Texte intégral
Q - Quand a commencé, dans la période récente, ce que vous appelez la dérégulation de la guerre ?
R - La volonté de combattre au-delà des règles a toujours existé dans l'Histoire. Mais, aujourd'hui plus que jamais, il y a une aspiration manifeste, chez plusieurs acteurs sur la scène internationale, qu'ils soient d'ailleurs terroristes ou non, à rompre avec les normes juridiques universelles, qui sont pourtant le seul apport véritablement positif des guerres du XXe siècle. Comment la France doit-elle se positionner ? Faudrait-il prendre l'ennemi à son propre jeu, en combattant nous-mêmes au-delà des règles ? Ce serait à mon sens une erreur stratégique, et c'est d'ailleurs l'une des réflexions que je développe dans le livre.
Q - Les temps modernes se sont construits sur l'impératif de limiter le fait guerrier. La caractéristique des nouvelles guerres, a contrario, est leur civilianisation : elles mettent aux prises des partisans lourdement armés et des populations civiles sans défense. Que peut faire l'État pour protéger ces dernières ?
R - Comme l'ont écrit deux officiers français dans un livre récent : «Al-Qaida a stupéfié le monde par son habileté à transformer deux avions de ligne en missiles de croisière.» De toutes parts, nos sociétés se trouvent menacées du fait même qu'elles sont libres, technologiques et ouvertes sur le monde. Face à cela, nous devons assumer la nécessité d'une défense à la fois forte et globale pour protéger nos populations. Forte, c'est-à-dire capable de traiter militairement la menace là où elle nous cible. C'est le sens de nos opérations «Chammal» et «Barkhane» mais aussi de «Sentinelle». L'excellence, le dévouement et le courage de ces femmes et de ces hommes qui protègent nos compatriotes au péril de leur vie m'impressionnent toujours autant et méritent l'admiration de tous les Français. Mais, en complément, nous avons aussi besoin d'une défense globale - au-delà du périmètre de mon ministère -, car c'est à toute la société de se mobiliser lorsque notre pays, nos valeurs sont attaqués.
Q - Le djihadisme transnational rend-il caduque «la matrice occidentale du fait guerrier» ?
R - Je ne le pense pas. Cet ennemi nous oblige à nous adapter, mais aussi à réaffirmer les fondamentaux de notre modèle militaire, tant sur les normes juridiques que sur nos modes opératoires. Les faits parlent d'eux-mêmes : Daech recule d'une manière significative au Levant. C'est l'effet de notre action militaire, au sein de la coalition internationale, qui appuie les forces irakiennes et les peshmergas, dont nous contribuons très directement à la formation.
Q - Daech (l'État islamique) est une organisation terroriste transnationale qui, comme vous le montrez, possède de nombreuses caractéristiques du totalitarisme, à commencer par une idéologie propagandiste. À juste titre, vous rejetez le concept d'ennemi intérieur, mais comment s'adresser à des milliers de jeunes Français qui sont perméables à l'idéologie islamiste radicale ?
R - Si l'on ne fait pas la guerre, au sens militaire, à une idéologie, nous devons garder à l'esprit que Daech s'appuie sur un socle idéologique particulièrement virulent. Prendre en compte cette dimension idéologique de la menace, qui en est d'ailleurs sa véritable source, et la combattre par des moyens appropriés, est aujourd'hui une nécessité vitale. Je pense qu'il faut être intransigeant sur nos valeurs. À l'école, dans les institutions de la République, nous devons à la fois détecter, réfuter et bannir les dérives radicales. Notre société a des vertus civiques que beaucoup perdent de vue, car ils les estiment comme allant de soi : nous ne devons pas avoir honte de les réaffirmer.
Cela étant dit, je me refuse à parler d'«ennemi de l'intérieur». La réalité du 13 novembre 2015 est bien celle d'individus qui se radicalisent, qui s'entraînent en Syrie et reviennent sur notre sol avec un projet de mort. Mais ces terroristes, même organisés, ne forment pas une «cinquième colonne» ou un «parti de l'étranger». Ils ne cherchent d'ailleurs pas à prendre le pouvoir, mais à nous faire le plus de mal possible. Prenons donc garde aux stigmatisations infondées et dangereuses, notre ennemi ne recherche pas autre chose que faire éclater notre unité républicaine !
