Texte intégral
Q - Quelles sont les dernières nouvelles des otages des Philippines ?
R - Les dernières nouvelles c'est que le gouverneur de la région a démenti l'annonce qui avait été faite dans la nuit par la guérilla selon laquelle deux otages étrangers, sans que l'on sache lesquels, seraient morts, l'un d'une balle perdue, l'autre d'une crise cardiaque. Le gouverneur, qui s'est exprimé depuis la ville de Jolo, a dit que c'était faux. Le gouvernement de Manille, lui-même, n'a pas l'air d'être tout à fait sûr de la situation. Donc je veux espérer que c'est le démenti du Gouverneur qui est le plus proche de la situation du drame et qui a raison.
Q - C'est-à-dire qu'ils seraient tous vivants pour le moment ?
R - Manifestement, il y a eu des incidents, une action militaire en dépit de ce que j'avais demandé au ministre philippin dès le début, et en dépit de ce que le président de la République a demandé aux Philippins.
Q - N'entreprendre aucune action mettant en danger la vie des otages.
R - Exactement, pour essayer de traiter cela avec sang-froid, tact et patience. Il y a certainement eu quand même des escarmouches impliquant des militaires. Je dois vous dire que le gouvernement est totalement mobilisé sur cette affaire, que mon ministère est totalement mobilisé. Il y a chez nous une direction des Français de l'étranger et des étrangers en France qui a un bureau spécialisé dans ces questions. J'ai envoyé un autre directeur, le directeur d'Asie, qui va venir compléter et renforcer le travail de l'ambassade.
Q - Mais où ira-t-il ? Dans l'île de Jolo ?
R - Il commence par aller à Manille, puis il ira voir l'ambassadeur avec les autorités philippines, comme le font les Allemands ou d'autres pays qui ont des ressortissants et avec lesquels nous sommes en liaison. Il faut donc savoir qu'il y a chez nous une machine qui se met en marche tout de suite. On a un service qui donne, par exemple, constamment sur Internet des conseils aux voyageurs a propos de tous les sites dangereux dans le monde. Et quand malheureusement il y a un drame de ce type, nous sommes tous sur le pont jusqu'à ce que l'affaire soit réglée.
Q - Ce sont des faits tragiques qui se déroulent dans une lointaine petite île, Jolo, à 10 000 km d'ici, encerclée par l'armée philippine.
R - Oui, mais dans le monde actuel, il n'y a rien de lointain - en tout cas en termes touristiques. Le problème c'est que nous sommes dans une zone du sud des Philippines qui est en insurrection depuis des années, avec des mouvements musulmans à la fois extrémistes et indépendantistes dans cette région de Mindanao et le gouvernement central de Manille n'a pas tellement de pouvoir sur tout cela. Mais nous faisons tout et nous ferons tout pour qu'ils s'en sortent bien.
Q - Peut-il y avoir une action concertée des Européens au moins pour obtenir l'évacuation des otages malades ? Est-ce que vous le demandez ?
R - La question c'est de demander à qui ? Demander quoi à qui ? Nous sommes en liaison avec les Allemands qui ont également envoyé des gens et d'autre part un médecin. C'est pour cela que j'envoie mon directeur d'Asie sur place.
Q - N'est-ce pas un peu toujours la même chose ? Quel type de pression peut-on exercer avec efficacité contre une dictature ?
R - Là c'est différent, c'est un mouvement insurrectionnel que le gouvernement ne contrôle pas. Dans ces cas-là il n'y a pas de pression directe sur un gouvernement qui puisse être exercée.
Q - Sur le gouvernement des Philippines aussi.
R - Oui mais ce n'est pas un gouvernement de dictature, c'est un gouvernement qui est, lui-même, victime de ces actions puisque ce sont des mouvements indépendantistes extrémistes qui agissent contre eux.
Q - Oui, mais il peut avoir envie d'intervenir militairement pour réduire ce qu'il y a d'organisations insurrectionnelles dans l'île, ou pas !
R - D'où les démarches et les déclarations du président de la République et de moi-même et notre contact avec les Philippins pour qu'ils traitent cela sans maladresse.
Q - Je vous sens inquiet sur le sort des otages.
