Entretien de M. Jean-Marc Ayrault, ministre des affaires étrangères et du développement international, avec France 24 le 11 juin 2016, sur la protection des civils et les opérations de maintien de la paix, les interventions militaires françaises au Mali et en Centrafrique, la situation en Libye et en Syrie, l'Union européenne et le Royaume-Uni et sur la question des réfugiés.

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Circonstance : Déplacement à New York dans le cadre de la présidence française du conseil de sécurité des Nations unies, les 9 et 10 juin 2016

Texte intégral


* Nations unies - Conseil de sécurité - Protection des civils et opérations de maintien de la paix
Q - Bonjour. Bienvenue à cette interview de France 24 dans ce cadre extrêmement prestigieux du Conseil de sécurité, pour une grande occasion : c'est la première visite de M. le ministre des affaires étrangères, Jean-Marc Ayrault, ici aux Nations unies. Merci d'abord d'être avec nous pour cette interview. Alors vous êtes ici parce que la France ce mois-ci préside le Conseil de sécurité. C'est une présidence tournante d'un mois et vous êtes venu notamment présider une séance sur les opérations de maintien de la paix et la protection des civils. C'est évidemment un sujet extrêmement important pour les Nations unies, central dans l'activité du Conseil de sécurité des Nations unies. Donc, on va évoquer certaines de ces opérations de maintien de la paix ensemble. Je voudrais d'abord commencer par la question du Mali qui est une opération de maintien de la paix qui préoccupe beaucoup l'ONU et les diplomates en général qui s'intéressent à la question. On parle maintenant d'une augmentation du nombre de troupes sur le terrain alors que le résultat de l'opération de maintien de la paix est pour le moins mitigé, avec beaucoup d'attaques contre les casques bleus, des morts en grand nombre parmi les casques bleus. Est-ce que c'est vraiment la bonne solution d'aller vers l'escalade, d'ajouter encore des troupes et des casques bleus sur le terrain ?
R - C'est indispensable parce que la paix - c'est le but -, n'est pas encore complètement garantie. Il y a beaucoup de choses à faire dans ce pays, qui est un pays pauvre mais qui est aussi un État de droit, qui veut que cet État de droit soit respecté, que le gouvernement issu des élections puisse exercer sa mission sur tout le territoire malien. C'est loin d'être encore le cas. Il y a eu des accords qui ont été signés, il faut les mettre en oeuvre pour cela.
Les forces de maintien de la paix ont pour mission de sécuriser la population, de protéger la population. Il y a aussi une opération française qui est sous mandat des Nations unies, qui s'appelle l'opération Barkhane, qui elle, a une mission différente qui est de lutter contre les incursions terroristes qui menacent le Mali.
Toute cette région est encore fragile et a besoin d'être aidée. Les opérations de maintien de la paix sont là pour cela. Nous arrivons à échéance, il faut la renouveler, la consolider ; je crois que c'est très attendu dans la région et c'est l'intérêt de la communauté internationale.
Q - Est-ce que l'opération Barkhane, donc l'opération française dont vous parliez, on va en augmenter le nombre des troupes sur le terrain ?
R - Ce n'est pas nécessaire. Je pense qu'elle est surtout bien implantée dans la région : elle est présente au Niger, au Tchad ; elle travaille contre AQMI, contre l'État islamique au Mali et avec des incursions terroristes qui visent les Maliens eux-mêmes ; et puis elle est présente aussi sur d'autres parties de la région pour lutter contre Boko Haram, une autre menace qui touche le Niger, le Nigeria, le Tchad et tous les pays de la région.
Tous ces pays ont besoin de sécurité pour assurer leur développement car si on veut que ces pays se développent, que les populations qui y vivent n'aient pas d'autre espérance que de partir, de fuir et de prendre le chemin de l'immigration, alors il faut que des propositions de soutien leur soient faites dans les programmes de développement qu'elles veulent entreprendre. En même temps, il faut assurer la sécurité, il n'y a pas à opposer l'un à l'autre, les deux vont de pair.
