Entretien de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international, avec TV5 Monde le 26 janvier 2016, sur la coopération franco-indienne, la "Nuit des idées" au Quai d'Orsay, les relations avec l'Iran, la situation en Syrie, la question climatique et sur le partenariat avec les pays africains.

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Média : TV5

Texte intégral


* Inde - COP21 - Relations bilatérales
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Q - Vous rentrez d'Inde, ce sont des enjeux très importants. Pouvez-vous dire aujourd'hui que c'est finalement le succès de la COP21 qui permet aujourd'hui d'avoir un autre dialogue avec l'Inde ?
R - Le succès de la COP21 a été un élément très important, d'abord parce que nous n'aurions pas pu avoir ce succès sans le concours de l'Inde qui n'était pas acquis au départ, mais les Indiens et notamment le Premier ministre Modi m'ont beaucoup aidé. Cela nous permet évidemment d'avoir de nouvelles perspectives.
Classiquement avec l'Inde, nous avons une coopération dans le domaine de la défense, dans le domaine nucléaire aussi, mais là, cela nous ouvre tout le champ des énergies renouvelables. Hier, nous avons inauguré avec le Premier ministre indien ce que l'on appelle l'Alliance solaire internationale, parce que les indiens vont beaucoup développer les énergies renouvelables, alors qu'aujourd'hui leur ressource principale, c'est le charbon. (...).
* Nuit des idées
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Q - La Nuit des idées au Quai d'Orsay demain, c'est à votre initiative ?
On va y parler justement de ces questions-là, des questions de spiritualité, de la place de la France dans le monde ?
R - Bien sûr. Mais on va parler surtout de l'avenir. Je suis frappé du fait qu'il y a peu de débats objectifs, ce sont sans cesse des polémiques, toujours une vision décliniste. Et, là, le projet que nous avons, c'est toute une nuit d'ouvrir le Quai d'Orsay, qui n'est pas tellement habitué à cela, pour que des grands intellectuels venus du monde entier viennent traiter des grands problèmes du futur devant le public.
Vous allez avoir, par exemple, Robert Badinter et un juge de la Cour suprême américaine qui vont venir parler : dans un monde de violence, quelle peut être la place de la justice dans le futur ?
Nous allons avoir un grand architecte qui s'appelle Rem Koolhaas qui a complètement bouleversé la conception de la ville, qui va venir parler avec un sociologue, qui s'appelle Latour, qui est un Français, qui a, lui, fait d'autres modifications : dans quel environnement allons-nous vivre ?
Q - On va y parler de citoyenneté, on va y parler de religion...
R - On va y parler de climat aussi. Vous allez avoir de grands spécialistes qui vont nous expliquer ce que nous avons vécu dans la COP21.
Donc, à l'issue de ce débat, ce que je voudrais c'est que l'on ait une vision un peu plus claire et parfois positive, parfois pas positive, sur quel sera notre avenir dans les différents domaines. Comme il y a un succès énorme de ce débat, cette Nuit des idées, il y a 10.000 inscrits...
Q - Avec le soutien de TV5 Monde et partenaire de TV5 Monde...
R - Oui, bien sûr. Et nous allons retransmettre tout cela sur Internet aussi. Et je pense que c'est le rôle de la France ; il n'y a pas tellement de pays qui peuvent organiser très librement, comme cela, des débats.
Et la diplomatie, ce n'est pas simplement la diplomatie de la grande stratégie, ce n'est pas simplement la diplomatie économique que j'ai mise en avant, c'est aussi la diplomatie culturelle, la Francophonie qui rayonne dans le monde, nos établissements d'enseignement.
Je suis sûr que ce sera un grand succès. Et je voudrais qu'ensuite on procède un peu de la même manière dans beaucoup de pays du monde...
Q - ...on parle de onze initiatives l'année prochaine : l'Inde, Cuba...