Q - La France, touchée dans sa chair par les djihadistes de Daech en janvier puis en novembre 2015, a réagi comme un peuple uni et solidaire, et vous parlez même de la «résilience» de la nation. Que reste-t-il, en juin 2016, du fameux «esprit» du 11 janvier 2015 ?
R - L'esprit du 11 janvier est très lié à une circonstance, c'est normal qu'il évolue dans le temps. Mais il faut avoir l'esprit de résilience, et peut-être pourrions-nous l'avoir davantage. Je suis frappé par une certaine versatilité de l'esprit public, alors que des blessés du 13 novembre 2015 sont encore soignés dans nos hôpitaux. Répondre au terrorisme, c'est bien sûr continuer à vivre, mais nos concitoyens doivent garder à l'esprit la réalité d'une menace qui, elle, ne les oublie pas. Comme je le dis dans le livre, on peut très bien ignorer ses ennemis, jusqu'au jour où eux-mêmes ont décidé de ne plus vous ignorer. C'est aussi la leçon du 13 novembre 2015. Je la médite tous les jours.
Aujourd'hui, la menace qui plane sur toutes les démocraties est existentielle et omniprésente. Savoir qu'elles ont un ennemi implacable et cruel, qui s'arroge une «liberté criminelle complète», qu'est-ce que cela change pour les 500 millions d'Européens ?
On débat beaucoup pour savoir si nous sommes en guerre, pas en guerre... Pour ma part, ma conviction est donc qu'il faut prendre le fait guerrier au sérieux, en reconnaissant qu'il prend de nouvelles formes. Lorsqu'une organisation terroriste massacre des dizaines de Français et d'étrangers avec des armes de guerre sur notre propre sol, et cherche à reproduire de tels actes, comment nier l'évidence ? Cette menace s'est installée dans nos vies, en France comme en Europe et ailleurs encore. Face à elle, il faut être lucide, mais garder aussi son sang-froid, certainement pas s'arrêter de vivre, enfin être déterminés et confiants, car c'est un combat que nous gagnerons.
Q - Vous insistez justement sur les valeurs de l'État de droit. Que répondez-vous à ceux qui prétendent que la modération que celui-ci impose aux forces armées et aux forces de police est un frein dans la lutte contre le terrorisme ?
R - Je suis toujours un peu choqué lorsqu'on évoque les principes de l'État de droit comme un frein à l'efficacité de notre lutte contre le terrorisme. Pour imposer le cadre de la loi à tous, il faut d'abord s'y intégrer, quitte à l'adapter ensuite aux circonstances. C'est ce que nous avons fait avec l'état d'urgence sans que cela ne remette en cause le fonctionnement régulier de nos institutions démocratiques, quoi que prétendent certains. La finalité de notre lutte, c'est bien justement la pleine existence de l'État de droit !
Je rebondis sur la question des valeurs, parce que c'est une dimension fondamentale de cette lutte. Nous vivons dans une société suffisamment ouverte et inclusive pour que nous n'ayons jamais peur d'en revendiquer les valeurs les plus fondamentales, lorsque certains s'en écartent. Il y a là un enjeu qui ne concerne d'ailleurs pas seulement la lutte contre le terrorisme. Quand le salafisme conduit des familles à un isolement radical, en retirant par exemple leurs enfants de l'école républicaine, ce n'est évidemment pas du terrorisme, mais c'est néanmoins problématique au regard du projet de société que nous portons. Je crois qu'il faut le dire, et qu'il faut aussi s'en prémunir, à distance de toute stigmatisation. Je le dis d'autant plus librement que, dans les nombreux échanges que j'ai avec des homologues étrangers, je constate que les pays majoritairement musulmans, en Afrique en particulier, sont les premiers à s'inquiéter de cette montée des extrémismes religieux.
