Entretien de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international, avec France Info le 19 novembre 2015, sur la lutte contre le terrorisme et la situation en Syrie.

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Média : France Info

Texte intégral


FABIENNE SINTES
Laurent FABIUS, ministre des Affaires étrangères, avec nous, en studio, Jean-François ACHILLI, Guy BIRENBAUM qui sont là aussi. Bonjour Monsieur FABIUS.
LAURENT FABIUS
Bonjour.
FABIENNE SINTES
Et première question à vous, Jean-François.
JEAN-FRANÇOIS ACHILLI
Laurent FABIUS, les enquêtes après les attentats de vendredi, et l'assaut mené hier matin à Saint-Denis, montrent que des terroristes lourdement armés, avec – on le disait à l'instant – peut-être, parmi eux, Abdelhamid ABAAOUD, le commanditaire présumé, eh bien, ces terroristes circulent sans être repérés sur notre sol, vont et viennent entre la Belgique et la France, et arrivent à commettre le pire, Laurent FABIUS. Comment admettre, comprendre une telle situation ?
LAURENT FABIUS
Nous en parlions hier avec Bernard CAZENEUVE, et je veux à cette occasion d'ailleurs commencer par rendre un hommage extrêmement fort à nos forces de l'ordre qui sont très, très courageuses, et qui déploient vraiment toute leur énergie pour venir à bout de ces terroristes. C'est vrai que si les informations sont confirmées, il faut mettre beaucoup de « si » quand même, si ce monsieur ABAAOUD a pu circuler depuis la Syrie jusqu'à l'ensemble de l'Europe et puis à la France, ça veut dire que, il y a des failles dans l'ensemble du système européen, et donc, c'est de ça dont nous parlions avec Bernard CAZENEUVE hier. Il faudra être évidemment beaucoup, beaucoup, beaucoup, beaucoup plus ferme et beaucoup plus resserré.
GUY BIRENBAUM
Quand vous dites « failles », c'est par exemple ces informations que détiennent les Belges, que nous détenons, nous, sans les échanger ?
LAURENT FABIUS
Bon, je ne vais pas rentrer dans toute une série de détails, il faut mettre beaucoup de « si », mais c'est sûr que ce monsieur ABAAOUD, s'il a pu aller de Syrie en passant par des chemins compliqués, mais nécessairement par l'Europe, pour arriver en France, c'est quelque chose qui doit être totalement proscrit.
GUY BIRENBAUM
Il faut s'inquiéter, Laurent FABIUS, pour les jours, les semaines qui viennent, justement…
LAURENT FABIUS
La situation est extrêmement sérieuse, et c'est l'une des raisons pour lesquelles nous n'avons pas autorisé les manifestations, on en parlera peut-être tout à l'heure, de la COP, mais j'entendais, là, les commentaires, je crois qu'il faut rester, à propos d'ABAAOUD, pour le moment, extrêmement prudent, car compte tenu de l'état de corps complètement déchiquetés, on ne savait pas, en tout cas, hier soir, lorsque je me suis informé très précisément, qui étaient les victimes, et même combien ils étaient.
FABIENNE SINTES
Monsieur FABIUS, vous parliez de coopération européenne à l'instant, le problème, c'est…
LAURENT FABIUS
Enfin, les victimes, les gens qui sont morts…
FABIENNE SINTES
On a le sentiment qu'on est un peu tout seul là-dedans quand même, est-ce qu'il y a une vraie volonté européenne, y compris autour de ce fameux PNR, ce fameux fichier qui traîne et qui ne vient pas ?
LAURENT FABIUS
J'espère que oui, parce que, et il y a un Conseil qu'on appelle JAI, c'est-à-dire Justice et Intérieur, qui a lieu vendredi, où la France, le gouvernement français va redemander, j'allais dire exiger maintenant qu'il y ait ce PNR. Parce que, bon, ce qu'on a sous les yeux montre que c'est absolument indispensable. Mais on a quand même des signes, heureusement que les choses sont un peu en train de bouger, par exemple, vous avez vu que nous avons demandé, que pour la première fois, soit actionné un article du traité de Lisbonne, et qui est l'article 42-7, et que nos collègues européens ont accepté. De la même façon, je me trouvais au début de la semaine à Antalya, en Turquie, pour le G20, et j'ai été frappé la solidarité de tous les chefs d'État et de gouvernement qui étaient là, qui n'était pas une solidarité de façade, pourquoi ? À la fois, parce que, ils sont horrifiés par ce qui s'est passé en France, et parce que, maintenant, chacun pense que ça peut lui arriver dans son propre pays, et ça, ça change beaucoup de choses.
