Interview de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international, avec France Inter le 19 novembre 2015, sur la lutte contre le groupe terroriste Daech, la situation en Syrie et sur la Conférence de Paris sur le climat.

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Média : France Inter

Texte intégral


PATRICK COHEN
On va accueillir à 7h19, le ministre des Affaires étrangères. Bonjour Laurent FABIUS.
LAURENT FABIUS
Bonjour monsieur COHEN.
PATRICK COHEN
Contre les djihadistes, la Russie est notre nouvelle alliée et POUTINE, notre nouvel ami ?
LAURENT FABIUS
Ecoutez, lorsque le président POUTINE a fait la proposition d'une grande coalition, je m'en rappelle très bien, c'était au début septembre, peut-être vous avez ça à l'esprit, nous avions dit le président et moi-même, moi je m'étais exprimé à l'ONU, c'est une bonne idée à condition que la Russie se concentre contre évidemment Daesh et non pas contre les résistants modérés, les rebelles modérés. Il semble que là il y ait eu une évolution, on va le vérifier jeudi puisque nous allons rencontrer le président POUTINE, jeudi, si c'est le cas, ce serait une bonne chose parce qu'il faut unir toutes les forces contre Daesh.
PATRICK COHEN
Donc selon vous ce n'est pas la France qui infléchit sa politique, c'est la Russie ?
LAURENT FABIUS
C'est l'air qu'on entend, la France a infléchi sa politique, je vais être clair là-dessus, en ce qui concerne les frappes contre Daesh, nous n'infléchissons absolument pas notre politique, nous avons commencé en Irak, nous avons continué en Syrie et nous continuerons, donc ça c'est clair et net. En ce qui concerne l'exigence qu'on arrête, ce qu'on appelle les « barrel bombing », il n'y a pas de modification. Là où on peut dire qu'il y a une certaine adaptation, il faut être honnête, c'est que nous avons toujours dit, nous continuons à dire qu'il faut une transition politique parce que nous ne croyons pas du tout que la Syrie peut être unie sous Bachar EL-ASSAD, mais nous ne disons pas que ça doit être la transition politique au début, la transition politique, le président et moi-même nous avons utilisé plusieurs fois l'expression, Bachar ne peut pas être le futur de la Syrie, voilà exactement le point.
PATRICK COHEN
Donc dans cette phase d'actions communes, vous mettez entre parenthèse, vous faites semblant d'oublier le soutien inconditionnel de Moscou à un dictateur qui a fait massacrer son peuple, qui a fait libérer des djihadistes…
LAURENT FABIUS
Non, je ne fais semblant de rien du tout, vous me connaissez, je dis les choses telles qu'elles sont. Mais dans le fracas des attentats, on a oublié la réunion que nous avons eu à Vienne, peut-être que vous, vous ne l'avez pas oublié, samedi dernier où toutes les principales parties prenantes étaient là, notamment la Russie, les Iraniens, nous-mêmes bien sûr, les Américains, et nous avons élaboré une espèce de plan de marche, si on veut aller d'abord vers un nouveau gouvernement, ensuite vers un cessez-le-feu, vers un changement de la Constitution et faire une nouvelle élection. C'est notre position, nous n'oublions absolument rien du tout, absolument rien.
PATRICK COHEN
Avez-vous obtenu des autorités russes la promesse qu'ils ne feront plus la guerre aux forces d'opposition syrienne, aux forces démocratiques ?
LAURENT FABIUS
Ils ne disent pas les choses en de tels termes, ils disent, la discussion porte sur, qui est terroriste ? Nous, nous disons, ceux qui sont les terroristes, c'est Daesh, c'est Jabal Al Nosra et tous leurs alliés. Parfois il y a une tentation pour les Iraniens et les Russes de dire, les terroristes, c'est tous ceux qui sont dans l'opposition à Bachar. Non, donc là il faut mettre les points sur les « i ».
PATRICK COHEN
L'attentat de Charm-el-Cheikh contre l'Airbus russe a fait bouger Moscou, a fait bouger Vladimir POUTINE ?
LAURENT FABIUS
Je pense que oui, je pense que oui, parce que si vous voulez il faut bien voir que la présence des Russes en Syrie, elle représente aussi pour eux un coût considérable. Je ne parle pas seulement du coût financier, mais un coût humain, vous voyez ce qui s'est passé avec l'avion égyptien, et puis il y a un autre problème, je vais essayer de l'expliquer en deux secondes, c'est que si les Russes sont perçus comme étant les soutiens des Chiites, à ce moment-là les Sunnites vont se retourner contre eux et ça présente beaucoup de dangers pour la Russie compte tenu de la composition de sa population. Donc là il y a une ouverture, si on peut dire, des Russes, nous pensons qu'elle est sincère et il faut rassembler toutes nos forces puisque revenons à des choses simples, Daesh, ce sont des monstres, mais ils sont 30 000, si l'ensemble des pays du monde n'est pas capable d'éradiquer 30 000 personnes qui sont des monstres, alors à ce moment-là c'est à ne plus rien y comprendre et la France est absolument déterminée. Nous savons, monsieur COHEN, et il ne faut pas raconter d'histoire aux gens, que le combat sera long, mais nous sommes, le gouvernement français d'une détermination absolue.
PATRICK COHEN
Sur le plan politique, vous avez forcément noté la négociation, on l'a appris cette nuit entre l'armée de Damas et des groupes rebelles syriens dans la région de la Ghouta orientale en vue d'une trêve, d'un cessez-le-feu…
LAURENT FABIUS
Ponctuel…
PATRICK COHEN
… sous l'égide de la Russie.
LAURENT FABIUS
