Interview de M. Lionel Jospin, Premier ministre, dans "To Vima" du 10 septembre 2001, sur les relations franco-grecques, la construction européenne, la situation dans les Balkans et l'élargissement de l'Union européenne.

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Circonstance : Voyage de M. Jospin à Athènes (Grèce) le 10 septembre 2001-entretien avec le quotidien grec "To Vima"

Média : Presse étrangère - To Vima

Texte intégral

Q - Les relations bilatérales entre la France et la Grèce sont considérées comme excellentes et en plus, vous êtes lié avec votre homologue grec, M. Costas Simitis, par une amitié personnelle. Comment voyez-vous donc une convergence des priorités politiques ou même des initiatives entre les deux pays, bilatéralement et dans le cadre européen ?
R - Il est vrai que j'ai pour votre Premier ministre, Costas Simitis, une longue amitié et beaucoup de respect. Quant à la Grèce, c'est un partenaire majeur et un ami traditionnel de la France. Nos histoires et nos cultures se parlent depuis longtemps, nos peuples ont fait les mêmes choix, nous avons des visions proches de l'avenir. Dès lors, la convergence politique avec la France n'a rien d'étonnant surtout pour moi qui, depuis toujours, aime la Grèce.
Je voudrais citer plus particulièrement trois objectifs politiques :
- Construire une société solidaire sur le fondement d'une croissance économique stable et durable. Pour ce faire, la France comme la Grèce croient évidemment aux bienfaits de l'économie de marché, sans renoncer pour autant au rôle de l'Etat - d'un Etat modernisé - et au maintien de services publics performants.
- Parachever la construction de l'Union européenne. Je relève qu'aujourd'hui la Grèce et la France partagent la même vision de l'Europe future : démocratique et prospère, forte sur la scène internationale, fidèle à ses alliances mais autonome et capable d'agir.
Avec l'entrée en vigueur de l'euro, la mise en place progressive d'un véritable "gouvernement économique" est une priorité pour nous comme pour les Grecs. Sans harmonisation fiscale et sociale notamment, il ne saurait en effet y avoir de véritable solidarité interne à l'Union.
La France et la Grèce sont par ailleurs fortement engagées dans la définition de la Politique européenne de sécurité et de défense. La Grèce est le cinquième contributeur annoncé aux forces européennes. Les actions menées dans les Balkans - au Kosovo comme à Skopje - démontrent la capacité de l'Union à définir et mettre en uvre une politique étrangère globale, qui fait intervenir des éléments à la fois politiques, économiques et militaires.
- Défendre les spécificités culturelles européennes. La promotion de la diversité culturelle est un combat que nous menons en commun, non contre tel ou tel pays ou langue, mais pour valoriser la richesse inhérente à la diversité de nos langues et cultures. C'est pourquoi nous soutenons les "Olympiades de la culture" lancées par le gouvernement grec.
Q - Dans toute l'Europe et en France en particulier il y a un grand débat autour de la globalisation et ses effets négatifs, dans lequel vous êtes vivement impliqué. On a même appris par la presse française que vous préparez un livre sur le sujet. Comment pensez-vous que l'on puisse limiter les effets négatifs de la globalisation, puisqu'on ne peut pas changer le cours des choses, pour augmenter son intérêt et en limiter les dégâts ? Est-ce que la Gauche européenne a un rôle à jouer ?
R - La mondialisation est un fait construit sur la révolution des transports et des communications. Mais ses effets négatifs sont réels et préoccupants, tels l'instabilité financière qui a caractérisé la dernière décennie, le développement d'exclusions au sein même de nos sociétés - du fait notamment de l'effritement des garanties sociales patiemment construites dans les pays les plus développés - et, bien sûr, l'accroissement du décalage en termes de développement entre les pays du nord et les pays du sud.
Pour enrayer ces évolutions, il faut chercher, non pas à contrer la mondialisation, mais à la maîtriser, à la réguler autant que faire se peut. Nous devons refuser tout fatalisme et nous efforcer de stabiliser les marchés financiers, de limiter les effets de la spéculation et de réguler les mouvements internationaux de capitaux. Dans le même temps, il faut veiller à instituer des normes sociales internationalement reconnues, applicables à tous les salariés. C'est ce que l'Europe s'efforce de faire.
La Grèce et la France mènent ensemble ce combat pour une mondialisation maîtrisée, afin d'éviter que des citoyens soient abandonnés au bord du chemin de la croissance et de la modernité ou que notre environnement soit sacrifié.
Q - La construction européenne dans toutes ses étapes importantes, avait comme base le consensus franco-allemand. Etant donné que, dans le débat sur l'avenir de l'Europe, il y a une divergence entre Paris et Berlin, comment pensez-vous qu'on pourrait arriver à la convergence nécessaire pour construire l'Europe de demain ?
