Déclaration de M. Jean-Marc Ayrault, ministre des affaires étrangères et du développement international, sur la construction européenne, à Berlin le 11 mai 2016.

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Circonstance : Remise du prix «Otto-Wels - prix pour la démocratie», à Berlin (Allemagne) le 11 mai 2016

Texte intégral


Cher Thomas Opperman,
Monsieur le Ministre fédéral des Affaires étrangères, Cher Frank-Walter Steinmeier,
Cher Franz Müntefering, je suis heureux de te revoir,
Honorables Mesdames et Messieurs, mes chers Amis,
Lorsque mon homologue et ami Frank-Walter Steinmeier m'a fait part de ton invitation à la réception de votre groupe parlementaire, j'ai été honoré et l'ai de suite acceptée car il me semble évident que ce que nous avons en partage doit aujourd'hui être défendu, conforté et mis au service des défis de notre époque.
1. Ce que nous avons en partage, c'est notre histoire, la relation franco-allemande et la social-démocratie. L'Europe leur doit tellement.
Ce qui nous rassemble, c'est d'avoir puisé notre énergie dans le traumatisme des guerres pour offrir un espoir inédit, une promesse européenne.
Une Europe de la prospérité et de la paix, issue d'un compromis historique entre social-démocratie et démocratie chrétienne et bâtie sur des valeurs communes : le respect des droits de l'Homme, un développement économique allant de pair avec la justice sociale et le choix d'un ordre international multilatéral.
Ce qui nous rassemble, c'est l'attachement que nous portons à ce modèle unique au monde.
Ce qui nous rassemble, c'est l'histoire singulière de nos deux pays et leur rôle dans la construction européenne. Ce sont des grandes personnalités - pour vous, Willy Brandt, bien sûr, ou, parmi tant d'autres, Helmut Schmidt qui nous a quittés l'année dernière, et auquel je veux rendre ici un nouvel hommage - ce sont des grandes personnalités qui, en Allemagne comme en France, ont contribué à forger notre identité européenne commune.
Cette histoire nous oblige.
C'est à cette histoire et à ces réalisations que le président Obama a rendu hommage il y a 15 jours à Hanovre. Il est paradoxal, convenons-en, que ce soit le président des États-Unis qui tienne ce discours que peu d'Européens oseraient prononcer aujourd'hui ; vous mis à part.
Pourtant, si l'Europe a des faiblesses, elle doit porter ce discours. Elle doit revendiquer ses valeurs. Elle doit affirmer cette fierté.
J'ai toujours été frappé, dans mes déplacements - que ce soit en tant que Premier Ministre ou Ministre des Affaires étrangères, mais aussi en tant que député ou maire - par l'admiration dont la construction européenne fait l'objet en dehors de notre continent. Partout, l'Europe est une source d'inspiration.
2. Cette construction politique, originale, n'a pas été facile. Elle a été et demeure très débattue. Elle est parfois même combattue. Mais aujourd'hui elle est indiscutablement en danger.
Aujourd'hui, l'Europe est confrontée à des crises d'une ampleur sans précédent, des crises qui se jouent à ses frontières.
Depuis les printemps arabes, que l'Europe n'a pas su anticiper, son voisinage méridional, où s'éternisent des conflits - guerres civiles en Syrie, en Irak et en Libye - est devenu une source de menaces.
Ces conflits jettent des centaines de milliers de réfugiés sur les routes, qui recherchent dans l'Europe un espoir de survie, un espoir d'avenir.
Ces conflits ont aujourd'hui des conséquences directes sur la sécurité de l'Europe et de ses citoyens.
Les attentats de Paris, de Copenhague, de Bruxelles, ont frappé l'Europe dans ce qu'elle a de plus cher : sa jeunesse, son amour de la culture et de la liberté, sa liberté d'esprit, son ouverture sur le monde.
Mais ces attaques ont aussi démontré la solidarité extraordinaire entre nos peuples. Je veux redire ici l'émotion suscitée par le soutien reçu à la suite des attaques lâches de janvier et novembre 2015 et vous exprimer une fois de plus ma gratitude face à cette réaction spontanée, unanime.
