporter très brièvement ma contribution à vos échanges. Nul n'ignore que ce débat, cette quête, sont souvent compromis par une approche simplificatrice, caricaturale. Celle qui préconise le respect des identités culturelles sur le mode de la juxtaposition, de la coexistence silencieuse et muette. Ou, a contrario, celle qui encourage l'intégration à marche forcée des singularités culturelles, dans un modèle universel aussi abstrait qu'inconsistant. Nul besoin d'en dire plus pour comprendre que chaque branche de l'alternative conduit à une impasse. En revanche, il est intéressant de noter que ces deux attitudes procèdent en réalité d'un seul et même contresens magistral sur ce qu'est la culture.
L'une comme l'autre ignorent que la culture incarne la part d'ouverture, de dialogue, de quête de l'altérité, inscrite dans la condition humaine. Le communautarisme bafoue de la sorte l'identité qu'il prétend préserver en lui imposant la fixité. Comme s'il ne fallait pas se transformer sans relâche pour rester fidèle à soi-même.
Dans les entretiens qu'il vient de publier avec Elisabeth Roudinesco, Jacques Derrida fait à ce sujet une remarque stimulante : " Un héritier n'est pas seulement quelqu'un qui reçoit, c'est quelqu'un qui choisit et qui s'essaie à décider ".
Quant aux partisans de l'unité culturelle nationale, ils commettent la même bévue à propos de l'identité. Puisqu'ils ignorent, quant à eux, que l'un ne peut faire l'économie du multiple, que l'unité s'établit toujours sur fond de diversité, par elle et grâce à elle. Dès lors, les responsabilités qui incombent à l'espace public de la culture s'éclairent. Il ne s'agit pas tant de reconnaître la diversité culturelle. Elle est tout bonnement incontournable. Il s'agit de la faire respecter, de créer les conditions du dialogue interculturel ; de passer de la pluralité de fait au pluralisme de droit. Ce cap relève de la politique culturelle au sens le plus noble du terme. Pour l'atteindre, il faut chercher à investir une multitude de registres.
Vous comprendrez aisément, au regard des responsabilités qui m'ont été confiées, que celui du patrimoine, de la mémoire vivante, me tienne particulièrement à cur. Vous lui avez d'ailleurs consacré l'un de vos ateliers. La ville de Lyon et la région Rhône-Alpes sont le cadre d'initiatives marquantes en la matière. Je pense, notamment, au projet "Escales" mis sur pied par l'association "Peuplement et migrations", comme à tous ceux que vous avez évoqués lors de vos travaux, et dont je me réjouis qu'ils reçoivent l'aide de la Direction Régionale des Affaires Culturelles. Ces projets culturels mettent en relief la contribution de la mémoire de l'immigration à notre patrimoine national, à notre mémoire collective.
Cette mémoire est très souvent urbaine, ouvrière. Elle s'enracine dans les quartiers périphériques de nos villes, dans les représentations de leurs habitants. Elle se nourrit de leurs modes de vie, de savoirs faire et d'expériences singulières. C'est une mémoire vivante et fragile tout à la fois. La création peut agir comme le révélateur, au sens photographique du terme, de cette mémoire.
En outre, j'aimerais souligner ce qui constitue à mes yeux l'un des enjeux majeurs du pluralisme culturel. Le dialogue entre les cultures, leur enrichissement mutuel, est l'un des creusets les plus féconds du nouveau rapport entre l'art et la société. A ce titre, la place qu'accordent au dialogue interculturel les espaces indépendants de création, les fabriques, les friches et les squats artistiques qui émergent un peu partout sur notre territoire, ne doit évidemment rien au hasard. Le pluralisme culturel est un terrain de prédilection pour transformer tous azimuts la relation de l'art à la cité. Permettre l'expression culturelle et artistique des populations issues de l'immigration, c'est privilégier leurs singularités, leurs attentes ; c'est viser l'accès au processus même de la création, considérer chacun comme un acteur dans sa rencontre avec l'art, et non pas comme un simple destinataire passif.
Les expériences conduites en la matière, à la "Friche de la Belle de Mai", pour ne retenir que cet exemple, montre à quel point cette démarche correspond à un désir partagé. La recherche de relations interculturelles, de croisements, fait écho à celle de transversalité, du métissage des disciplines et des esthétiques.
De même, en privilégiant l'irrigation et l'inscription dans un territoire, un quartier, une ville, ces nouveaux espaces de la création rencontrent des populations qui se seraient tenues à l'écart de l'art si elles avaient été traitées en simple public. Le développement et l'innovation esthétique des musiques actuelles, des danses urbaines, expriment à mon sens les mêmes virtualités. Ces pratiques artistiques sont en tous points étrangères à l'enfermement identitaire et ethnique dont on les affuble parfois. Il faut respecter le droit fondamental des jeunes d'inventer, dans le champ artistique et culturel comme partout ailleurs, la société de demain. Cela aussi relève d'une politique culturelle ambitieuse, en prise avec la société telle qu'elle est.
C'est pourquoi j'ai signé, aux côtés de Catherine Tasca et de Claude Bartolone une circulaire commune, qui fait de la culture une composante essentielle de la politique de la Ville. Elle insiste notamment sur la nécessité de " promouvoir dans une perspective pluriculturelle l'expression des cultures d'origine des populations issues de l'immigration et d'encourager leur rencontre avec la création traditionnelle ".
De premières avancées en découlent : 80 % des nouveaux Contrats de Ville comportent désormais un volet culturel. La moitié d'entre eux prévoit des actions autour de la mémoire et de l'apport culturel des populations issues de l'immigration. Les mesures financières annoncées tout récemment par le Premier Ministre, dans le cadre du Comité interministériel à la ville, vont nous permettre d'aller plus avant dans cette voie. Le Ministère de la Culture et de la Communication se doit d'intensifier ses efforts de promotion du pluralisme culturel. De solides points d'appui existent pour y parvenir.
Les démarches impulsées par les directions régionales des affaires culturelles, en Provence-Alpes-Côte d'Azur, en région Aquitaine et ici même en témoignent. Quant au soutien accordé aux espaces indépendants, considéré désormais comme une action prioritaire de notre Ministère, il ne peut que contribuer à mon sens au pluralisme culturel.
Pour finir, permettez-moi de mettre en perspective, à la lumière des événements que nous sommes en train de vivre, l'enjeu du dialogue interculturel. Rien, absolument rien ne peut dans une culture, quelle qu'elle soit, attiser la barbarie. Il est absurde de suspecter une culture, une civilisation, de déroger à cette règle. La barbarie plonge ses racines dans les désordres du monde. Le dialogue entre les cultures, d'égal à égal, est au fond le garant ultime de la justice de son ordre.
Je vous remercie de m'avoir écouté.
(source http://www.culture.gouv.fr, le 8 octobre 2001)