Interview de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international, avec France Culture le 27 janvier 2016, sur la "Nuit des idées" au quai d'Orsay, les relations franco-iraniennes et sur la situation en Syrie.

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Média : France Culture

Texte intégral


GUILLAUME ERNER
Bonjour Laurent FABIUS.
LAURENT FABIUS
Bonjour.
GUILLAUME ERNER
Nous allons parler de cette « Nuit des idées », de la politique étrangère de la France. Nous sommes en compagnie de mes camarades Eric BIEGALA et Benoit BOUSCAREL. Pourquoi avez-vous décidé, Laurent FABIUS, d'organiser cette « Nuit des idées », qui aura lieu, donc, ce soir à partir de 18h00, en partenariat avec l'Alliance française ?
LAURENT FABIUS
Avec l'Institut français. Eh bien parce que… c'est la première fois qu'on fait ça au Quai d'Orsay, le Quai d'Orsay, physiquement, existe depuis Napoléon III, et les salons du Quai d'Orsay ont vu passer beaucoup de gens et beaucoup de traités, mais c'est la première fois que l'on organise cela avec un public large, il y aura à peu près 1 500 personnes, même s'il y a plus de 10 000 personnes qui se sont inscrites, donc on va avoir un léger problème. Pourquoi ? Parce que la diplomatie, la diplomatie insiste beaucoup sur la solution des crises, sur les grands problèmes stratégiques. J'ai insisté, vous le savez, sur la diplomatie économique aussi, mais la diplomatie culturelle, c'est, enfin, la culture, c'est au coeur de la diplomatie, et à la fois notre réseau éducatif, nos mouvements d'idées, la francophonie, etc. Et donc, en liaison avec l'Institut français, j'ai voulu monter cette soirée, cette nuit, d'ailleurs, puisque ça se finira vers 02h00 du matin, en invitant toute une série de grandes personnalités étrangères, pour montrer qu'il n'y a de culture que dans le dialogue et dans l'ouverture, et que la France est un pays qui est très très bien placé pour cela. D'ailleurs, nous sommes sur France Culture, mais je pourrais parler sur France Inter. Pourquoi ? Parce que c'est, j'y ai réfléchi en venant, c'est triplement inter, c'est interdisciplinaire, puisqu'on va parler à la fois de la philosophie, d'économie, de la santé, etc. C'est intergénérationnel, il y a des jeunes et des moins jeunes, et c'est international. Bon. Donc, et la culture c'est tout ça.
GUILLAUME ERNER
Bon, vous allez quand même rester sur France Culture, Laurent FABIUS…
LAURENT FABIUS
Avec plaisir, avec plaisir.
GUILLAUME ERNER
Le rayonnement des intellectuels français, aujourd'hui, est discuté, on soupçonne par exemple notre scène intellectuelle de tirer vers la droite, vers les réactionnaires, qu'en pensez-vous, quel jugement portez-vous ?
LAURENT FABIUS
Vers le déclinisme aussi. Oui, écoutez, c'est un débat, c'est un débat permanent. Bon, je me souviens que même au moment où les intellectuels français rayonnaient à travers le monde, de façon incontestée, DERRIDA, etc., il y avait aussi de grandes contestations. Mais, moi ce que j'ai voulu, c'est, justement, à chaque fois il y a un intellectuel français et aussi un intellectuel, au sens large, étranger. Après, le public sera juge. Prenons des exemples. Je crois que vous allez le recevoir su votre antenne, d'ailleurs, et je vous en remercie beaucoup, ce qu'on appelle Justice BREYER, c'est-à-dire le membre de la Cour suprême américaine, va débattre avec Robert BADINTER, sur l'avenir de la justice. Et ça, ça va être passionnant, parce que ce sont deux personnalités qui à la fois ont exercés des fonctions juridictionnelles, qui en même temps ont réfléchi beaucoup sur la justice, et ils ont choisi, parmi les thèmes de réflexion, comment, dans une période marquée par le terrorisme, la justice et le droit peuvent prévaloir. Vous allez avoir aussi des débats qui vont être vraiment très intéressants, je crois que vous recevez une grande sociologue américaine…
GUILLAUME ERNER
Saskia SASSEN, il y aura également Souleymane Bachir DIAGNE.
LAURENT FABIUS
… qui va débattre avec un homologue français, il y aura, au début de cette nuit des idées, un débat qui sera certainement passionnant, entre Rem KHOOLAAS, qui est le grand architecte d'urbanisme, et puis Bruno LATOUR, et qui ont fait éclater, chacun, leur spécialité, l'un l'urbanisme, l'autre la sociologie, et je pense que, nous ne devons pas être arrogants, nous, Français, mais la France a cette tradition du dialogue avec les autres, et je voudrais qu'à partir de cette « Nuit des idées », le concept de « Nuit des idées » soit porté chaque année, dans chaque pays, par la France.