Q - Dans un environnement stratégique dégradé, quel rôle la France vous semble-t-elle être appelée à jouer ?
R - La France a toujours eu un rôle sur la scène mondiale et elle a toujours répondu aux attentes de ses alliés et de la communauté internationale. Cela a été le cas au Mali ou au Centrafrique en 2013, lorsque ces pays nous ont demandé de l'aide. Mais ce rôle important sur la scène internationale se déduit aussi et d'abord de la réalité des menaces qui pèsent directement sur nous. Lorsqu'un ennemi a décidé de vous frapper, qu'il y est parvenu, il faut le neutraliser avant qu'il ne frappe à nouveau. C'est l'objet de notre intervention en Irak, dont le gouvernement a souhaité notre aide, et en Syrie au sein de la coalition internationale. Il n'en reste pas moins qu'il faut du courage politique, et une détermination totale, pour que ces discours se traduisent par des faits. Depuis quatre ans que je travaille à ses côtés, je n'ai jamais vu François Hollande vaciller dans sa responsabilité de chef des armées. C'est à lui que nous devons un budget de la défense sanctuarisé et même renforcé à la mesure des circonstances. C'est aussi ce qui fait la force de la France aujourd'hui, dans cet environnement stratégique dégradé.
Q - A-t-on collectivement commis longtemps l'erreur de renoncer à penser l'ennemi ?
R - Il est vrai que l'on a pu avoir la tentation, à une certaine époque, de penser que la paix, revenue sur notre continent, s'étendrait au reste du monde comme une nappe vertueuse... Force est de constater que la «fin de l'Histoire» n'a pas eu lieu, et que nous sommes aujourd'hui plongés au coeur d'un monde en crise. Dans ce livre, je m'interroge aussi sur notre rapport à la guerre. Évidemment, nos soldats aiment leur métier, je peux en témoigner, mais ils savent aussi mieux que quiconque que la guerre n'est pas belle. Ils en voient les conséquences sur les populations qu'ils ont pour mission de protéger, sur leurs proches, qui partagent avec eux le risque de la mort au combat. Ils accomplissent donc un devoir, qu'ils ont choisi, mais qui reste, pour notre pays, pour notre souveraineté, de l'ordre d'une tragique nécessité.
De la même manière, aujourd'hui, on ne choisit plus ses ennemis. Ce sont ceux qui, par leurs paroles, par leurs actes de guerre, décident de nous frapper qui, dès lors, se désignent à notre action. C'est toute la distinction, essentielle, entre «ennemi héréditaire», ou «objectif», et «ennemi conjoncturel».
Penser l'ennemi est en cela plus que jamais une obligation vitale, car lui-même a déjà fait ce travail pour ce qui nous concerne.
Q - Nos divers engagements militaires à travers le monde, notamment au Sahel et en Irak/Syrie, contribuent-ils efficacement à endiguer la menace djihadiste ? Pourrons-nous éradiquer Daech ?
R - Absolument. Ceux qui prétendent, comme le fait Daech, que nous aurions provoqué les attaques que nous avons subies inversent l'ordre des choses. La France est une cible prioritaire depuis des décennies des djihadistes et des terroristes. Il y a des raisons liées à notre modèle démocratique et à notre poids sur la scène internationale, qui font de notre pays une cible symbolique. Il y a aussi une raison liée à notre proximité géographique des théâtres de crise, que ce soit le Sahel ou le Levant. Les États-Unis sont également détestés par ces groupes, mais en sont tout simplement plus loin.
Notre action au Levant agit donc aussi pour notre sécurité immédiate. Il faut priver Daech de sa capacité à nous frapper. Et, pour cela, il faut le combattre là-bas, avec nos alliés courageux, qui veulent autant que nous se débarrasser de cette gangrène : les forces de sécurité irakiennes, les Kurdes et l'opposition syrienne.
À terme, Daech perdra son territoire, c'est une certitude.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 13 juin 2016