Les images des Berlinois sur la Parizer Platz ont une fois de plus prouvé que, lorsque l'essentiel est en jeu, les Européens le ressentent profondément et expriment cet attachement.
Faut-il que cette mobilisation ne soit qu'exceptionnelle ?
Chers amis, Mesdames et Messieurs, c'est une question pour l'Europe.
Car oui, aujourd'hui, notre construction commune, notre Union, fait parfois office de coupable idéal. Cette réponse, aussi simpliste et injuste soit elle, progresse dans chacun de nos pays.
Certains, au Royaume-Uni, vont même plus loin et posent la question de leur appartenance à l'Union européenne.
Partout en Europe, le populisme se nourrit des difficultés quotidiennes des gens, de la peur du déclassement que certains ressentent et de la crise de la représentation politique.
Il se nourrit des doutes, de la peur de l'inconnu et de la tentation de repli sur soi. Nous le voyons dans la réponse à la crise des réfugiés, où certains sont tentés de remettre en cause même nos principes européens.
L'extrême droite constitue pour nous, sociaux-démocrates, un défi particulier car elle va à l'encontre de nos valeurs. Nous devons tenir bon sur ces valeurs, ne jamais faire aucune concession à de telles idéologies, aucune concession. Ce combat est d'autant plus nécessaire qu'une partie des classes populaires et moyennes est séduite par un tel discours, c'est-à-dire une partie de nos électeurs et de nos électrices
Évidemment, nous devons écouter les populations, victimes des mutations du monde. Nous ne devons pas nier leurs inquiétudes. Dans le même temps, nous devons combattre ce populisme.
Nous devons reprendre l'initiative. Nous devons montrer que l'Europe n'est pas le problème mais bien la solution.
Nous devons préserver notre maison commune et créer les conditions pour une Europe politique, qui réponde aux préoccupations des peuples.
Ce travail doit porter tant sur la méthode qui sera la nôtre que sur la force du projet européen que nous devons retrouver.
3. Notre méthode doit être la démonstration que l'action commune nous rend plus forts pour répondre aux crises auxquelles nous sommes confrontés. Nous devons nous emparer des difficultés et agir.
C'est ce que nous nous efforçons de faire avec Frank-Walter sur la scène internationale. A Kiev le 22 février dernier, c'était quelques jours seulement après mon retour au gouvernement, à Tripoli le 16 avril, au Mali et au Niger la semaine dernière, nous agissons ensemble sans relâche à résoudre des crises.
C'est ensemble que nous agissons pour soutenir le gouvernement d'entente nationale en Libye. C'est ensemble que nous agissons pour la trêve et la reprise des négociations en Syrie - j'étais déjà à Berlin la semaine dernière à ce sujet, Frank-Walter était à Paris à la réunion ministérielle des pays affinitaires organisée lundi et nous nous retrouverons à Vienne la semaine prochaine.
Vous connaissez mon attachement à cette méthode franco-allemande. J'ai la conviction que nos pays doivent faire davantage encore. Que nos pays peuvent faire davantage encore. Tout simplement car il s'agit d'une condition pour le succès de l'Europe.
Évidemment, en matière de relations franco-allemandes, certains diront que beaucoup a déjà été fait et que nous sommes tombés dans une forme de routine. A nous de réfléchir ensemble pour adapter nos mécanismes de consultation pour qu'ils reflètent une nouvelle ambition franco-allemande.
Notre méthode, c'est également de faire confiance aux institutions européennes et à la méthode communautaire. Dire qu'il faut des États forts pour une Europe forte, ce n'est pas dire le contraire, c'est être réaliste et vouloir être efficace.
Cette efficacité nous a manqué au cours des derniers mois. Oui, l'Europe a démontré une capacité à prendre des décisions difficiles pendant les crises. Mais elle n'a pas toujours su assurer la mise en oeuvre de ces décisions.
L'exemple le plus évident, c'est bien sûr la réponse à l'afflux massif de réfugiés. Qu'est-ce qui n'a pas fonctionné entre la décision de juillet 2015 et une mise en oeuvre réelle beaucoup trop tardive ? Nous devons nous poser cette question et tirer les leçons des derniers mois.
