Interview de M. Michel Sapin, ministre des finances et des comptes publics au journal "Nikkei" le 18 mai 2016, sur les priorités de la France pour le prochain "G7", sur la coopération industrielle avec le Japon, sur les risques de Brexit.

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Média : Nihon Keizai Shimbun (Nikkei) - Nikkei

Texte intégral

Q - Quelles sont les priorités de la France à la réunion des ministres des finances du G7 à Sendai ?
La France participera évidemment activement à la discussion car nous avons besoin dans un monde compliqué, dans un monde en mouvement, d'une coordination, d'une coopération , entre les membres du G7 dans tous les aspects des politiques économiques, monétaires, budgétaires. La France a été très attachée au cours de ces derniers mois et ce à tous les niveaux, au niveau européen comme au niveau du G20, à ce que nous puissions avancer vite sur deux sujets : d'abord le sujet de la lutte contre le financement du terrorisme, et ensuite celui pour plus de transparence fiscale qui doit nous permettre de mieux lutter contre la fraude fiscale des particuliers et l'optimisation fiscale abusive des grandes entreprises. C'est donc ces deux sujets que je porterai plus particulièrement au sein du G7.
Q - Après les deux attentats de 2015, quelles sont, à votre avis, les mesures que nous pourrions prendre au niveau financier pour empêcher de nouveaux attentats ?
Il y a deux types de mesures. La première catégorie de mesures c'est un approfondissement de l'échange d'informations entre les autorités de chacun de nos pays qui sont chargées des renseignements financiers. Pour lutter à la fois contre des mouvements de financement du terrorisme sur certains grands territoires (je pense en particulier à l'Irak, à la Syrie, ou à Boko Haram au Nigeria), mais aussi pour lutter contre le financement du terrorisme sur nos territoires et dans nos pays, nous avons besoin d'un échange totalement confiant, transparent d'informations. Çela, nous pouvons encore l'améliorer même si cela s'est beaucoup amélioré.
La deuxième chose, c'est que nous avons besoin de régulation, d'adopter un certain nombre de règles pour limiter le plus possible l'utilisation de moyens de paiement anonymes. Nous ne pouvons lutter contre le financement du terrorisme que s'il y a des traces de ce financement d'une manière ou d'une autre, et ces traces peuvent exister dès lors qu'il y a des mouvements bancaires, des cartes bancaire etc… Mais il y a certains outils, comme des cartes prépayées anonymes, qui doivent faire l'objet d'une régulation. Là aussi, nous avançons beaucoup au niveau international pour lutter contre ces moyens anonymes de financement.
Q - Quels sont les accords sur le sujet auxquels la réunion du G7 pourrait parvenir ?
Le G7 est là pour redire une détermination politique. Les outils de mise en oeuvre de ces mesures sont des structures de coopération entre nos pays, je pense en particulier à ce qu'on appelle le GAFI en français (FATF en anglais). D'ailleurs je note que son responsable sera présent au G7 pour parler de ces choses-là avec les responsables politiques. Nous avons besoin aussi d'une bonne coopération au niveau de l'OCDE.
En somme : une détermination politique et des outils performants, pour nous permettre vraiment d'avancer.
Q - L'affaire des Panama Papers pousse à s'interroger de nouveau sur le problème des paradis fiscaux, ainsi que sur l'évasion et la fraude fiscale. Selon vous, quelles mesures la communauté internationale doit-elle prendre pour résoudre cette question ?
Dans la lutte contre la fraude fiscale et la lutte contre l'optimisation fiscale abusive par les entreprises au niveau international, un pays tout seul ne peut rien. C'est là encore la coopération internationale qui est le seul moyen de lutter efficacement contre, la fraude et l'optimisation fiscales de particuliers et des entreprises. Je ne reviens pas sur l'aspect moral dont nous avons absolument besoin dans cette période de sortie de crise. Il faut montrer à l'ensemble de nos ressortissants, nos citoyens, que les efforts qui leur sont demandés sont des efforts qui sont justement partagés et que personne n'échappe à ces efforts nécessaires.
Le G20 de Washington a adopté, il y a quelques semaines, une déclaration extrêmement volontariste et il nous faut faire en sorte qu'au niveau du G7 nous appuyions sa mise en oeuvre.
Cela se résume très simplement : nous avons besoin de fixer de nouvelles normes communes, de transparence et d'échanges d'informations, et d'établir des critères pour désigner les pays non-coopératifs avec des contre mesures.
C'est ce que prévoit la déclaration.
Nous avons deux outils diplomatiques pour avancer : le premier c'est l'accord dit « de Berlin », qui est un accord d'échange automatique d'informations s'agissant des personnes, et le second est l'accord issu du G20 sur la transparence des bénéficiaires effectifs des sociétés-écrans, ces entités juridiques qui permettent de dissimuler d'une manière ou d'un autre le bénéficiaire ou le propriétaire.