GUILLAUME ERNER
On a l'impression, Laurent FABIUS, qu'un écart s'est creusé entre les intellectuels et le gouvernement, dans ce pays. Qu'en pensez-vous ?
LAURENT FABIUS
Ou, la mode est plutôt en ce sent, enfin, les intellectuel, disons, ce n'est pas exactement la même chose, les personnalités qui s'expriment dans les journaux…
GUILLAUME ERNER
Pourquoi ? Vous pensez que ce sont des pseudos-intellectuels ?
LAURENT FABIUS
Ah non non non non, ne m'emmenez pas sur ce sujet glissant, je vois à quoi vous faites allusion. Non, moi-même, d'ailleurs, par mon parcours, je me revendique comme un intellectuel, ayant le sens, le goût et la possibilité d'action. Non, pour revenir à votre question, contre le gouvernement, bon, la fonction d'un intellectuel c'est pas d'applaudir nécessairement le gouvernement, mais c'est vrai qu'il y a, c'est un effet de mode, peut-être, plus profond qu'un effet de mode, une tendance à considérer que les idéaux de la gauche sont maintenant dépassés et qu'il faut aller davantage vers la droite. Mais, vous connaissez les mots de COCTEAU sur la mode, et d'autre part, je pense que ça doit être un appel aux intellectuels, se revendiquant des idées progressistes, à approfondir leur propre pensée.
GUILLAUME ERNER
En ce moment même, en France, le président ROHANI, le président iranien est en visite. Cela signifie-t-il que l'Iran soit à nouveau fréquentable, pour vous, Laurent FABIUS ?
LAURENT FABIUS
Eh bien écoutez, en tout cas j'ai fréquenté son ministre des Affaires étrangères pendant déjà trois ans et demi, puisqu'avec lui et les membres permanents du Conseil de sécurité, vous rappeler que nous avons abouti à un accord sur le nucléaire iranien, qui, et ce n'est pas un hasard, est du 14 juillet 2015. Pourquoi ce n'est pas un hasard ? Parce que la négociation se poursuivait, ne finissait absolument pas, et j'ai dit à mes collègues, nous étions six, « écoutez, le 14 juillet c'est la fête nationale, moi je m'en vais ». Bon. Et nous avions quasiment épuisé l'ordre du jour, donc historiquement, ce sera d'un point de vue mnémotechnique, facile. Bon, mais pour être sérieux, pour aller sur le fond, nous avons endigué, et c'était un risque considérable, le risque que les Iraniens possèdent l'arme nucléaire, c'est l'accord, donc, je vous disais, du 14 juillet 2015. A partir de là, c'est vrai que l'Iran est revenu davantage dans la Communauté internationale, ça ne veut pas dire que nous soyons d'accord sur tout, par exemple sur l'action en Syrie, sur l'action au Liban, etc. mais nous avons levé, nous levons les sanctions économiques, et nous discutons avec l'Iran, et le voyage du président ROHANI, avec une délégation extrêmement nombreuse, s'inscrit dans ce cadre. Nous l'avions déjà rencontré, et le président de la République l'avait rencontré à l'étranger, moi-même je suis allé en Iran il y a quelques mois, et là, ce voyage, c'est l'occasion de parler de tous les sujets, c'est-à-dire les sujets internationaux et notamment ce qui se passe dans la région du Proche et du Moyen Orient, de parler aussi de nos relations bilatérales, de parler de ce qui va, de ce qui ne va pas, de parler économie et probablement aussi, pas seulement de parler mais d'essayer d'agir.
GUILLAUME ERNER
Eric BIEGALA.
ERIC BIEGALA
Concrètement, Hassan ROHANI, donc est là à partir d'aujourd'hui. Est-ce que la France va lui demander d'agir, de peser, d'une certaine manière, sur ce régime de Bachar EL-ASSAD, dont il est un des principaux parrains…
LAURENT FABIUS
Bien sûr, bien sûr.
ERIC BIEGALA
… pour que cette négociation débute, et qu'une négociation débute avec des buts relativement clairs et définis. Quelle est la position de la France là-dessus ?