C'est une bonne chose et si vous regardez le communiqué de notre réunion de Vienne samedi, nous disons et nous proposons un processus pour aller vers un cessez-le-feu général, sous l'égide du conseil de sécurité des Nations Unies où siège à titre permanent la France.
PATRICK COHEN
John KERRY a jugé avant-hier que la Syrie n'était peut-être qu'à quelques semaines d'une grande transition, il a raison ?
LAURENT FABIUS
Je pense que John KERRY qui a dit aussi ce jour là ce qu'il pensait de Bachar en des termes extrêmement durs, que je partage, que John KERRY là a été optimiste, j'espère qu'il a raison, mais ça va être quand même très compliqué.
PATRICK COHEN
Autre grande question Laurent FABIUS, question liée aux attentats de vendredi, le contrôle aux frontières avec ces terroristes qui vont et viennent entre la Syrie et l'espace Schengen, sans être repérés, est-ce que la France va demander une révision des règles, un renforcement des contrôles ?
LAURENT FABIUS
Il faut surtout, si les informations qu'on nous donne sont exactes, qu'elles soient appliquées, parce que si monsieur ABAAOUD peut venir de Syrie et traverser plusieurs pays européens sans qu'on le repère, c'est qu'il y a un vrai problème.
PATRICK COHEN
Il n'est pas le seul apparemment dans le groupe de terroristes.
LAURENT FABIUS
Donc il faut d'abord que ces règles soient appliquées, si elles doivent être changées, elles sont changées, mais il faut d'abord qu'elles soient appliquées et d'une manière extrêmement ferme.
PATRICK COHEN
Donc ça va être demandé par la France. La COP21, la société civile, les ONG seront privées de manifestation les 29 novembre et 12 décembre, c'était inévitable, Laurent FABIUS ?
LAURENT FABIUS
Malheureusement oui, nous avons pris deux décisions, la première, c'est de maintenir la COP21, parce que si on regarde quels sont les grands problèmes du 21ème siècle, il y a à coup sûr la lutte contre le terrorisme, mais il y a aussi la lutte contre le changement climatique, même si ce sont des sujets très très différents. Et la COP21, c'est l'occasion, j'espère qu'on va la saisir, que le monde va la saisir pour lutter contre ce changement, donc nous avons maintenu la COP21. Maintenant, il faut qu'elle ait lieu dans des conditions de sécurité renforcées et le gouvernement a pense qu'il n'honorerait pas son devoir de protection s'il laissait les manifestations, grandes manifestations se dérouler. Il y en a deux qui étaient prévues, vous avez cité les dates, et les services de police nous ont dit que ce n'était pas possible d'assurer la sécurité de centaines de milliers de personnes en plein air.
PATRICK COHEN
Oui, parce que c'est des manifestants qui devaient converger du monde entier, on le rappelle.
LAURENT FABIUS
Oui. Et en plus, si vous voulez, il n'y a pas seulement le risque terroriste, il y a aussi le risque de panique, on a vu ça l'autre jour. Donc ce que nous avons fait, et je tiens à être précis, la société civile, les ONG, ont parfaitement leur place dans la COP21 et évidemment y compris sur le site du Bourget ils seront extrêmement présents. Mais la ligne de partage, c'est en ce qui concerne tous les lieux fermés qu'on peut donc sécuriser, oui il n'y a absolument aucun problème, tout sera maintenu, mais en ce qui concerne l'extérieur, on a considéré qu'il y avait une exigence de sécurité qui devait être respectée.
PATRICK COHEN
Vous vous êtes expliqué avec John KERRY sur sa petite phrase concernant l'accord non contraignant sur le climat qui pourrait être conclu à Paris ?
LAURENT FABIUS
Oui, bien sûr. Bien sûr.
PATRICK COHEN
Vous lui avez dit que ce n'était pas heureux ?
LAURENT FABIUS
Les choses sont claires. Je crois que c'est surtout le titre, je crois que c'était dans le FT.
PATRICK COHEN
Ah, c'est la faute des journalistes !
LAURENT FABIUS
Non, non, non mais le titre. C'est ce qu'il m'a dit, c'est ce que m'a dit KERRY. Son sentiment est le suivant. Le traité, il ne peut pas y avoir pour les Américains ce qu'on appelle un traité parce que si c'était un traité, ça a des exigences juridiques pour eux qu'ils ne pourraient pas satisfaire.
PATRICK COHEN
Il faut qu'il passe au congrès.
LAURENT FABIUS
Mais il y aura à l'intérieur de cet accord évidemment des dispositions juridiquement contraignantes. Ce n'est pas une discussion entre gens bien élevés qu'on va avoir. C'est un accord qui doit faire en sorte qu'on ne dépasse pas l'augmentation des températures de deux degrés. Évidemment, c'est difficile d'en parler aujourd'hui mais enfin, il faut quand même le faire. C'est la vie même de l'humanité qui est en jeu. La planète, elle, elle continuera mais si on n'est pas capable de modifier, de lutter contre le changement climatique, à ce moment-là sur le monde entier ça deviendra invivable. Vous avez vu peut-être qu'il vient d'être établi que les dix premiers mois de l'année ont été les plus chauds jamais enregistrés depuis 1880, et cette année sera la plus chaude jamais enregistrée. Donc nous avançons, nous allons tout faire pour que la COP21 soit un succès. Moi-même je pars ce soir et je serai demain en Inde, après-demain en Afrique du Sud, dimanche au Brésil pour parler avec les dirigeants, pour les amener vraiment à pousser dans le bon sens pour la COP21, et nous sommes vraiment très, très mobilisés parce que c'est une affaire absolument essentielle.
PATRICK COHEN
Merci Laurent FABIUS d'être venu ce matin au micro de France Inter.
LAURENT FABIUS
Merci à vous.
Source : Service d'information du Gouvernement, le 24 novembre 2015