R - Je suis préoccupé mais je suis mobilisé en même temps.
Q - Je peux dire un mot sur Brice Fleutiaux entre les mains des Tchétchènes puisque l'on parle des otages et des Français. Lui est depuis longtemps entre les mains des Tchétchènes. On a des nouvelles ?
R - Surtout que c'est la Journée de la liberté de la presse. J'allais dire que c'est le moment de penser à lui, mais nous pensons à lui constamment. La même mobilisation que celle que je vous ai décrite s'exerce à son profit jusqu'à ce qu'il ait retrouvé la liberté.
Q - Cela fait deux ou trois mois - c'est inquiétant pour les otages des Philippines - si tout le monde est mobilisé en Europe et que cela donne ces résultats-là !
R - Il ne faut pas comparer. Dans le Caucase, malheureusement, s'était développée une sorte d'industrie du rapt. Des gens sont restés longtemps et sont sortis. En tout cas, nous suivons cela constamment en liaison avec sa famille qui sait bien ce que nous faisons.
Q - Voici donc la Journée mondiale pour la liberté de la presse. Le symbole de cette cause universelle est aujourd'hui le Tunisien Taoufik Ben Brick. Vous avez sans doute vu sa photo placardée dans Paris. Vous demandez au président Ben Ali une solution rapide et humaine. Que voulez-vous dire ?
R - La Tunisie est un pays qui a fait des progrès extraordinaires ces dernières années sur le plan économique. C'est une société évoluée. Nous pensons que c'est tout à fait possible pour la Tunisie, sous la conduite du président Ben Ali, de franchir une étape. Nous acceptons l'idée que la démocratisation se fait par étapes. Après tout, cela s'est passé comme cela pour nous dans notre propre histoire. Nous pensons qu'aujourd'hui la Tunisie est mûre pour cette étape nouvelle et qu'il ne tient qu'aux autorités de montrer leur confiance en elles et leur véritable orientation vers l'Europe, ce qu'elles proclament constamment, et leur relation d'amitié et de confiance avec la France. Nous leur disons, sans esprit d'ingérence et dans un esprit d'amitié pour ce pays : "Vous pouvez franchir une étape !" Il y a là une affaire, qu'il faut régler au plus vite, tout à fait déplorable.
Q - Vous montrez bien que vous ne voulez pas d'ingérence, que la France s'adresse à la Tunisie en amie. Mais pourquoi M. Ben Ali écouterait-il ses amis aujourd'hui plus qu'hier ?
R - Parce qu'il est dans une position où il voit que son pays est fort par sa réussite économique, parce que lui-même a voulu une orientation de la Tunisie vers l'Europe, un accord d'association, il a demandé le soutien de la France pour le signer et que tout cela forme un tout.
Q - Ce qui veut dire que s'il n'applique pas ce qui lui est demandé, peut-être, par une partie de son opinion
R - Sans doute
Q - Ou sans doute.
R - Je ne sais pas si c'est demandé, mais c'est certainement attendu.
Q - Si les Européens se manifestent, comme vous le dites, et qu'il n'écoute pas, qu'est-ce qui se passe ?
R - Je veux croire que ce qui est dit à la Tunisie, aujourd'hui, par les meilleurs amis de la Tunisie sera finalement entendu.
Q - Et quel geste nouveau vous attendez de lui, concrètement ? Vous avez pris tous les ménagements, là, encore ce matin, tout en avançant lentement la pression ?
R - J'ai dit des choses très claires, mais en même temps, nous respectons ce pays. C'est un pays indépendant, c'est un pays souverain, c'est un pays qui se développe à son rythme. Mais dans le rythme, il y a des étapes et les étapes doivent être franchies. Ce n'est pas non plus le statu quo, le processus. Donc, il y a l'occasion, le moment, l'opportunité, je crois, de franchir une étape en matière de modernisation politique et cela doit avoir des conséquences concrètes en matière de liberté de la presse, de liberté d'expression.
Q - S'il ne le fait pas, quelqu'un d'autre le fera ?