FABIENNE SINTES
Et en même temps, une question de Guy BIRENBAUM, juste dans une seconde, Monsieur FABIUS, pardon, et en même temps, Matteo RENZI hier : nous ne sommes pas en guerre. CAMERON : nous ne sommes pas en guerre. Il y a des mots que nos voisins européens ne veulent pas prononcer, de peur de se retrouver dans la situation dans laquelle nous sommes aujourd'hui.
LAURENT FABIUS
Écoutez, j'ai discuté avec les deux, RENZI, Matteo RENZI est tout à fait solidaire de la France, maintenant, c'est vrai que l'Italie n'est pas chez nous. En revanche, David CAMERON est très, très mobilisé, et il m'a dit que l'Angleterre, elle-même, se sentait, non seulement impliquée, mais le cas échéant menacée.
FABIENNE SINTES
Mais pas son opinion. Guy BIRENBAUM…
LAURENT FABIUS
Pas son Parlement, pas son Parlement…
GUY BIRENBAUM
Sur cette mobilisation générale, vous venez de dire sur l'antenne de nos confrères de France Inter, que si l'ensemble des pays du monde n'est pas capable d'éradiquer ou de neutraliser 30.000 personnes, c'est à désespérer, mais comment, Monsieur le Ministre ?
LAURENT FABIUS
Non, je n'ai pas dit : c'est à désespérer, parce que j'ai terminé en disant que notre détermination est totale, et que ça va être long, mais qu'on va les vaincre. Mais je fais une remarque de bon sens, bon. Ce sont des monstres, ils sont 30.000, si vraiment, il y a une volonté, une bonne volonté totale, si on additionne les forces des États-Unis, de la Russie, de la France, de la Grande-Bretagne et des autres, et j'ai vu maintenant que probablement, ils ont exécuté un otage chinois, alors écoutez, c'est là l'appel à la coopération internationale qu'a lancé le président de la République. Il faut de temps en temps revenir à des choses basiques, bon. Ces gens-là veulent nous détruire. Ils veulent que tous ceux qui ne sont pas comme eux ou sous leur joug soient morts. Vous avez peut-être vu la revendication qu'ils ont lancée, c'est incroyable, il faut frapper Paris et la France parce que c'est la capitale de la perversion, vous avez vu ça, bon. Donc il n'y a pas de revendication, il n'y a pas de négociation. Et donc il faut que nous nous unissions tous, et c'est pour ça que les querelles secondaires d'ordre politicien, etc., c'est vraiment de troisième ordre, laissons ça de côté. Il faut s'unir et il faut vaincre ces gens-là.
JEAN-FRANÇOIS ACHILLI
Alors justement, Laurent FABIUS, vous êtes, vous, en première ligne sur le front diplomatique, engagé contre Daesh, et vous avez un certain parlé vrai depuis toujours, ce matin, dans une interview, publiée par Valeurs Actuelles, Bachar El ASSAD, le président syrien, vous invite, le président de la République, François HOLLANDE, et vous-même, au fond, à changer de politique à son égard. Alors, est-ce que le ni Daesh ni Bachar a vécu, qu'est-ce que vous répondez au président syrien ?