LAURENT FABIUS
Alors, d'abord, sur votre première question, bien sûr qu'on va parler du conflit syrien. Quand je dis conflit, le mot est inadéquat, c'est un drame épouvantable, 260 000 morts, plusieurs millions de personnes syriennes se trouvant à l'étranger, des drames épouvantables, y compris au moment où nous parlons. Les Iraniens sont un acteur important, parce que, soit directement, soit à travers le Hezbollah, ils interviennent au soutien de monsieur Bachar EL-ASSAD, ils ne sont pas les seuls, il y a aussi les Russes. Et la France, son objectif est tout à fait simple, dans ce domaine que dans d'autres, c'est sécurité et paix. Or, il peut y avoir de sécurité et de pays, que s'il y a un accord politique, d'où la négociation. Hier, puisque nous sommes dans le temps réel de l'histoire, nous sommes en train de bâtir l'histoire, j'ai eu successivement au téléphone, mon collègue américain, j'ai eu le négociateur de l'ONU, Staffan de MISTURA, j'ai eu le chef de l'opposition modérée, qui s'appelle monsieur HIJAB, et ce matin, juste après vous avoir quitté, j'aurai au téléphone, Sergueï LAVROV, le Russe. Bon. Ça fait partie des principales parties prenantes. Où en sommes- nous ? Monsieur de MISTURA a envoyé les lettres d'invitation.
ERIC BIEGALA
Dont une lettre d'invitation, on va dire, aux Kurdes, ce qui n'était pas véritablement la chose la…
LAURENT FABIUS
Non, non.
ERIC BIEGALA
Ce sont les forces, syriennes démocratiques, dont les deux tiers…
LAURENT FABIUS
Oui, eh bien, écoutez, ce qu'on appelle le PYD, qui est le groupe kurde qui faisait le plus de problème, monsieur de MISTURA m'a dit qu'il n'avait pas envoyé de lettre d'invitation, et…
ERIC BIEGALA
Pas lui directement, mais disons…
LAURENT FABIUS
Non non. Bon, mais il y a plusieurs problèmes qui se posent, il y en a au moins trois. Le premier problème c'est : qui participe à ces négociations ? Et là il faut être clair, vous me demandez la position française, nous, nous considérons que du côté du gouvernement syrien, ce gouvernement qui choisit sa délégation, du côté de l'opposition, il y a un groupe que l'on appelle le groupe de Ryad, qui est représentatifs, et c'est lui qui doit être le négociateur, et c'est ce qui m'a été confirmé par monsieur de MISTURA, même s'il peut y en avoir d'autres. Donc c'est la première question. La deuxième question, c'est, en ce moment même il y a des bombardements, il y a des villes qui sont affamées, il est évident que la négociation est très difficile, tant qu'il y a cette situation humanitaire.
GUILLAUME ERNER
Justement, Laurent FABIUS, vous avez…
LAURENT FABIUS
Attendez, je vais jusqu'à la troisième condition, si vous me le permettez. La troisième condition, c'est de quoi, enfin, condition, troisième nécessité, de quoi va-t-on discuter ? Nous, nous pensons qu'il faut discuter de tout et en particulier de ce qu'on appelle la transition politique. Et j'ai eu donc monsieur HIJAB qui est le patron de l'opposition, enfin, ce qu'on appelle le groupe de Ryad, qui va répondre à Ban KI-MOON et à de MISTURA ce matin, et ce que j'ai compris, enfin, la position de la France, même si nous ne sommes pas directement dans la négociation, nous l'entourons, c'est « oui à la négociation », parce qu'il faut bien trouver une solution politique, et en même temps il y a des précisions à apporter, sur toutes les questions que je viens d'aborder, c'est-à-dire qui participe vraiment, qu'est-ce qui est fait sur le plan humanitaire, et de quoi va-t-on parler ? Donc, négociation + précision.
GUILLAUME ERNER
Vous avez déclaré : « Bachar EL-ASSAD ne mériterait pas d'être sur la terre », est-ce que vous maintenez ces propos, Laurent FABIUS ?