R - Ce n'est pas à moi de dire ce que deviendra la Tunisie. C'est aux Tunisiens de déterminer cela. Je sais simplement qu'en amis et compte tenu des liens que nous avons avec eux, de ce qu'ils attendent de nous et de la nature de l'accord qu'ils ont voulu passer avec l'Europe, nous pouvons leur dire, dans le respect mutuel : "Le moment est venu d'avancer".
Q - Aujourd'hui a lieu, à Tunis, le procès de Jelal Ben Brick, le frère. La justice tunisienne est évidemment indépendante. Est-ce que vous lui demandez la libération de Jelal Ben Brick et la clémence ?
R - Je n'ai rien à demander à la justice tunisienne. Je me l'interdis. Je ne le ferais pas en France ou ailleurs. Je souhaite, globalement, dans cette affaire, je l'ai dit, une solution rapide et humaine. Je crois que c'est dans l'intérêt même de la Tunisie.
Q - Et si le frère est libéré et qu'il demande un visa à la France, elle le lui accorde ?
R - Oui, naturellement.
Q - L'ambassadeur de Tunisie en France a protesté contre votre intervention à l'assemblée. Qu'est-ce que vous lui dites ?
R - Il fait son travail. Je n'ai rien à ajouter.
Q - Je parle de l'Europe. Il y a en Europe quelques difficultés. On a l'impression que l'Europe est empêtrée, qu'elle est soumise à une vague d'euroscepticisme. J'ai écouté M. Charles Pasqua, comme beaucoup. Il lance une campagne pour que la France sorte de l'euro et que soit abrogé le Traité de Maastricht. Qu'en pensez-vous ?
R - Je pense qu'au lieu d'apporter une contribution positive aux avancées de l'Europe, il se saisit d'une occasion pour essayer de l'exploiter et en fait de compliquer les choses. Il est évident qu'il n'y a pas le début d'un commencement de solution dans ce type de propositions. Ce qui est vrai, aujourd'hui, en Europe - l'Europe a toujours progressé, malgré l'euroscepticisme ; il y a toujours eu de l'euro-hostilité, de l'euro-scepticisme, de l'euro-indifférence. Mais il y a toujours eu, finalement, plus fort que tout cela, une vision positive, une vision optimiste, une vision constructive, une vision dynamique de l'avenir de l'Europe, et c'est cela qui a prévalu, y compris quand il y a eu par exemple le référendum de Maastricht, après un grand débat démocratique, qu'on n'a pas oublié.
Q - On ne revient pas en arrière. Mais dans ce climat, M. Védrine ...
R - On ne peut pas revenir en arrière. Mais ce qui est vrai aujourd'hui, en Europe, c'est que l'opinion et notamment l'opinion française - d'où ces réactions d'aujourd'hui - prend simplement conscience maintenant d'un problème qui préoccupe les spécialistes, les responsables, depuis des années, qui est de savoir comment concilier notre projet européen, qui doit se poursuivre, et l'élargissement, qui est considéré comme une nécessité absolue, voire une urgence morale et politique par l'ensemble de nos partenaires en Europe.
Q - Mais la France va présider dans deux mois, pour six mois, l'Union européenne. Est-ce que vous pouvez citer un objectif précis, nouveau, une idée neuve pour la France et de la France pour l'Europe ?
R - L'objectif fondamental - c'est le centre de notre action et c'est ce qui est attendu par nos partenaires et par toute cette opinion qui s'interroge un peu aujourd'hui - c'est de faire en sorte que l'Europe puisse marcher, c'est très simple, qu'elle puisse marcher et puisse fonctionner, même après l'élargissement. Parce que si vous parlez Europe sociale ou si vous parlez fiscalité, si vous parlez formation, équivalence des diplômes, si vous parlez sécurité du consommateur, si vous parlez principes de précaution, tout cela suppose que cela marche, que les institutions fonctionnent. On s'aperçoit aujourd'hui, à quinze, avec des institutions conçues pour six, que cela ne va plus, et que cela ira encore moins quand on sera vingt-sept. Donc, ce que les autres attendent de nous, avec une attente qui est à la fois touchante, sympathique, valorisante et un peu inquiétante, parce qu'ils attendent de nous parfois des miracles ....
Q - Papa Noël !
