Interview de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international, avec France Inter le 30 novembre 2015, sur la Conférence de Paris sur le climat.

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Média : France Inter

Texte intégral


PATRICK COHEN
Bonjour Laurent FABIUS.
LAURENT FABIUS
Bonjour.
PATRICK COHEN
Ministre des Affaires étrangères et donc président de la COP21. D'abord un sentiment personnel, si vous le permettez, à l'aube d'un événement que vous préparez depuis des mois, c'est une journée qui compte dans la vie d'un responsable politique comme vous ?
LAURENT FABIUS
Bien sûr, bien sûr, c'est une journée qui compte, d'abord parce que c'est la conférence de l'espoir et qui peut changer beaucoup de choses, et puis en tant que président de cette conférence, évidemment, et chargé de la préparer, et puis ensuite de la conduire, c'est un événement très très important, et je vais mettre toutes mes forces pour aider à la réussite.
PATRICK COHEN
Alors, c'est la journée des chefs d'Etat et de gouvernement, et on voit bien que personne, sans doute, ne viendra briser le consensus sur l'absolue nécessité d'un accord. Est-ce que le risque n'est pas que les dirigeants se payent de mots, la force des paroles pour masquer la faiblesse des actes ?
LAURENT FABIUS
Ce qu'on a voulu faire, c'est d'éviter ce que nous appelons dans notre jargon « le fantôme de Copenhague. » Vous vous rappelez peut-être qu'à Copenhague, qui a été un échec, les chefs d'Etat et de gouvernement étaient venus à la fin du processus, à la fin de la conférence, et du coup – il y avait beaucoup de raisons à l'échec – mais l'une des raisons c'était que la négociation n'avait pas beaucoup avancé et qu'à la fin il restait beaucoup de sujets sur la table, et que malgré leur talent, en deux jours, en deux nuits, ils ne sont pas arrivés à régler les problèmes. Et là on a donc pris les choses à l'envers, on a dit il faut que les chefs d'Etat et de gouvernement qui le souhaitent - et ils seront 150, c'est énorme - viennent au début pour donner une impulsion politique, pour nous dire, à nous ministres, négociateurs, « voilà, il faut que vous réussissiez et ensuite c'est notre travail. »
PATRICK COHEN
Donc il y aura de grandes envolées, des phrases définitives…
LAURENT FABIUS
Ça je ne sais pas, parce que les grandes envolées seront probablement…
PATRICK COHEN
« Notre maison brûle. »
LAURENT FABIUS
Les grandes envolées seront peut-être bridées par le fait que le temps de parole est de 3 minutes, puisque nous avons 150 chefs d'Etat…
PATRICK COHEN
Ça peut permettre de grandes envolées quand même.
LAURENT FABIUS
Oui, mais, ce qui compte, c'est l'impulsion politique, qu'on sente, non seulement dans les délégations, mais partout dans le monde, que ces chefs d'Etat et de gouvernement veulent qu'on aboutisse à un accord universel.
PATRICK COHEN
L'enjeu de cette quinzaine c'est un texte aujourd'hui d'une cinquantaine de pages, qui est en discussion avec des mots, des phrases, entre-crochets, comme autant de points de désaccord. Est-ce que vous nous confirmez, Laurent FABIUS, qu'il y a aujourd'hui 1200 crochets, c'est-à-dire 1200 points à négocier ?
LAURENT FABIUS
Un des participants, qui a le sens de l'humour, me disait qu'il y avait un crochet au début et un crochet à la fin, c'est un peu exagéré, mais c'est vrai que le texte fait 50 pages, à Copenhague il en faisait 300 quand même, et qu'il y a beaucoup beaucoup d'options, comme on dit. Donc, tout le travail de la première semaine, puisqu'il y a deux semaines différentes, va être d'essayer de réduire le nombre de ces options, et j'ai demandé que samedi on puisse me donner un texte avec beaucoup moins d'options, et le travail de la deuxième semaine, à partir de samedi, ce sera de réduire, enfin de trancher encore, les options qui éventuellement resteraient ouvertes.
PATRICK COHEN
1200 crochets, ou 1200 points de désaccord, c'est le décompte qu'a fait, avec Nathalie FONTREL, la Fondation Nicolas HULOT.
LAURENT FABIUS
Il y a cinquantaine de points de désaccord réels, mais c'est déjà énorme.
PATRICK COHEN
Combien ?
LAURENT FABIUS
Une cinquantaine.
PATRICK COHEN
Une cinquantaine.
LAURENT FABIUS