Je me souviens, lorsque le président de la République, François Hollande, a décidé de lancer l'intervention militaire française au Mali, c'était en janvier 2013, j'étais Premier ministre encore et j'étais présent au Conseil de défense. C'était une question d'heures. Si nous n'étions pas intervenus, aujourd'hui, le Mali serait sous contrôle djihadiste et toute la région le serait sans doute aussi.
Q - On voit au Mali comme dans beaucoup de ces opérations de maintien de la paix disons... une ambivalence du pouvoir national vis-à-vis des casques bleus, vis-à-vis de la présence onusienne, avec une envie parfois d'instrumentaliser l'ONU dans les combats politiques internes, pour contrer les revendications indépendantistes par exemple, dans le cas du Mali. Est-ce que finalement la présence de l'ONU n'a pas tendance à perturber au Mali ou ailleurs le jeu national normal et à faire durer les conflits ? On le voit, un des problèmes des opérations de maintien de la paix en Afrique, c'est que finalement à l'exception peut-être de la Côte-d'Ivoire, on n'arrive pas à les arrêter...
R - Nous avons besoin d'une organisation internationale, d'une coalition internationale de lutte contre le terrorisme par le renseignement, par les moyens militaires lorsque c'est nécessaire. En même temps, vous voyez bien que lorsque les pays s'en sortent par eux-mêmes, il faut les aider et cela demande, pour une certaine période, une présence de l'ONU par les opérations de maintien de la paix qui sont d'une autre nature mais qui vont sécuriser la transition vers un pays qui marche à nouveau.
Q - En Centrafrique, une autre mission de maintien de la paix où là on peut faire l'argument qu'effectivement les choses se sont apaisées considérablement grâce à la présence onusienne, mais ce qu'on retient sur la scène internationale, ce n'est pas ça, ce sont les agressions sexuelles, les violences commises par des casques bleus. Est-ce que l'image des casques bleus en général et notamment des troupes françaises qui sont associées aux casques bleus n'est pas de manière irréparable souillée par ce qui s'est passé ? Et comment on peut faire pour que les peuples sur le terrain puissent pardonner ça ?
R - Les forces qui sont présentes, qu'elles soient de l'ONU ou nationales, françaises en l'occurrence, doivent être exemplaires. Rien ne peut être accepté ni toléré ; en aucun cas on ne peut passer sous silence, fermer les yeux...
Q - Est-ce que l'ONU fait assez ?
R - Je crois.
Q - Il y a à nouveau un lanceur d'alerte qui récemment a démissionné en disant : on ne fait pas assez au plus haut niveau.
R - Je pense qu'il faut toujours faire mieux, en tout cas parce qu'il ne faut laisser planer aucun doute. Nous avons 128.000 personnels de l'ONU qui sont d'origines nationales diverses, qui sont déployés dans les 16 opérations de maintien de la paix, c'est considérable. Dans leur immense majorité, ils se comportent bien. Il y a des règles très strictes, il y a une formation qui est faite.
Quand il y a des cas, comme en Centrafrique, qui ont été signalés, qu'ils viennent d'autres pays ou qu'ils viennent de forces françaises, en tout cas pour la France, il y a immédiatement saisine de la justice, une procédure judiciaire avec à la clef des sanctions particulièrement fermes. S'agissant de personnels - heureusement il n'y en a pas beaucoup - mais qui ont été manifestement coupables d'actes répréhensibles, le commandement militaire français a pris tout de suite les décisions qui s'imposaient.
En tout cas, je voudrais ajouter, puisque vous me parlez de la République centrafricaine, qu'il y avait là des groupes organisés qui se battaient entre eux, armés, et on allait tout droit vers une guerre civile. La France a décidé d'intervenir, avec l'accord des Nations unies. C'était une opération extrêmement risquée mais la France a pris ses responsabilités avec l'opération Sangaris. Aujourd'hui, cette opération est terminée, le relais a été pris par les Centrafricains eux-mêmes ; des élections présidentielles et législatives ont été organisées ; le président Touadera sera président au Conseil de sécurité... Parce que là, on a l'exemple même d'une opération en intervention, avec une opération de maintien de la paix qui permet à un pays de repartir de l'avant, de se reconstruire et de le faire sur la base du droit et de la transparence. Cela donne de l'espoir, de la confiance. Là, c'est vraiment le rôle je dirais conjoint d'un pays comme la France qui a pu intervenir en urgence et des Nations unies. (...).