R - Eh oui, ça a un côté comme cela. Ce qu'ils attendent de nous c'est qu'on trouve la solution à ce qui apparaît comme une quadrature du cercle. Donc, nous allons faire tout ce qui dépend de nous avec une énergie constante pour réussir, ce qu'on appelle dans le jargon la concurrence inter-gouvernementale, c'est pour réformer les institutions, et même pour la placer dans une perspective plus large qui est de savoir comment on pourra faire marcher l'Europe à trente.
Q - Le moteur principal de l'Europe, jusqu'à présent, c'était le couple franco-allemand. Il est en panne.
R - Cela a été le couple franco-allemand, à certains moments.
Q - Cela a été ? C'est fini ?
R - Non, non, non. Ca a été le couple franco-allemand à certains moments, mais il y a des moments dans le passé où le couple franco-allemand n'était pas non plus à l'origine des initiatives. Il y a des moments forts, il y a des moments d'attente.
Q - Mais est-ce qu'il faut relancer la mécanique franco-allemande, et comment, pour faire tomber la méfiance de part et d'autre ?
R - Le moteur franco-allemand est indispensable. On s'aperçoit que quand il n'y a pas de moteur franco-allemand, les autres dispositifs ne peuvent pas s'y substituer. Je dois dire que nous travaillons d'arrache-pied, avec intensité, avec nos partenaires de Berlin, et notamment depuis un an et demi. Moi j'ai des groupes et des réunions avec M. Fischer ; je dîne avec lui demain soir encore sur ce type de sujet et nous travaillons à ré-élaborer une vision commune franco-allemande de l'Europe à long terme, et si nous, Français et Allemands, nous arrivons à dire : "Voilà comment peut marcher l'Europe, à trente, voilà quel peut être soit le noyau dur, soit tel autre système, soit ce qu'on appelle la géométrie variable, les coopérations renforcées - ce sont des mots de jargon, mais il s'agit de moteur dans tous les cas", si nous y arrivons, nous aurons cette capacité à répondre à toutes les interrogations de l'Europe actuelle.
Q - Merci, M. Védrine, et agissez déjà ensemble, Français et Allemands, pour les otages aux Philippines et pour la démocratisation de la Tunisie.
R - Merci de vos bons conseils./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 5 mai 2000)
R - Les dernières nouvelles c'est que le gouverneur de la région a démenti l'annonce qui avait été faite dans la nuit par la guérilla selon laquelle deux otages étrangers, sans que l'on sache lesquels, seraient morts, l'un d'une balle perdue, l'autre d'une crise cardiaque. Le gouverneur, qui s'est exprimé depuis la ville de Jolo, a dit que c'était faux. Le gouvernement de Manille, lui-même, n'a pas l'air d'être tout à fait sûr de la situation. Donc je veux espérer que c'est le démenti du Gouverneur qui est le plus proche de la situation du drame et qui a raison.
Q - C'est-à-dire qu'ils seraient tous vivants pour le moment ?
R - Manifestement, il y a eu des incidents, une action militaire en dépit de ce que j'avais demandé au ministre philippin dès le début, et en dépit de ce que le président de la République a demandé aux Philippins.
Q - N'entreprendre aucune action mettant en danger la vie des otages.
R - Exactement, pour essayer de traiter cela avec sang-froid, tact et patience. Il y a certainement eu quand même des escarmouches impliquant des militaires. Je dois vous dire que le gouvernement est totalement mobilisé sur cette affaire, que mon ministère est totalement mobilisé. Il y a chez nous une direction des Français de l'étranger et des étrangers en France qui a un bureau spécialisé dans ces questions. J'ai envoyé un autre directeur, le directeur d'Asie, qui va venir compléter et renforcer le travail de l'ambassade.
Q - Mais où ira-t-il ? Dans l'île de Jolo ?
R - Il commence par aller à Manille, puis il ira voir l'ambassadeur avec les autorités philippines, comme le font les Allemands ou d'autres pays qui ont des ressortissants et avec lesquels nous sommes en liaison. Il faut donc savoir qu'il y a chez nous une machine qui se met en marche tout de suite. On a un service qui donne, par exemple, constamment sur Internet des conseils aux voyageurs a propos de tous les sites dangereux dans le monde. Et quand malheureusement il y a un drame de ce type, nous sommes tous sur le pont jusqu'à ce que l'affaire soit réglée.