Voilà nos deux outils juridiques et tous les Etats du monde doivent s'engager en signant ces deux accords.
Pour ceux qui s'y refusent, nous devons aboutir à la création, d'une liste des pays non-coopératifs, avec des contre-mesures, des mesures de sanction vis-à-vis des pays qui auront été inscrits sur cette liste et qui ne chercheront pas, de bonne foi, à rentrer dans le cadre des réglementations internationales. C'est cela qu'il faut que nous fassions.
Q - Et quel rôle pensez-vous que l'OCDE, doive jouer dans cette affaire ?
Dans le domaine de la lutte contre l'optimisation fiscale, c'est-à-dire la capacité pour de grandes entreprises internationales à ne payer d'impôts nulle part parce qu'elles utilisent tout un tas de subtilités, ce qui est parfaitement choquant et inadmissible, l'OCDE joue un rôle déterminant. C'est l'OCDE qui a travaillé depuis 4 ans pour élaborer un certain nombre de critères, et c'est l'OCDE qui a fait des propositions, adoptées au G20 d‘Antalya à la fin de l'année dernière.
Q - La reprise de l'économie française reste lente. Pourriez-vous nous expliquer les mesures prises par le gouvernement dans le but de stimuler la croissance ? Quelles perspectives envisagez-vous quant à l'avenir des économies française et européenne ?
L'économie française va mieux. Notre croissance qui a été beaucoup trop faible en 2012-13-14, a repris à un niveau supérieur en 2015. tout l'enjeu est d'accélérer encore en 2016 et en 2017 pour retrouver des niveaux de croissance qui nous permettent de faire reculer le chômage, ce qui est fondamental.
Qu'avons-nous fait et que continuons-nous à faire ? La première de nos décisions, c'est de redonner de la compétitivité à nos entreprises et leur redonner, donc, les capacités d'investir et les capacités d'embaucher. C'est ce qu'on a appelé le C.I.C.E (qui est une restitution aux entreprises d'une partie du coût de la main d'oeuvre) et le pacte de responsabilité (qui permet de faire baisser les charges et les impôts qui pèsent sur les entreprises). C'est énorme. A ce jour, c'est plus de 32 milliards d'euros de baisse de charges et environ40-41 milliards d'euros l'année prochaine. Ceci a déjà eu des effets positifs : nous le voyons dans les analyses faites par l'INSEE, les marges des entreprises se sont reconstituées. Ces marges qui s'étaient effondrées avec la crise et avec les hausses d'impôts et de charges qui avaient été décidées par tous les gouvernements au cours de ces dernières années sont en train de se reconstituer.
Les deux tiers du chemin ont donc été faits. La conséquence est double : un, les investissements des entreprises ont repris ce qui est absolument décisif, et deux, les créations d'emplois ont repris. L'année dernière on a recensé presque 100 000 créations nets d'emplois dans le secteur privé et, quand on regarde les chiffres de ce premier trimestre, on reste à un haut niveau de création d'emplois. Donc on voit que notre objectif est atteint : plus d'investissements, plus de créations d'emplois.
Mais il faut encore accélérer pour permettre de faire reculer le chômage car, comme tout le monde le sait ou devrait le savoir, la France a cette caractéristique qui est une qualité exceptionnelle pour l'avenir mais une difficulté pour le présent, d'avoir une démographie dynamique. On continue à faire beaucoup d'enfants qui arrivent aujourd'hui sur le marché du travail et c'est la raison pour laquelle, pour faire reculer le chômage, il faut que nous créions encore plus d'emplois que dans tout autre pays.
Q - Quelles sortes d'investissements sont nécessaires pour relancer la croissance et créer des emplois ?
Ce qui s'est effondré c'est l'investissement industriel et l'investissement dans la construction. Il faut donc que ces deux éléments repartent à la hausse.
Sur l'investissement industriel, c'est en cours. Cela dépend bien entendu de la compétitivité globale de l'entreprise et de sa capacité à avoir des marchés nouveaux sur le territoire comme à l'extérieur, mais c'est en cours.
Sur le bâtiment, on en est aux tous premiers signes positifs d'une reprise de l'investissement, qui rend nécessaire un soutien par les pouvoirs publics, que ce soit l'Etat ou les collectivités locales, mais surtout une reprise de l'achat de logement par le privé. Le jour où cet investissement privé des ménages, reprend le niveau que nous avions avant la crise, nous serons sortis du gros des difficultés. Par ailleurs, c'est un secteur qui crée énormément d'emplois et donc qui serait décisif pour faire reculer le chômage.