* Libye
(...)
Q - Juste un mot sur un autre pays qui lui aussi connaît le chaos, la Libye. Il y avait cette semaine une réunion ici ; Federica Mogherini est venue pour plaider pour l'extension de l'opération Sophia pour contrôler l'embargo sur les armes en Libye. Est-ce que finalement la communauté internationale va être attirée à nouveau en Libye, sur le terrain ?
R - Sur le terrain, non, ce n'est pas l'objet puisque là vous évoquez un mandat qui pourrait être élargi à la recherche d'un navire transportant des armes, qui contribue à fournir Daech, qui est installé dans le nord Libye. Ces contrôles pourraient, sous mandat des Nations unies, être effectués en Méditerranée centrale, dans les eaux internationales ; c'est indispensable pour casser cette montée en capacité des djihadistes de Daech. C'est ce que nous pouvons faire, c'est la communauté internationale qui peut l'autoriser.
Après, ce qui compte, c'est que le gouvernement de M. Sarraj, le gouvernement d'entente nationale en Libye, puisse vraiment exercer son autorité pleine et entière - et il a déjà commencé mais il faut aller plus loin - et c'est à lui de diriger une armée nationale qu'il faut constituer, bien sûr, pour lutter contre Daech et assurer la sécurité des Libyens. C'est l'affaire des Libyens.
Je crois qu'il faut tirer, là aussi, les leçons du passé. Si on pense qu'on va recommencer 2011... En tout cas, ce n'est pas l'option qui est à l'ordre du jour pour la France./.
* Syrie
Q - En Syrie, la trêve est, dans les faits, morte. On a vu cette semaine une rencontre entre ministres de la défense syrien, iranien et russe où il y a à nouveau un soutien à 100% derrière le pouvoir syrien. Est-ce que ce n'est pas un peu décourageant ? Est-ce que finalement ce n'est pas à nouveau Poutine qui tire toutes les ficelles et vous êtes un peu, vous les Occidentaux, spectateurs de ce que Poutine veut bien faire ou ne pas faire ?
R - M. Poutine et la Russie ont les moyens de peser sur le régime de Damas, qui continue de bombarder, de jeter des barils de dynamite sur les villes, en particulier sur Alep. Qui sont les victimes ? Des victimes civiles. Pendant que cette réalité est là, les pourparlers politiques ne peuvent pas reprendre ; l'opposition modérée ne peut pas revenir.
Tout l'enjeu des prochains jours, des prochaines semaines, est double. Il s'agit de permettre l'accès de l'aide humanitaire à toutes les populations sinistrées et il faut vraiment que Moscou et l'Iran, qui en ont les moyens, pèsent sur Damas pour qu'ils arrêtent de bloquer le passage des convois. Alors certes l'ONU est prête à envoyer par les airs une aide humanitaire par des largages, mais c'est quand même très difficile à faire pour être efficace. Il faut donc à tout prix obtenir cette libération des passages. Et puis, il faut travailler à nouveau à un cessez-le-feu et cela ne peut se faire qu'en parlant avec les Russes, les Américains et les autres. L'objectif, c'est la reprise des pourparlers politiques. Il n'y a pas d'autre solution.
Q - Mais on en est loin aujourd'hui...
R - Oui, nous en sommes loin puisqu'il y a eu cette interruption du cessez-le-feu. Vous avez parfaitement raison. Quel est l'intérêt de chacun ? Quel est l'intérêt des Russes, puisque vous parliez d'eux ? C'est que la guerre continue pendant des années ? Une guerre qui va dans tous les sens et qui se traduit par un chaos permanent, où il n'y aura pas de vainqueur, la population civile sera anéantie, le pays ne sera plus reconstruit... Et puis, on aura des réfugiés partout, une déstabilisation intérieure et pourquoi pas d'ailleurs aussi en Russie ?