Q - Ce sont des faits tragiques qui se déroulent dans une lointaine petite île, Jolo, à 10 000 km d'ici, encerclée par l'armée philippine.
R - Oui, mais dans le monde actuel, il n'y a rien de lointain - en tout cas en termes touristiques. Le problème c'est que nous sommes dans une zone du sud des Philippines qui est en insurrection depuis des années, avec des mouvements musulmans à la fois extrémistes et indépendantistes dans cette région de Mindanao et le gouvernement central de Manille n'a pas tellement de pouvoir sur tout cela. Mais nous faisons tout et nous ferons tout pour qu'ils s'en sortent bien.
Q - Peut-il y avoir une action concertée des Européens au moins pour obtenir l'évacuation des otages malades ? Est-ce que vous le demandez ?
R - La question c'est de demander à qui ? Demander quoi à qui ? Nous sommes en liaison avec les Allemands qui ont également envoyé des gens et d'autre part un médecin. C'est pour cela que j'envoie mon directeur d'Asie sur place.
Q - N'est-ce pas un peu toujours la même chose ? Quel type de pression peut-on exercer avec efficacité contre une dictature ?
R - Là c'est différent, c'est un mouvement insurrectionnel que le gouvernement ne contrôle pas. Dans ces cas-là il n'y a pas de pression directe sur un gouvernement qui puisse être exercée.
Q - Sur le gouvernement des Philippines aussi.
R - Oui mais ce n'est pas un gouvernement de dictature, c'est un gouvernement qui est, lui-même, victime de ces actions puisque ce sont des mouvements indépendantistes extrémistes qui agissent contre eux.
Q - Oui, mais il peut avoir envie d'intervenir militairement pour réduire ce qu'il y a d'organisations insurrectionnelles dans l'île, ou pas !
R - D'où les démarches et les déclarations du président de la République et de moi-même et notre contact avec les Philippins pour qu'ils traitent cela sans maladresse.
Q - Je vous sens inquiet sur le sort des otages.
R - Je suis préoccupé mais je suis mobilisé en même temps.
Q - Je peux dire un mot sur Brice Fleutiaux entre les mains des Tchétchènes puisque l'on parle des otages et des Français. Lui est depuis longtemps entre les mains des Tchétchènes. On a des nouvelles ?
R - Surtout que c'est la Journée de la liberté de la presse. J'allais dire que c'est le moment de penser à lui, mais nous pensons à lui constamment. La même mobilisation que celle que je vous ai décrite s'exerce à son profit jusqu'à ce qu'il ait retrouvé la liberté.
Q - Cela fait deux ou trois mois - c'est inquiétant pour les otages des Philippines - si tout le monde est mobilisé en Europe et que cela donne ces résultats-là !
R - Il ne faut pas comparer. Dans le Caucase, malheureusement, s'était développée une sorte d'industrie du rapt. Des gens sont restés longtemps et sont sortis. En tout cas, nous suivons cela constamment en liaison avec sa famille qui sait bien ce que nous faisons.
Q - Voici donc la Journée mondiale pour la liberté de la presse. Le symbole de cette cause universelle est aujourd'hui le Tunisien Taoufik Ben Brick. Vous avez sans doute vu sa photo placardée dans Paris. Vous demandez au président Ben Ali une solution rapide et humaine. Que voulez-vous dire ?
R - La Tunisie est un pays qui a fait des progrès extraordinaires ces dernières années sur le plan économique. C'est une société évoluée. Nous pensons que c'est tout à fait possible pour la Tunisie, sous la conduite du président Ben Ali, de franchir une étape. Nous acceptons l'idée que la démocratisation se fait par étapes. Après tout, cela s'est passé comme cela pour nous dans notre propre histoire. Nous pensons qu'aujourd'hui la Tunisie est mûre pour cette étape nouvelle et qu'il ne tient qu'aux autorités de montrer leur confiance en elles et leur véritable orientation vers l'Europe, ce qu'elles proclament constamment, et leur relation d'amitié et de confiance avec la France. Nous leur disons, sans esprit d'ingérence et dans un esprit d'amitié pour ce pays : "Vous pouvez franchir une étape !" Il y a là une affaire, qu'il faut régler au plus vite, tout à fait déplorable.