R - Au Conseil européen de Nice, en décembre dernier, il a été, en effet, décidé d'engager un large débat sur l'avenir de l'Union en vue d'une réforme substantielle de l'Union en 2004. La concertation entre la France et l'Allemagne n'a jamais été aussi forte sur ces questions. Depuis janvier dernier, les rencontres régulières avec le chancelier allemand et les travaux conduits par les ministres des Affaires étrangères des deux pays permettent des échanges utiles et témoignent de notre volonté commune de rechercher des réponses aux questions qui se posent aux Européens, avec les autres Européens.
Par ailleurs, un large débat public sur le futur de l'Europe a été lancé en France au printemps dernier, reposant sur des forums organisés dans chaque région française ainsi que sur des initiatives prises à la fois par des membres de mon gouvernement, par des élus et par des acteurs de la société civile. J'ai moi-même fait des propositions sérieuses que vos dirigeants connaissent. Nous souhaitons ainsi favoriser une expression aussi large que possible des préoccupations, des attentes et des aspirations des citoyens sur le sens du projet européen et sur l'avenir de l'Europe élargie. Nous tiendrons le plus grand compte des apports de ce débat dans la définition des positions françaises pour la négociation en vue de la CIG de 2004.
Q - Que pensez-vous de la situation dans les Balkans et notamment de la crise dans l'ancienne République yougoslave de Macédoine ? Etes-vous optimiste sur l'application des accords politiques et sur l'avenir de cette petite République ? Pourquoi l'Europe, qui a joué un rôle actif pour la démocratisation de la Yougoslavie, semble tellement réticente à s'engager contre les nationalismes qui veulent le changement des frontières dans les Balkans ?
R - Je suis bien entendu préoccupé par la crise dans l'ancienne République yougoslave de Macédoine. A nouveau dans les Balkans, la coexistence pacifique de diverses populations au sein d'un même Etat est mise en cause, avec le cortège de violences et de rejets habituels. Nous ne l'acceptons pas.
L'avenir de cette République passe aujourd'hui par l'application des accords politiques conclus sous l'égide de l'Union européenne notamment. La France est déterminée, avec toute la communauté internationale, à ce que ceux-ci soient mis en uvre. Je ne sous-estime pas la difficulté à faire vivre ensemble des populations qui se sont affrontées. Mais la marche à suivre est claire aujourd'hui : la paix dans les Balkans passe par le retour des Balkans dans l'Europe, c'est à dire à terme au sein de l'Union européenne.
Il n'y a aucune réticence de l'Europe, et en tout cas pas de la France, à s'engager contre les nationalismes, bien au contraire. L'Union européenne refuse tout changement des frontières internationalement reconnues dans les Balkans qui résulterait du recours à la force. Elle refuse encore plus vigoureusement toute volonté de constituer des Etats "ethniquement purs". La diplomatie européenne, comme elle l'a fait aussi en République fédérale de Yougoslavie après la chute de M. Milosevic, suggère une démarche politique et démocratique en Macédoine depuis l'origine. L'Europe est résolument engagée, en envoyant ses soldats dans le cadre de l'opération de désarmement menée sur le terrain, dans une opération de prévention des conflits qui n'a pas de précédent. La Grèce prend toute sa part à la définition de ces politiques comme aux opérations menées dans la zone : sa contribution, compte tenu de sa connaissance irremplaçable du terrain et des hommes, est précieuse. Nous savons néanmoins que la solution de cette crise est essentiellement politique.
Q - Concernant Chypre, à Helsinki, il a été décidé que la solution de son problème politique ne se posait pas en tant que condition à son adhésion à l'Union européenne. Les réactions de M. Denktash et de la part des officiels turcs sont très vives à l'égard de cette perspective. Pensez-vous que l'Europe va tenir ses décisions malgré ces réactions ? Que pensez-vous de la perspective européenne de la Turquie elle-même ?
R - Il n'y a aucune raison de revenir sur la décision d'Helsinki, dont la France s'est réjouie. Le problème chypriote doit être réglé dans le respect des décisions du Conseil de sécurité de l'ONU. Nous soutenons les efforts du Secrétaire général et de son représentant spécial M. de Soto - qui sera d'ailleurs à Paris dans les jours qui viennent - et nous nous réjouissons des perspectives de reprise des conversations sou son égide.
Un règlement politique de la question chypriote, que nous appelons vivement de nos vux, ne pourra que faciliter l'adhésion de Chypre à l'Union européenne. Je me félicite, d'ailleurs, de constater les progrès dans les négociations des chapitres entre Chypre et la Commission européenne.
La Turquie est maîtresse de son destin. Elle a fait le choix de l'Europe, ce que justifient son importance dans l'histoire de ce continent, son poids économique, sa position stratégique et ses liens déjà anciens et profonds avec l'Union européenne. Sa volonté de poursuivre cette histoire commune a été réaffirmée. Les Quinze ont décidé d'accepter, à Helsinki, en décembre 1999, sa candidature à l'adhésion à l'Union européenne. C'est par la mise en uvre de l'ensemble des valeurs politiques et sociales propres à l'Europe que la perspective européenne de la Turquie pourra s'affermir. Il lui appartient donc de poursuivre dans la voie des réformes dans lesquelles elle s'est engagée
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 14 septembre 2001)