Je crois qu'à un moment donné, la raison doit l'emporter. Je ne cesserai pas, au nom de la France, de redire - et je parle à tout le monde, à tous les partenaires, donc aux Russes - que c'est l'intérêt de la communauté internationale de faire la paix. Alors, pas n'importe comment puisqu'il y a la question de la transition politique. Il ne s'agit pas de faire comme en Irak où, après la fin de la guerre, c'est le chaos. Là, il s'agit de construire un État qui préserve l'équilibre et l'unité de la Syrie, qui permette aussi à une minorité de vivre en paix et qui nous donne aussi une perspective de stabilité dans cette région. On voit bien que quand il n'y a pas de stabilité, on a la situation irakienne, on a la situation libyenne et, de ce point de vue, je crois que nous pouvons partager cet objectif avec les Russes.
(...).
* Union européenne - Royaume-Uni
(...)
Q - Le Brexit, c'est le sujet dont tout le monde parle en Europe. Alors vous avez dit cette semaine que ce serait évidemment une très mauvaise chose si la sortie l'emportait du côté du Royaume-Uni. Est-ce que c'est si sûr que ça ? Est-ce que finalement ce qui a été négocié en février au niveau européen, les concessions faites au Royaume-Uni - on voit l'opinion très négative à travers toute l'Europe sur l'Union européenne - est-ce que l'Europe n'est pas tellement affaiblie que la sortie de l'Union européenne du Royaume-Uni ne serait pas l'occasion d'un nouveau départ ?
R - La sortie serait un séisme. Un séisme pour l'Europe, une déstabilisation à l'évidence, même si elle s'en remettrait, elle a suffisamment de forces pour cela. En même temps, ce serait un séisme pour la Grande-Bretagne elle-même.
C'est un peu l'inconnu, si c'est ce vote qui l'emporte. Mais j'ai confiance, je crois qu'au dernier moment - une campagne de référendum, c'est toujours très dur et parfois très polémique, très violent - les Britanniques réfléchiront en se disant : «où est notre intérêt historique ?» et qu'ils décideront de rester.
En tout état de cause, ce que vous évoquez, c'est-à-dire une Europe moins porteuse d'espérance, de rêves qu'elle ne l'a été à d'autres époques, va nous obliger, nous les responsables politiques européens, à répondre à l'attente populaire.
Qu'est-ce qu'on pourrait faire ? Il y a des initiatives qu'il faut prendre très vite pour relancer le projet européen, pas seulement par la voie technique, mais par la voie politique. (...).
* Union européenne - Migrations - Turquie
(...)
Q - Parmi les sujets dont les peuples en général en Europe considèrent qu'ils ont été mal traités par l'Europe, il y a évidemment la question des migrants, la crise des migrants. On a vu récemment la Turquie à nouveau menacer de ne plus coopérer si la question des visas touristiques pour les Turcs n'était pas réglée. L'Union européenne pour l'instant a repoussé cette question ; est-ce qu'on va arriver à une solution là-dessus et qu'est-ce qui se passe si les Turcs mettent leur menace à exécution ?
R - On voit bien le lien avec la guerre en Syrie. On parlait des victimes civiles de la guerre, là c'est le cas, 400.000 dans ce pays, c'est terrible, et la guerre continue !
La guerre qui continue, c'est aussi des réfugiés de plus en plus nombreux - trois millions en Turquie pour ne parler que de ce pays - et des réfugiés partout. Il faut bien apporter des réponses. Alors on continue de travailler pour que le processus de paix reprenne en Syrie mais, en même temps, il faut bien gérer la situation dramatique de ces millions de réfugiés.
Il y a cette déclaration entre l'Union européenne et la Turquie qu'il faut préserver parce qu'elle est essentielle. En même temps ce n'est pas sans mal puisque la question des visas que vous évoquez, que la Turquie demande, cela doit se faire dans le respect des règles européennes et des critères à respecter. Ce n'est pas encore complètement bouclé mais il va bien falloir que cela se fasse, c'est dans l'intérêt de tout le monde, mais cela se construit souvent dans la douleur.
Face aux crises, je pense que, même si on peut reprocher à l'Europe de décider et d'agir lentement, elle décide et elle agit. C'est ce que nous faisons aujourd'hui. En tout cas, c'est ce qu'il faut faire, c'est notre responsabilité. (...).
source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 15 juin 2016