Q - Vous montrez bien que vous ne voulez pas d'ingérence, que la France s'adresse à la Tunisie en amie. Mais pourquoi M. Ben Ali écouterait-il ses amis aujourd'hui plus qu'hier ?
R - Parce qu'il est dans une position où il voit que son pays est fort par sa réussite économique, parce que lui-même a voulu une orientation de la Tunisie vers l'Europe, un accord d'association, il a demandé le soutien de la France pour le signer et que tout cela forme un tout.
Q - Ce qui veut dire que s'il n'applique pas ce qui lui est demandé, peut-être, par une partie de son opinion
R - Sans doute
Q - Ou sans doute.
R - Je ne sais pas si c'est demandé, mais c'est certainement attendu.
Q - Si les Européens se manifestent, comme vous le dites, et qu'il n'écoute pas, qu'est-ce qui se passe ?
R - Je veux croire que ce qui est dit à la Tunisie, aujourd'hui, par les meilleurs amis de la Tunisie sera finalement entendu.
Q - Et quel geste nouveau vous attendez de lui, concrètement ? Vous avez pris tous les ménagements, là, encore ce matin, tout en avançant lentement la pression ?
R - J'ai dit des choses très claires, mais en même temps, nous respectons ce pays. C'est un pays indépendant, c'est un pays souverain, c'est un pays qui se développe à son rythme. Mais dans le rythme, il y a des étapes et les étapes doivent être franchies. Ce n'est pas non plus le statu quo, le processus. Donc, il y a l'occasion, le moment, l'opportunité, je crois, de franchir une étape en matière de modernisation politique et cela doit avoir des conséquences concrètes en matière de liberté de la presse, de liberté d'expression.
Q - S'il ne le fait pas, quelqu'un d'autre le fera ?
R - Ce n'est pas à moi de dire ce que deviendra la Tunisie. C'est aux Tunisiens de déterminer cela. Je sais simplement qu'en amis et compte tenu des liens que nous avons avec eux, de ce qu'ils attendent de nous et de la nature de l'accord qu'ils ont voulu passer avec l'Europe, nous pouvons leur dire, dans le respect mutuel : "Le moment est venu d'avancer".
Q - Aujourd'hui a lieu, à Tunis, le procès de Jelal Ben Brick, le frère. La justice tunisienne est évidemment indépendante. Est-ce que vous lui demandez la libération de Jelal Ben Brick et la clémence ?
R - Je n'ai rien à demander à la justice tunisienne. Je me l'interdis. Je ne le ferais pas en France ou ailleurs. Je souhaite, globalement, dans cette affaire, je l'ai dit, une solution rapide et humaine. Je crois que c'est dans l'intérêt même de la Tunisie.
Q - Et si le frère est libéré et qu'il demande un visa à la France, elle le lui accorde ?
R - Oui, naturellement.
Q - L'ambassadeur de Tunisie en France a protesté contre votre intervention à l'assemblée. Qu'est-ce que vous lui dites ?
R - Il fait son travail. Je n'ai rien à ajouter.
Q - Je parle de l'Europe. Il y a en Europe quelques difficultés. On a l'impression que l'Europe est empêtrée, qu'elle est soumise à une vague d'euroscepticisme. J'ai écouté M. Charles Pasqua, comme beaucoup. Il lance une campagne pour que la France sorte de l'euro et que soit abrogé le Traité de Maastricht. Qu'en pensez-vous ?
R - Je pense qu'au lieu d'apporter une contribution positive aux avancées de l'Europe, il se saisit d'une occasion pour essayer de l'exploiter et en fait de compliquer les choses. Il est évident qu'il n'y a pas le début d'un commencement de solution dans ce type de propositions. Ce qui est vrai, aujourd'hui, en Europe - l'Europe a toujours progressé, malgré l'euroscepticisme ; il y a toujours eu de l'euro-hostilité, de l'euro-scepticisme, de l'euro-indifférence. Mais il y a toujours eu, finalement, plus fort que tout cela, une vision positive, une vision optimiste, une vision constructive, une vision dynamique de l'avenir de l'Europe, et c'est cela qui a prévalu, y compris quand il y a eu par exemple le référendum de Maastricht, après un grand débat démocratique, qu'on n'a pas oublié.