Oui, ça fait beaucoup.
PATRICK COHEN
Dans le texte il n'y a même pas le mot, nous dit-on, « énergies renouvelables », parce que les pays producteurs de pétrole ne veulent pas en entendre parler.
LAURENT FABIUS
Non, mais bien sûr, ça sera… les pays producteurs de pétrole, beaucoup d'entre eux sont très actifs en matière d'énergies renouvelables, j'ai plusieurs exemples à l'esprit. Simplement, ils ne veulent pas que, immédiatement, on remplace leurs productions traditionnelles, gaz, pétrole, charbon, par des énergies renouvelables, et donc il va falloir trouver des formules pour qu'on aille petit à petit vers des énergies décarbonées, qu'on augmente la part des énergies renouvelables, et qu'on aille vers un développement soutenable. Ça c'est un point très important de la négociation.
PATRICK COHEN
Il y a ce texte et puis il y a les engagements nationaux, les engagements de chaque pays, on sait aujourd'hui qu'ils sont insuffisants pour établir l'objectif, c'est-à-dire…
LAURENT FABIUS
Alors soyons précis. Chaque pays a dû remettre une contribution nationale. Sur les 195 pays nous avons aujourd'hui, au moment où je m'exprime, 183 pays qui ont rempli cette mission, ce qui est énorme, et ça représente 95 % des émissions mondiales. Alors que Kyoto, pour donner un ordre de grandeur, c'était 15 %. Donc, ces chiffres-là sont positifs. Mais, mais, mais, quand on additionne tous ces chiffres on évite la catastrophe des 4 degrés, 5 degrés, 6 degrés, mais on n'est pas aux 2 degrés, au 1,5 degré, qui sont indispensables.
PATRICK COHEN
On est à combien, on est à 3, c'est ça ?
LAURENT FABIUS
Oui, les spécialistes disent autour de 3. Et donc, l'un des grands enjeux de cette conférence c'est de trouver des mécanismes qui vont nous permettre de passer de 3 degrés à 2 degrés, ou à 1,5 degré, et en particulier – et moi je serai très très attaché à ça – par des clauses périodiques, c'est ce que disait Bernard GUETTA tout à l'heure, de rendez-vous, on regarde où on en est, quelle est l'évolution de la technologie, est-ce qu'on est en avance, en retard, et où on réajuste en faisant mieux.
PATRICK COHEN
Tous les 5 ans, c'est un bon rythme ?
LAURENT FABIUS
C'est la période qui actuellement tourne dans nos discussions, et j'espère qu'on va y arriver.
PATRICK COHEN
Pour en revenir aux engagements nationaux de chaque pays, qui globalement sont insuffisants, à votre avis, Laurent FABIUS, il faudrait que un, ou plusieurs grands pays, aille au-delà de son engagement, ou de leurs engagements actuels ?
LAURENT FABIUS
Il y a, par exemple le Canada, hier nous étions avec le Premier ministre TRUDEAU, d'ailleurs vous l'avez reçu à votre micro, qui envisage effectivement de rectifier son engagement national, mais ce qu'il faut c'est qu'assez vite on refasse un bilan et qu'on donne la possibilité, certains disent l'obligation, de revoir les choses à la hausse.
PATRICK COHEN
Mais, dans les engagements…
LAURENT FABIUS
Ça concerne tout le monde.
PATRICK COHEN
Ça concerne tout le monde, et donc chaque pays est invité, et notamment les grands pays, à aller plus loin.
LAURENT FABIUS
Bien sûr, bien sûr.
PATRICK COHEN
Qu'est-ce qui… vous ne pouvez pas aujourd'hui définir des priorités ou désigner des pays qui à vos yeux n'en font pas assez ? Vous êtes un arbitre.
LAURENT FABIUS
Je ne vais pas le faire parce que, d'abord il faut que je reste impartial, et en plus la méthode qui consiste à dire ce pays-là ne fait pas ce qu'il faut, je crois que ce n'est pas efficace. Donc, ce qu'il faut, c'est convaincre tout le monde d'aller dans le bon sens, et de montrer que c'est l'intérêt de chaque pays, pas simplement de la collectivité Humanit, mais l'intérêt de chaque pays.
PATRICK COHEN
On va marquer une pause pour écouter la revue de presse d'Hélène JOUAN, Laurent FABIUS, et on vous retrouve dans quelques instants avec des questions aussi sur l'enjeu diplomatique de cette journée.
LAURENT FABIUS
Volontiers.
PATRICK COHEN
Beaucoup de chefs d'Etat et de gouvernement sont rassemblés, il y a des rencontres importantes qui pourraient avoir lieu, on sera en train de vous questionner tout à l'heure avec Bernard GUETTA.
Source : Service d'information du Gouvernement, le 1er décembre 2015