R - ...La France, c'est un pays d'idées où le débat est libre et l'on peut se tourner sans polémiques vers l'avenir. Et - cela se rapproche de la première série de questions que vous posez - on est dans un monde tellement dangereux, avec des pressions de toutes sortes, qu'il faut que l'on prenne le temps de réfléchir et qu'ensemble l'on réfléchisse à ce que peut être, à ce que doit être notre avenir de manière constructive ; c'est le rôle de la France aussi. (...).
* Iran
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Q - Vous allez par ailleurs recevoir jeudi le président iranien à Paris. Vous avez dit à plusieurs reprises votre vigilance sur le respect de l'accord sur le nucléaire.
R - Oui, on a eu en 2015 deux grands accords mondiaux. Le premier qui était extrêmement spectaculaire, c'est la conférence de Paris, la COP21. Le deuxième c'est l'accord sur le nucléaire iranien. C'est positif parce que tout ce qui peut permettre de limiter la prolifération nucléaire - or c'était cela l'enjeu, l'Iran aura-t-il la bombe ? - et de l'empêcher ; c'est positif. Mais - parce qu?il y a un «mais» - il faut évidemment que l'Iran respecte ses obligations et le souhaitable, c'est qu'à partir du moment où l'Iran entre dans une nouvelle phase, cela se traduise aussi par son comportement dans d'autres aspects de la politique. On pense à la Syrie, on pense aux affaires régionales et cela, on ne le sait pas encore.
En ce qui concerne les relations franco-iraniennes, elles vont redevenir tout à fait normales et c'est une bonne chose que l'on reçoive le président iranien, à la fois pour discuter politique sur la situation régionale avec aussi des aspects économiques importants.
Q - Les aspects économiques avec des contrats de vente Airbus, qu'espérez-vous ?
R - J'ai une règle qui me paraît assez salutaire, c'est que c'est seulement quand les choses sont signées que l'on en parle.
Q - Mais on parle de 114 Airbus !
R - Disons que nous avons préparé ce voyage pour que ce soit un succès. (...).
* Syrie - Négociations de Genève - Daech
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Q - Pour la Syrie, il y aura des négociations de paix qui s'ouvriront vendredi sous l'égide de l'ONU, qu'en attendez-vous ?
R - Nous espérons qu'elles s'ouvriront. J'ai beaucoup travaillé, tout en étant en Inde, à ce sujet ; hier j'étais plusieurs fois au téléphone avec John Kerry le ministre américain, et au moment où vous m'interrogez - nous sommes mardi matin - j'aurai dans la journée à la fois Sergueï Lavrov, le ministre russe, le chef de l'opposition modérée, M. Hijab, et Staffan de Mistura qui est chargé de suivre ce dossier pour le compte de l'ONU.
Ce que nous souhaitons, c'est que les négociations s'ouvrent car la vraie solution du drame syrien - 260.000 morts, la moitié de la population syrienne déplacée ou à l'extérieur, un drame épouvantable - est politique. Il faut donc qu'il y ait des négociations. Mais il y a des questions très difficiles à régler : quelles seront les compositions des délégations ?
Q - ...Quelle opposition présenter ?
R - Autant ce n'est pas à l'opposition de dire qui sera la délégation du gouvernement, autant ce n'est pas non plus au gouvernement syrien de dire qui sera dans la délégation de l'opposition.
Q - Et ce n'est pas encore réglé ?
R - C'est en cours. Il est certain que ce que l'on appelle le «groupe de Riyad» - je n'entrerai pas dans les détails - dirigé précisément par M. Hijab qui est un ancien Premier ministre de Bachar, donc qui connaît très bien la Syrie mais qui, lui, n'a pas accepté l'orientation de Bachar, eh bien ce groupe-là est représentatif.