LAURENT FABIUS
Je crois avoir déclaré cela après avoir visité un camp de réfugiés qui était particulièrement effrayant, et où les personnes qui étaient là-bas mettaient en cause, de manière fondée, directement, Bachar EL-ASSAD. Maintenant, sur le fond, la question est : comment arriver à une Syrie libre, indépendante, qui est l'intégrité de son territoire, où chacun quelle que soit sa religion, quelles que soient ses idées, puisse vivre en paix. Bon. Si on veut arriver à ça, la position constante de la France est de dire qu'il faut une transition politique, un changement de politique, et on ne voit pas, à la fois pour des raisons morales et pour des raisons d'efficacité, comment monsieur Bachar EL-ASSAD, qui est le principal responsable de ces 260 000 mots dont j'ai parlé, on ne voit pas comment monsieur Bachar EL-ASSAD pourrait incarner l'avenir de la Syrie, voilà ce que ça veut dire, au-delà de telle ou telle expression. Et donc, la négociation, dont nous espérons qu'elle va commencer, c'est-à-dire oui à la négociation, mais en même temps il faut des précisions, doit traiter de la question de la transition politique. C'est ce qui était contenu dans ce qu'on appelle « l'accord de Genève I », j'étais présent, c'est moi d'ailleurs qui ait en partie tenu la plume, c'est ce qui figure dans les résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies, et dans les décisions que nous avons prises à Vienne.
BENOIT BOUSCAREL
Une question peut-être qui fait le lien entre l'international et la culture. Votre collègue Fleur PELLERIN, ministre de la Culture, doit prendre aujourd'hui une décision à propos d'un documentaire qui s'appelle « Salafistes », documentaire présenté comme violent et ambigu. Faut-il, à votre avis, interdire ce documentaire, le censurer ?
LAURENT FABIUS
Ecoutez, je ne sais pas, je n'ai pas vu ce documentaire, et donc je ne sais pas exactement comment… c'est un documentaire pour le cinéma ou un documentaire pour la télévision ?
BENOIT BOUSCAREL
Pour le cinéma, qui présente la situation au Mali au moment de l'invasion djihadiste. C'est un documentaire qui a servi à la réalisation du film « Timbuktu. »
LAURENT FABIUS
Je ne peux pas vous donner de sentiment n'ayant pas vu ce document, ce serait tout à fait déplacé de ma part. Mais, si on étend la question, parce que je pense que c'est ça qu'il y a derrière votre interrogation, le combat contre le terrorisme doit être mené non seulement sur le terrain, à la fois d'un point de vue sécuritaire, par les armes, mais aussi d'un point de vue idéologique. Et il faut expliquer, il faut déstructurer, il faut arriver à faire comprendre les mécanismes, et les dérives, et donc ce n'est pas simplement un combat sur le terrain et par les armes, c'est aussi un affrontement des pensées. Alors, la difficulté, j'imagine que c'est ça le sens de l'interrogation que vous formulez, c'est qu'il faut à la fois montrer les mécanismes, qui sont à l'oeuvre, et en même temps ne pas se faire l'apologue, même si l'on est indirectement, ou involontairement…
BENOIT BOUSCAREL
C'est le coeur de la question, oui.
LAURENT FABIUS
Voilà, mais ça il faut voir le document.
GUILLAUME ERNER
Mais pour vous, Laurent FABIUS, il est possible d'expliquer en tout cas le terrorisme sans le justifier ?
LAURENT FABIUS
Alors là vous faites allusion aussi à d'autres phrases. Je ne veux pas me lancer dans ce type de…
GUILLAUME ERNER
Sans se lancer dans les polémiques, comment lutter contre un ennemi qu'on ne comprend pas ?
LAURENT FABIUS
Il faut bien sûr comprendre les mécanismes par lesquels il arrive à enrégimenter. Là je vais vous faire part d'une anecdote personnelle. Parmi les fonctions du Quai d'Orsay il y a le fait que nous sommes chargés, parfois avec le ministère de la Défense, de nous occuper de nos otages pour aller les récupérer, c'est une tâche très lourde, très difficile, avec souvent des réussites et malheureusement parfois des échecs. Et à plusieurs reprises je suis allé récupérer des otages, donc ils étaient otages depuis… alors ça variait, parfois quelques jours, parfois quelques années, et quand c'était très long, évidemment, il y avait un vécu qui était extrêmement lourd. Et j'ai discuté, en les ramenant en avion, avec ces otages, et je leur disais toujours « mais, de quoi parliez-vous, quels étaient les mécanismes d'enrégimentement ? » ; et c'était toujours extrêmement simple les réponses qu'ils me faisaient. Il s'agit de jeunes – là donc c'était les gardiens d'otages – et à ces jeunes il était expliqué « les occidentaux sont sur notre territoire, c'est parce qu'ils sont sur notre territoire qu'il y a des problèmes, il faut donc les tuer, les évacuer, et comme ça vous n'aurez plus aucun problème. »
GUILLAUME ERNER
Merci Laurent FABIUS d'avoir été avec nous pour présenter cette « Nuit des idées », un instrument de la diplomatie culturelle française qu'on retrouve cette journée sur France Culture.
Source : Service d'information du Gouvernement, le 28 janvier 2016