J‘ajouterais que nous devons continuer à investir très fortement dans le domaine de la recherche, parce que le niveau est très élevé en France avec une vraie capacité à innover, une vraie capacité à former, aussi, des jeunes de très hauts niveaux dans tous les secteurs et particulièrement des ingénieurs de très haut niveau. Donc cet investissement d'avenir doit continuer.
Q - L'Europe fait aujourd'hui face à des difficultés migratoires. Quel impact prévoyez-vous que cela puisse avoir sur les finances française et européenne ?
L'Europe doit faire face à un phénomène qui est un phénomène politique très grave. Celui de réfugiés qui se présentent à nos portes pour quitter une situation extrêmement dangereuse ou extrêmement pénible pour eux. C'est un phénomène relativement nouveau qui a été brutal et par rapport auquel l'Europe doit réagir. Il s'agit d'abord de mieux protéger les frontières, mais nous devons accueillir les réfugiés politiques, c'est une règle internationale. Un pays comme l'Allemagne en a accueilli beaucoup, à la fois par générosité et parce que l'Allemagne a un problème démographique très important. En Allemagne ceci a donc un effet de dépense publique supplémentaire qui est le bienvenu. Car si nous regardons la situation européenne, tandis que certains pays, dont la France, doivent continuer à diminuer leur déficit, d'autres pays, dont l'Allemagne, ont une capacité budgétaire supplémentaire pour soutenir la croissance en Europe mais aussi dans le monde. Donc, de ce point de vue-là, un accueil maitrisé et encadré des réfugiés peut avoir un effet bénéfique pour la croissance européenne.
Q - Pour relancer la croissance, le président Hollande et le premier ministre japonais, Mr Shinzô Abe, ont plaidé à Paris en faveur de politiques budgétaires "flexibles" accompagnées de "réformes structurelles".
Sur ce sujet, un bon équilibre entre politique monétaire et politique budgétaire auxquels s'ajoutent la nécessité de mettre en oeuvre les politiques structurelles, le Japon et la France sont sur la même longueur d'onde. Simplement les choses sont différentes d'un pays à l'autre. Il y a, je le répète, des pays qui étaient à des niveaux très excessifs de déficit budgétaire, c'est le cas de la France en 2012, et qui doivent continuer à le réduire à un rythme qui soit en adéquation avec le soutien de la croissance. C'est ce que nous faisons aujourd'hui car dans le cas contraire nous serions en très grande difficulté si demain il y avait besoin de réagir par rapport à une situation imprévue.
Je remarque qu'il y a un grand pays du G7 qui a déjà décidé de soutenir beaucoup plus la croissance mondiale par une dépense budgétaire supérieure: c'est le Canada. Et donc je pense qu'il faut qu'on s'inspire, que tous les pays du G7 et du G20 qui ont cette capacité budgétaire supplémentaire, s'inspirent de cette situation et de la décision du Canada pour prendre les bonnes décisions en termes de dépenses budgétaires. Il ne s'agit pas pour nous de mettre en place, comme cela a pu être le cas en 2008-2009, un plan concerté de relance budgétaire. Nous ne sommes pas dans cette situation-là. Mais il s'agit de bien faire la différence entre les pays qui doivent continuer l'effort budgétaire et les pays qui ont une capacité budgétaire qui permet de soutenir globalement la croissance. D'où cette coopération et cette coordination qui est fondamentale au niveau du G7.
Q - Le gouvernement japonais souhaiterait que l'Allemagne dépense plus, quelle est la position de la France ?
Je le répète, je crois que le Japon et la France sont tout à fait sur la même ligne.
Q - La politique de taux négatif adoptée par la BCE mais aussi par la banque centrale japonaise suscite de nombreuses controverses. Il est en effet dit que cette politique peut avoir pour effet de détériorer les performances des banques, marchés et investissements. En tant que ministre des finances, quelle analyse faite-vous des mérites et désavantages de cette politique ?
Je vais juger de ce que je peux juger. La politique de la BCE est la bonne. Elle est audacieuse, déterminée, mais adaptée à la situation de faible croissance dont sort tout juste l'Europe. Elle doit donc, comme l'a annoncé son président, continuer et même parfois approfondir cette politique pour soutenir, par ce biais-là, la croissance.
Mais je mettrais deux limites à cela. La première c'est que la politique monétaire ne peut rien seule : il lui faut par ailleurs, à la fois, nous en avons parlé, l'appui de la politique budgétaire, et des reformes structurelles pour que nos économies soient plus solides à long terme, plus modernes, plus en capacité de s'adapter aux évolutions du monde et aux évolutions des technologies. La deuxième limite c'est que cette politique ne pourra pas durer éternellement.
Car on le voit bien et chacun en est bien conscient que des taux très bas peuvent, si cela durait très longtemps, avoir des conséquences négatives sur les banques ou sur les compagnies d'assurance.