LAURENT FABIUS
Écoutez, je ne vais pas faire d'humour sur des sujets aussi dramatiques, mais enfin, la politique de la France, elle n'est pas déterminée par monsieur Bachar El ASSAD, bon. Et je dois dire que j'ai été choqué, je ne suis pas le seul, lorsque j'ai vu un parlementaire français, plusieurs peut-être…
JEAN-FRANÇOIS ACHILLI
Monsieur MARIANI…
LAURENT FABIUS
Discuter avec monsieur Bachar El ASSAD, et l'entendre, sans réagir, ce monsieur Bachar El ASSAD, dire au fond : la France n'a que ce qu'elle mérite. Bon, le lendemain même, je crois, des attentats…
JEAN-FRANÇOIS ACHILLI
Le samedi matin…
LAURENT FABIUS
Bon, donc, alors maintenant, le fond de votre question, c'est : qu'est-ce qu'on fait par rapport à Daesh, qu'est-ce qu'on fait par rapport à Bachar ? Bon, on a toujours dit, on a été parmi les premiers, à lutter contre Daesh et contre Jabhat al-Nosra, parce que ce sont des terroristes qui veulent nous détruire. Bon. Ce n'est pas parce que nous sommes en Syrie qu'ils veulent nous détruire, c'est parce qu'ils veulent nous détruire que nous sommes en Syrie, il ne faut pas inverser l'ordre des choses. D'ailleurs, le premier attentat contre Charlie Hebdo, nous n'étions pas en Syrie. Donc, c'est vraiment nous, notre existence qui est visée. Après, la transition politique, bon, si on veut aller vers l'unité de la Syrie, et que la Syrie retrouve la paix…
JEAN-FRANÇOIS ACHILLI
Ses frontières…
LAURENT FABIUS
Et ses frontières, ce n'est évidemment pas monsieur Bachar El ASSAD, qui est jugé comme le principal responsable de tout ça, qui va être l'avenir de la Syrie. Le président de la République et moi-même, nous avons plusieurs fois utilisé cette expression. Mais il faut quand même engager des discussions avec l'ensemble des forces en présence, c'est ce que nous faisons, et à Vienne, samedi encore, évidemment, c'est passé inaperçu parce que beaucoup de gens avaient d'autres choses en tête, on le comprend très bien, nous avons décrit avec les Russes, avec les Iraniens, avec les Américains, avec les pays arabes, avec les Turcs, un processus, j'espère qu'il va être suivi, pour aller vers, peu à peu, cessez-le-feu, nouveau gouvernement, nouvelle Constitution, puis, élections. Mais j'espère que ça va être suivi d'effet. Ça reste très compliqué, vous m'avez dit : en général, vous parlez vrai, je parle vrai, ça reste très compliqué et très difficile. Mais nous faisons tout ce que nous pouvons, notamment sur le plan diplomatique. Mardi, le président de la République, et je l'accompagnerai, sera à Washington, jeudi, nous serons en Russie, à Moscou. Et nous essayons d'avancer.
FABIENNE SINTES
En quoi le fait de collaborer avec les Russes ne veut pas dire collaborer avec Bachar El ASSAD ?
LAURENT FABIUS
Eh bien, ce sont deux choses différentes, les Russes, eux…
FABIENNE SINTES
Vous êtes sûr ?
LAURENT FABIUS
Tapent maintenant Daesh, Raqqa, bon. Mais, monsieur Bachar El ASSAD, c'est le président du pays, il a à son débit, si je puis dire, plus de 250.000 morts, et il ambitionne de continuer à conduire son pays. Nous, nous pensons que si on affiche Bachar comme l'avenir de la Syrie, évidemment, on n'arrivera pas à tout ce qu'on veut faire. Donc voilà. Mais pour la lutte contre Daesh, oui, il faut agir avec tous ceux qui le veulent, et si les Russes, comme ça semble être le cas, veulent le faire, c'est une très bonne chose. C'est ce que j'avais dit d'ailleurs avec le président dès le mois de septembre, c'est au mois de septembre où monsieur POUTINE avait fait sa proposition de coalition, de grande coalition, et nous avions répondu : oui, mais à condition que vous ne tapiez pas les résistants modérés à Bachar, mais que vous tapiez Daesh, vous vous rappelez ça ?
FABIENNE SINTES
Oui, oui, absolument, oui, et ce qu'ils commencent à faire extrêmement tardivement nos nouveaux amis russes…
LAURENT FABIUS
Oui, mais vaut mieux tard que jamais. Et on ne va pas non plus être arrogant, mais nous avons montré, je crois, le chemin, en tapant sur Raqqa, qui est la capitale de Daesh.
JEAN-FRANÇOIS ACHILLI
Alors Laurent FABIUS, le gouvernement a fait le choix de maintenir la COP21, le sommet climat, à Paris, est-ce que ce sera une version allégée ou est-ce que tous les rendez-vous, ça dure douze jours, sont maintenus à l'agenda…
LAURENT FABIUS
Non, tout est maintenu, tout est maintenu, bien sûr…
JEAN-FRANÇOIS ACHILLI
Vous êtes sûr que c'est la bonne idée vu le contexte de menaces ?