Il y a une autre question très importante qui est qu'il est très difficile d'avoir des négociations alors que les Russes et les Syriens de Bachar bombardent des villes et des civils innocents. Il y a un autre problème, qui est : quel est le contenu de ces négociations ? Il faut discuter de tout et notamment de ce que l'on appelle le gouvernement de transition, puisqu'à Genève il y a quelques années et récemment à Vienne, nous nous sommes mis d'accord pour qu'il y ait une transition, une nouvelle Constitution et des élections dans les 18 mois. Nous disons, nous Français, que M. Bachar al-Assad ne peut pas être l'avenir de la Syrie dans la mesure où il est responsable de tellement de morts, et que si on veut une unité syrienne, ce n'est pas lui qui pourra l'assurer.
Il faut pourtant qu'il y ait des négociations, c'est difficile bien sûr, mais j'espère que nous pourrons les entamer à partir de vendredi.
Q - Le ministre russe des affaires étrangères disait qu'il refuserait que les Kurdes ne soient pas présents, ce que refusent évidemment les Turcs.
R - Il y a une règle qui est simple, c'est que ce n'est pas à une partie d'imposer le contenu de la délégation à une autre et la diplomatie est un art suffisamment subtil pour que l'on puisse admettre qu'il y ait à la fois des délégations, même si d'autres, qui ne sont pas directement négociateurs, peuvent aussi être consultées.
Q - Le même ministre russe disait que M. Poutine n'avait pas demandé le départ de M. Assad.
R - Je ne suis pas dans ces conversations. Ce que je constate c'est que les Russes soutiennent Bachar al-Assad, c'est certain, et qu'ils nous ont dit qu'ils allaient beaucoup frapper Daech. Chaque fois qu'ils frappent les terroristes de Daech c'est une bonne chose, mais il faudrait qu'ils frappent davantage Daech et qu'ils arrêtent de frapper l'opposition modérée.
Q - Il dit aussi qu'ils ont permis de renverser la situation aujourd'hui.
R - Ils ont certainement secouru Bachar al-Assad bien sûr, mais pour autant, ont-ils vraiment contribué à affaiblir les terroristes de Daech ? C'est une autre affaire.
Q - Et les Russes continuent de bombarder des civils aujourd'hui ?
R - Malheureusement oui ; vous savez qu'il y a des sièges de différentes villes - on a beaucoup parlé de Madaya - ce sont souvent les Syriens du régime, mais le soutien est très fréquemment assuré par les Russes. Les Russes ont un rôle à jouer pour la paix mais ce que nous souhaitons, c'est qu'ils portent leurs forces dans la lutte contre le terrorisme de Daech.
Q - Madaya corridor humanitaire, ce n'est toujours pas en place, est-ce une ville martyre ?
R - Malheureusement. Et l'une des grandes demandes de la France pour ces négociations, c'est qu'avant-même qu'elles ne s'ouvrent, il y ait un arrêt du siège des villes. Ce n'est pas seulement un élément de négociation, c'est une obligation juridique internationale.
Q - L'État islamique a à nouveau publié une vidéo terrifiante menaçant la France, François Hollande a dit sa détermination à lutter contre l'État islamique, contre ce groupe. Sommes-nous en train de gagner cette guerre ?
R - Oui, tous les moyens sont réunis pour cela mais ce sera long. Et puis ils utilisent des techniques - si je puis employer ce terme - qui sont ravageuses, notamment les techniques de destruction humaine, mais aussi des techniques d'intimidation. Il faut donc que le combat contre eux soit à la fois un combat sur le terrain, un combat idéologique et aussi un combat avec des armes nouvelles. On ne peut pas faire l'impasse sur ce qui se passe sur les médias par exemple, non, on ne peut pas faire l'impasse.
Q - Aujourd'hui l'État islamique est une menace, Europol indique que des attaques d'ampleur sont possibles en Europe et qu'elles sont ciblées aujourd'hui.
R - Oui, c'est ce que nous disent beaucoup de services de police et d'intelligence.