4. A présent, quel doit être le chemin pour la prochaine décennie ? Quel doit être notre projet commun ? Quel doit être l'idéal européen ?
En réponse à ces interrogations, je voudrais vous citer cette formule : «déterminés à promouvoir le progrès économique et social de leurs peuples, compte tenu du principe de développement durable...».
Nous avons peut-être oublié ces paroles - pas vous, certainement - mais c'est tout simplement un objectif issu de nos traités. Je voulais le répéter, car il est trop souvent oublié, parfois même au sommet des États, et c'est dommage, car nous avons un idéal, nous avons un but. Rendons le très concret pour les hommes et les femmes et peut-être alors l'Europe ira-t-elle mieux.
C'est avant tout nécessaire pour que notre modèle puisse s'adapter aux transformations du monde. Pour préserver ce modèle dans les domaines sociaux, environnementaux, éducatifs, culturels, sanitaires, nous devons aborder tous ces défis de front, ensemble.
La question climatique et énergétique, bien sûr prioritaire. A la conférence de Paris, une Europe unie a apporté la preuve de sa force sur la scène internationale. Aujourd'hui, nous devons transformer l'essai en ratifiant au plus vite l'Accord de Paris et par exemple en favorisant les investissements dans les technologies nouvelles.
Le défi du développement de l'Afrique, qui est aussi la meilleure façon de faire face au défi démographique du continent. Nous l'avons vu lors de notre déplacement au Mali et au Niger avec Frank-Walter Steinmeier, il s'agit d'un enjeu économique, humanitaire et sécuritaire central pour l'Afrique, mais aussi pour l'Europe. Nous devons en convaincre nos concitoyennes et concitoyens. Ce n'est pas si simple, mais nous devons le faire.
Le défi technologique enfin, avec une numérisation de l'économie qui est une formidable opportunité mais aussi un enjeu de sécurité et de protection de la vie privée des citoyens, et une «ubérisation» qui remet en cause nos modèles socio-économiques et crée de l'angoisse et de la peur Nous devons bien le comprendre et non répéter que les gens ne comprennent pas. C'est une question pour leur quotidien et c'est notre devoir d'en parler.
Ces défis nous posent la question de la régulation, qui doit répondre à un monde qui paraît de plus en plus désordonné et qui ne doit pas être dirigé par la seule loi de la concurrence et des marchés financiers. C'est aussi un objectif pour les socio-démocrates. Dans ce contexte, c'est une évolution que nos sociétés refusent, on le voit bien dans les oppositions à un TTIP qui cristallise les inquiétudes de nos peuples. Nous devons aussi apporter une réponse à de telles questions.
Seules des règles claires, justes qui s'appliquent à tous et qui tiennent compte des identités de chacun - je pense par exemple aux enjeux culturels - apporteront la confiance nécessaire et permettront de renforcer notre modèle européen face aux évolutions du monde.
Mes très chers Dames et Messieurs, Chers Amis,
C'est une conviction : la social-démocratie, bien que parfois en crise, n'est pas dépassée. C'est une idée du présent et une idée d'avenir, une mission que Jacques Delors définissait comme la recherche du compromis le plus avantageux pour les salariés «entre le capital et le travail, le marché et l'État, la liberté (d'entreprendre) et la solidarité».
Cette mission doit être plus que jamais d'actualité. Il nous revient à nous, sociaux-démocrates, Français et Allemands, de réinventer ce compromis historique.
Face à des défis globaux, nombre de réponses ne peuvent être qu'européennes. Le moment est venu, pour nous Français et Allemands, de porter de nouvelles initiatives, de définir de nouveaux chemins. Nous ne devons pas manquer ce rendez-vous historique. C'est ma conviction et j'aurai plaisir et je me réjouis de travailler avec vous, et avec les autres socio-démocrates, mais également avec toutes les autres forces politiques qui croient en l'Europe.
Je vous remercie à nouveau pour votre invitation.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 mai 2016