LAURENT FABIUS
Mais bien sûr, mais non, tout est maintenu dès lors que la sécurité peut être assurée, bon. Et c'est la raison pour laquelle le gouvernement, qui a quand même une tâche de protection de la population, a dit : les deux manifestations qui étaient à l'extérieur, elles, on ne sait pas…
JEAN-FRANÇOIS ACHILLI
Celle du 29 et celle du 12…
LAURENT FABIUS
Du 29 et celle du 12, bon, celles-là, la protection ne peut pas être complètement assurée, donc elle ne peut pas être autorisée. Mais tout le reste, et notamment tout ce qui se passe à l'intérieur, dans les salles, ça va être sécurisé. En ce qui concerne la société civile, les ONG, je veux leur rendre hommage parce qu'elles font preuve d'un grand esprit de responsabilité, elles seront présentes…
JEAN-FRANÇOIS ACHILLI
Elles vous ont écouté…
LAURENT FABIUS
Et au sein même du site du Bourget, il y aura plus de 350 événements, c'est-à-dire, à la fois des débats, des projections, et les ONG seront là, et participeront, et elles doivent le faire, parce que leur rapport est tout à fait essentiel, seulement, notre rôle, en tant que pays invitant hôte, c'est d'assurer la protection, non seulement par rapport à d'éventuels attentats, mais vous avez vu que l'autre jour, il y a eu des scènes de panique, et donc il faut faire très attention à ça. Et que nous dirait-on si nous laissions les manifestations se dérouler et qu'il y avait, j'allais dire des incidents, beaucoup plus que des incidents…
GUY BIRENBAUM
Justement, au Journal officiel de la République française, le 15 novembre, c'est le ministère de la Santé qui sort un arrêté assez inquiétant sur l'utilisation d'un antidote dans le cas d'utilisation d'armes chimiques, et c'est au nom de la COP21 que ce texte est sorti. Est-ce que nous devons nous inquiéter à ce point-là ?
LAURENT FABIUS
Écoutez, il y a, lorsqu'il y a des… comment dire… des occasions ou des manifestations de grande ampleur, des événements de grande ampleur, et la COP va accueillir 40.000 personnes déléguées, et puis, je vous donne cette information, à ce jour, nous avons reçu l'approbation – enfin, le fait qu'ils vont venir – de 137 chefs d'État, 137 chefs d'État et de gouvernement qui vont s'exprimer le premier jour, c'est-à-dire le 30. Bon, il y a des précautions générales à prendre, mais il ne faut pas non plus aller dans le sens de la panique.
GUY BIRENBAUM
Ce n'est pas la panique, c'est le Journal officiel, Monsieur le Ministre.
LAURENT FABIUS
Oui, oui, non, bien sûr. Mais il y a des dispositions générales à prendre, et tout Etat doit les prendre, et les prend.
JEAN-FRANÇOIS ACHILLI
Oui, une dernière question, Laurent FABIUS, les terroristes qui frappent chez nous, sont Français, ils sont Belges, on les entend parfois sur des vidéos, ils sont francophones, est-ce que cela interpelle le responsable politique que vous êtes, et est-ce que quelque chose ne fonctionne plus dans notre société française ?
LAURENT FABIUS
Ah, ça, c'est un grand sujet. Je pense qu'il faut éviter l'amalgame, et ce que veulent les terroristes, c'est faire l'amalgame, quand j'en discutais encore au début de la semaine, là, dans le G20, d'abord, tous les pays sont visés, mais en France, de quoi il s'agit ? Ces terroristes voudraient établir une équation entre musulmans, islamistes, terroristes. Et à partir de là, occasionner non seulement des oppositions, mais pourquoi pas une guerre civile, que, à chaque fois, on rencontre quelqu'un, vous allez dire : ah, quelle est la couleur de sa peau, quelle est son origine, d'où vient-il, quelle est sa religion, et si ce n'est pas la même que moi, à ce moment-là, on s'oppose ; on ne peut pas rentrer là-dedans, d'abord, parce que c'est un mensonge absolu, et donc il faut éviter l'amalgame, il faut pourchasser, chasser, éradiquer, je n'ai pas de mots assez forts, les terroristes, parce que ce sont des monstres, et qui veulent détruire non seulement nous-mêmes, mais notre société. Mais il faut refuser absolument l'amalgame, et il faut continuer à vivre, et ne pas faire précisément ce que ces gens voudraient que nous fassions, c'est-à-dire des oppositions absurdes. Mais de ce point de vue-là, les politiques ont une grande responsabilité. Je n'étais pas là avant-hier à la séance de l'Assemblée nationale, mais il paraît qu'elle était détestable, en revanche, j'étais là hier…
FABIENNE SINTES
Elle l'était…
LAURENT FABIUS
Oui, elle l'était. J'étais là hier, et il faut quand même que les responsables politiques, quel que soit leur bord, montrent qu'ils sont à la hauteur de la situation. En tout cas, pour ce qui concerne le gouvernement, nous sommes d'une détermination inébranlable.
FABIENNE SINTES
Laurent FABIUS, merci beaucoup.
LAURENT FABIUS
Merci à vous.
Source : Service d'information du gouvernement, le 24 novembre 2015