Q - On ne revient pas en arrière. Mais dans ce climat, M. Védrine ...
R - On ne peut pas revenir en arrière. Mais ce qui est vrai aujourd'hui, en Europe, c'est que l'opinion et notamment l'opinion française - d'où ces réactions d'aujourd'hui - prend simplement conscience maintenant d'un problème qui préoccupe les spécialistes, les responsables, depuis des années, qui est de savoir comment concilier notre projet européen, qui doit se poursuivre, et l'élargissement, qui est considéré comme une nécessité absolue, voire une urgence morale et politique par l'ensemble de nos partenaires en Europe.
Q - Mais la France va présider dans deux mois, pour six mois, l'Union européenne. Est-ce que vous pouvez citer un objectif précis, nouveau, une idée neuve pour la France et de la France pour l'Europe ?
R - L'objectif fondamental - c'est le centre de notre action et c'est ce qui est attendu par nos partenaires et par toute cette opinion qui s'interroge un peu aujourd'hui - c'est de faire en sorte que l'Europe puisse marcher, c'est très simple, qu'elle puisse marcher et puisse fonctionner, même après l'élargissement. Parce que si vous parlez Europe sociale ou si vous parlez fiscalité, si vous parlez formation, équivalence des diplômes, si vous parlez sécurité du consommateur, si vous parlez principes de précaution, tout cela suppose que cela marche, que les institutions fonctionnent. On s'aperçoit aujourd'hui, à quinze, avec des institutions conçues pour six, que cela ne va plus, et que cela ira encore moins quand on sera vingt-sept. Donc, ce que les autres attendent de nous, avec une attente qui est à la fois touchante, sympathique, valorisante et un peu inquiétante, parce qu'ils attendent de nous parfois des miracles ....
Q - Papa Noël !
R - Eh oui, ça a un côté comme cela. Ce qu'ils attendent de nous c'est qu'on trouve la solution à ce qui apparaît comme une quadrature du cercle. Donc, nous allons faire tout ce qui dépend de nous avec une énergie constante pour réussir, ce qu'on appelle dans le jargon la concurrence inter-gouvernementale, c'est pour réformer les institutions, et même pour la placer dans une perspective plus large qui est de savoir comment on pourra faire marcher l'Europe à trente.
Q - Le moteur principal de l'Europe, jusqu'à présent, c'était le couple franco-allemand. Il est en panne.
R - Cela a été le couple franco-allemand, à certains moments.
Q - Cela a été ? C'est fini ?
R - Non, non, non. Ca a été le couple franco-allemand à certains moments, mais il y a des moments dans le passé où le couple franco-allemand n'était pas non plus à l'origine des initiatives. Il y a des moments forts, il y a des moments d'attente.
Q - Mais est-ce qu'il faut relancer la mécanique franco-allemande, et comment, pour faire tomber la méfiance de part et d'autre ?
R - Le moteur franco-allemand est indispensable. On s'aperçoit que quand il n'y a pas de moteur franco-allemand, les autres dispositifs ne peuvent pas s'y substituer. Je dois dire que nous travaillons d'arrache-pied, avec intensité, avec nos partenaires de Berlin, et notamment depuis un an et demi. Moi j'ai des groupes et des réunions avec M. Fischer ; je dîne avec lui demain soir encore sur ce type de sujet et nous travaillons à ré-élaborer une vision commune franco-allemande de l'Europe à long terme, et si nous, Français et Allemands, nous arrivons à dire : "Voilà comment peut marcher l'Europe, à trente, voilà quel peut être soit le noyau dur, soit tel autre système, soit ce qu'on appelle la géométrie variable, les coopérations renforcées - ce sont des mots de jargon, mais il s'agit de moteur dans tous les cas", si nous y arrivons, nous aurons cette capacité à répondre à toutes les interrogations de l'Europe actuelle.
Q - Merci, M. Védrine, et agissez déjà ensemble, Français et Allemands, pour les otages aux Philippines et pour la démocratisation de la Tunisie.
R - Merci de vos bons conseils./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 5 mai 2000)