C'est aujourd'hui la bonne politique, elle doit être poursuivie jusqu'au retour d'une croissance durable, pour le reste, aucune politique monétaire n'est éternelle.
Q - Quel est votre avis sur l'état actuel du cours de l'euro ?
Le G7, je le disais, c'est un lieu de coopération et de coordination. Nous avons fondamentalement besoin de cette coopération et de cette coordination. La valeur des monnaies a pu fluctuer au cours de ces derniers mois : l'euro avait dans un premier temps baissé, dans un deuxième temps remonte un peu, il y a des évolutions sur le yen, il y a des évolutions sur le dollar, il y a des évolutions par rapport aux pays tiers. Les évolutions sont normales dans un domaine où le marché est là, aussi, pour ajuster les valeurs. Mais la coordination et la coopération entre nos pays est fondamentale. Je vais le dire de manière un peu catégorique : il ne peut pas y avoir, il n'y a pas et il n'y aura pas de guerre des monnaies. Ceci serait tout à fait dommageable et donc ne sera pas le cas. Nous avons besoin de plus de coopération, plus de coordination, pas d'une politique de chacun pour soi. Et donc c'est cette politique de coopération qui sera maintenue et continuée.
Q - En revanche, au Japon, on dit que le gouvernement se prépare à intervenir pour stabiliser le cours du yen étant donné que sa hausse rapide pourrait ralentir l'économie japonaise. Que pensez-vous de cette possible intervention sur le marché des changes ?
Je vous renverrai à ma phrase : il ne peut pas y avoir, il n'y a pas et il n'y aura pas de guerre des monnaies, c'est la coopération et la coordination qui l'emportera.
Q - La France et le Japon coopèrent dans de nombreux domaines industriels, et tout particulièrement dans le domaine nucléaire. Le groupe japonais Mitsubishi Heavy Industry se dit prêt à financer Areva, se trouvant actuellement dans une situation financière alarmante. En effet, la filière nucléaire française, en premier lieu de laquelle les groupes EDF et Areva, semble enlisée. Pensez-vous que la France ait besoin de ce financement japonais? Si tel est le cas, quand pensez-vous que celui-ci puisse se faire ?
La filière nucléaire est une des grandes filières françaises. Elle rencontre aujourd'hui des difficultés parce qu'un certain nombre d'éléments ont été modifiés très profondément : le prix, aujourd'hui, du kilowatt heure sur le marché mondial, la nécessité depuis un certain nombre d'évènements dramatiques que le Japon connait bien, de renforcer considérablement la sécurité de ces centrales nucléaires, etc…Donc il y a un modèle économique qui est complétement bouleversé. Et ce que nous devons faire, c'est de faire en sorte que la filière nucléaire française qui est une filière d'excellence puisse ainsi modifier son modèle économique, s'adapter aux nouveaux enjeux du marché dans ce domaine et rester pour l'avenir une très grande filière nucléaire et industrielle. C'est dans ce cadre-là de conquête, de redressement offensif que les coopérations, y compris en terme de prise de participation au niveau international sont les bienvenues. Le Japon a fait des offres de participation en particulier du côté du nouvel Areva, comme on dit aujourd'hui : c'est très bienvenu. L'Etat français, qui fera son devoir, ne peut qu'être très favorable à la prise de participation de capitaux japonais dans le nouvel Areva.
Q - Selon les sondages récents, les britanniques sont divisés presque à égalité entre la volonté de rester dans l'Union Européenne et d'en sortir. Quelle est la position de la France sur le possible départ du Royaume-Uni de l'Union ? Étudiez-vous l'impact que cela aurait sur l'Europe et avez-vous déjà discuté avec votre homologue allemand de la façon d'administrer l'Union le cas échéant ?
la France, qui est un pays fondateur, comme l'Allemagne, de l'Europe politique et économique, continentale si je puis dire, considère que la place du Royaume-Uni est dans l'Union Européenne. Certes une place particulière, certes une place qui doit tenir compte des spécificités du Royaume-Uni, et c'est ce que nous faisons dans la vie quotidienne et tout au long d'ailleurs des développements de ces dernières années, mais sa place est dans l'Union Européenne. Et aujourd'hui notre seule préoccupation c'est de faire en sorte que les partis du Royaume-Uni favorables au maintien dans l'Union Européenne puissent disposer de l'ensemble des arguments pour convaincre une majorité et je l'espère une majorité forte des britanniques de voter contre le Brexit, pour le maintien dans l'Union Européenne.
Nous n'avons pas de plan B, nous ne recherchons pas d'autres solutions, nous n'avons qu'une priorité, c'est de faire en sorte que le Royaume-Uni reste dans l'Union Européenne.
Source http://www.ambafrance-jp.org, le 20 mai 2016