Q - On a vu l'Afrique touchée, Ouagadougou, à présent c'est le nord du Cameroun avec Boko Haram qui a fait allégeance à l'État islamique.
R - Bien sûr, mais c'est l'une des données tragiques du nouveau terrorisme international qui a la prétention de frapper partout. Ce n'est pas seulement un combat pour la France, c'est bien sûr un combat pour notre sécurité mais toutes les puissances sont concernées.
Je suis extrêmement frappé - par définition, comme ministre des affaires étrangères, je suis tout le temps à travers le monde et quel que soit l'endroit du monde, le premier sujet qu'abordent avec moi les chefs d'État et de gouvernement, c'est cette question du terrorisme car chacun d'entre eux se sent concerné. (...).
* Climat - COP21
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Q - Un dernier mot. Vous êtes président de la COP21 jusqu'à l'automne. Vous le resterez quelles que soient les rumeurs, on parle de remaniement ?
R - Bien sûr. J'ai présidé - et c'était un grand succès et j'en suis extrêmement heureux - la COP21 en décembre. C'est le premier accord universel sur le climat, l'enjeu étant lequel ? L'enjeu étant de savoir si nous pouvons, si nous allons pouvoir, nous et nos enfants, continuer à vivre sur terre. C'est donc probablement le plus grand accord, l'accord le plus important depuis le début du siècle. Donc, cela a été spectaculaire. Mais je reste, de toutes les manières, le président de cette conférence mondiale jusqu'au moment où nous passerons la suite à nos amis marocains.
Q - Quel que soit le remaniement éventuel ?
R - Oui, bien sûr, c'est une fonction, de toutes les manières, internationale, j'ai été élu pour cela, elle est bénévole et je pense que la diplomatie française qui a été saluée doit continuer à être très active dans ce domaine.
* Afrique
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Q - Un mot sur l'Afrique, quelle relation aujourd'hui avec l'Afrique ? Denis Sassou-Nguesso va se présenter au Congo Brazzaville.
R - Pour globaliser, on peut dire que la France a des relations excellentes avec les pays d'Afrique parce qu'ils savent que nous sommes leur partenaires, leurs amis, nous les appuyons. Sur le plan de la sécurité, regardez ce que nous avons fait au Mali, en Centrafrique, nous avons permis qu'ils échappent au terrorisme, même si malheureusement il y a encore telle ou telle attaque. Donc, que ce soit en Afrique francophone, lusophone, anglophone etc. les Africains comptent sur nous. Nous n'avons pas à nous ingérer dans leurs affaires intérieures mais en même temps, on connaît les principes qui sont ceux de la France. On a passé un cap, la Françafrique, c'est absolument derrière nous et c'est très bien. Maintenant, la France considère les différents États africains comme des partenaires et des égaux.
Q - L'appui militaire au Mali a fait ses preuves malgré ces attentats, malgré ce que l'on voit ?
R - Rappelez-vous - parce qu'on a tous la mémoire courte -, c'était il y a trois ans, au mois de janvier, j'étais dans le bureau de François Hollande lorsque le président de transition, qui s'appelait Traoré, l'a appelé et lui a dit : «Monsieur le Président, on vient d'apprendre que les terroristes sont à 200 kms de Bamako, je vous demande d'intervenir». Parce qu'il y avait seulement des éléments français, il n'y avait pas d'autres troupes à proximité. «Si vous ne le faites pas, non seulement demain je serai mort mais les terroristes auront pris l'ensemble du Mali». Nous sommes intervenus. Ensuite, des Africains nous ont aidés, des forces internationales et nous avons pu rétablir la légalité - il y a un président de la République légalement élu, il y a une assemblée -, reprendre le développement, arriver à une paix avec le Nord. Mais, évidemment, on n'a pas éradiqué totalement le terrorisme. Donc, il reste encore des poches et il faut être extrêmement vigilant et actif. (...).
source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 28 janvier 2016