Déclaration de M. Jean-Marc Todeschini, secrétaire d'Etat aux anciens combattants et à la mémoire, sur le travail de mémoire concernant les guerres et le terrorisme, à New York le 23 juin 2016.

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Circonstance : Voyage officiel aux États-Unis d’Amérique du 20 au 23 juin-Visite du Mémorial 9/11 et rencontres avec les familles des victimes, à New York le 23 juin 2016

Texte intégral


Monsieur le Consul général,
Mesdames et messieurs.
Je vous remercie pour votre accueil. J'ai eu une grande émotion en rencontrant les familles et les témoins du 11 septembre, en me plongeant dans le récit de cette tragédie. Aujourd'hui encore, après la tuerie d'Orlando, les Etats-Unis sont confrontés au deuil et au recueillement. La France est solidaire du peuple américain dans ces épreuves.
La mémoire des conflits du XXème siècle constitue aujourd'hui, dans la société et dans la politique française, un enjeu d'importance. Ces affrontements majeurs ont créé sur notre sol la violence, le deuil, la division.
Aujourd'hui, mon rôle et celui de tout gouvernement est d'entretenir cette mémoire pour, à l'inverse, réparer, unifier et rassembler nos concitoyens.
La valorisation de la mémoire a un rôle civique qui est de montrer qu'une démocratie a cette capacité à regarder derrière soi, en toute lucidité, pour faire en sorte que les épreuves subies deviennent des ferments d'unité et de cohésion nationale.
C'est l'ambition que je poursuis depuis deux ans dans le cadre du centenaire de la Première Guerre mondiale. La mémoire de la Grande Guerre en France est remarquablement dynamique. Beaucoup de Français se plongent dans la généalogie pour retracer le parcours de leurs aînés. Un grand nombre de citoyens s'investissent d'eux-mêmes au niveau local et culturel. L'Etat et les collectivités locales font tout pour soutenir cette belle demande sociale. Ainsi, le souvenir de la Grande Guerre réunit aujourd'hui les Français autour d'un travail de mémoire vivant et soutenu.
S'agissant de la Seconde Guerre mondiale, la France s'est rappelée avec émotion, en 2015, du 70ème anniversaire de la fin du conflit. Votre président était aussi venu le 6 juin 1944 en Normandie pour commémorer le 70ème anniversaire du Débarquement.
La mémoire de la Seconde Guerre mondiale en France, contrairement à celle de la Première, a connu une construction plus difficile. Elle s'est formée en partie sur l'illusion voire le mensonge historique, d'une France intégralement résistante. Elle a longtemps laissé de côté d'autres mémoires : celles des civils, celles des Juifs qui ont connu la déportation. Il y a eu une « mauvaise mémoire » qui a contribué à la polémique, à la désunion. Or le rôle de la mémoire est tout à fait autre.
Ce qui a permis l'apaisement des mémoires autour de la Seconde Guerre mondiale, c'est tout d'abord le travail des historiens, dont un Américain, Robert Paxton, auteur de La France de Vichy en 1973. C'est ensuite la responsabilité politique, celle du Président Jacques Chirac, qui a reconnu en 1995 que « la folie criminelle de l'occupant a été secondée par des Français, par l'Etat français ». C'est ce discours de vérité qui a en grande partie permis d'apaiser cette mémoire.
Je voudrais prendre un autre exemple d'une mémoire compliquée, toujours vive, parfois délicate, qui est la mémoire française de la guerre d'Algérie. Cette mémoire est encore une mémoire fragmentée, conflictuelle, entre celles des harkis (des supplétifs algériens engagés dans l'armée française), des combattants, des rapatriés, ces Français qui ont dû quitter l'Algérie lors de l'indépendance.
C'est pourquoi le Président de la République François Hollande a tenu à ce que le 19 mars, date qui marque l'arrêt des combats entre l'armée française et l'armée de libération nationale algérienne, soit une journée d'un hommage de toute la Nation aux victimes civiles et militaires de la guerre d'Algérie. Il s'agit de favoriser ainsi la paix des mémoires, car on ne peut laisser l'histoire nous désunir. Le Président de la République a rappelé à cette occasion que le travail des historiens sur la guerre d'Algérie devait nous permettre de dépasser les querelles de mémoire.
Le rôle des historiens, des scientifiques, est fondamental pour faire connaître l'histoire et pour la faire comprendre. L'histoire est un travail de vérité. Sa compréhension s'appuie sur la recherche, sur les expositions, sur les musées, comme au mémorial de Caen, comme ici au Mémorial du 11 septembre.
Ce travail de mémoire est ce qui permet d'atténuer les fausses polémiques mémorielles. Il permet aussi, pour chaque citoyen, une appropriation individuelle de l'histoire nationale.
Je l'ai vu encore récemment, lors d'un colloque consacré à l'intervention de la France en ex-Yougoslavie entre 1992 et 1995, au sujet d'un combat un peu oublié, d'une mémoire qui a besoin d'être mieux connue et d'être mieux travaillée. Elle a besoin pour cela d'une assise scientifique. J'ai donc été heureux de constater que la recherche historique progressait en ce domaine et j'ai vu combien les Anciens Combattants de l'ex-Yougoslavie se réjouissaient de l'intérêt que les historiens portaient à leur expérience : c'était pour eux le signe que leur mémoire ne serait pas oubliée.
Aujourd'hui, une nouvelle mémoire se construit. Depuis le début du siècle, les peuples français et américains – et la récente tragédie d'Orlando nous le rappelle hélas – sont confrontés à des nouveaux défis posés par le terrorisme international. Ces attentats figureront pour longtemps dans les pages des livres d'histoire. Ils sont donc devenus, pour nos deux pays, des enjeux mémoriels.
Face au besoin de mémoire né des attentats, je crois profondément qu'une approche scientifique est un facteur essentiel, une nécessité impérieuse pour construire une politique mémorielle respectueuse et ambitieuse.
Au-delà de l'émotion légitime, il convient de préparer une politique sur le long terme pour construire la mémoire des attentats.
Nous avons vu une mémoire immédiate se former après les attentats de novembre 2015, sans attendre l'Etat : grâce à l'action de la mairie et des Archives de Paris, qui ont recueilli spontanément les dessins et mots de soutien déposés sur les lieux des attentats ; grâce à des initiatives extra-institutionnelles, comme le Mémorial virtuel du journal Le Monde rassemblant des biographies de victimes.
Il s'agit d'un fort engagement citoyen que l'Etat se doit d'accompagner. Il s'agit aussi d'un engagement scientifique : nous accumulons la matière première pour les chercheurs de demain, nous préparons aujourd'hui la mémoire orale de l'avenir en enregistrant le témoignage des survivants et de leur entourage, ainsi que des policiers, militaires, pompiers, médecins et aidants.
Nous n'en sommes pas à construire des monuments. Nous cherchons à articuler mémoire individuelle et collective, sur le temps court comme sur le temps long.
Une telle ambition est guidée par le désir de répondre à une émotion, mais se doit d'être aussi exigeante que possible. C'est pourquoi une approche scientifique rigoureuse et pluridisciplinaire est absolument nécessaire. Les questionnaires suivant les attentats du 11 septembre se sont déjà appuyé sur les apports de la psychologie.
Le « projet 13 novembre » est également très ambitieux en la matière. Les phénomènes que nous cherchons à cerner sont d'ordre socio-historique, psychosociologique, neuroscientifique. Si l'on veut bien les comprendre, il faut donc prendre en compte des dynamiques non seulement historiques mais cérébrales, sociales, neuropsychologiques.
C'est le sens de l'équipex « MATRICE » : comprendre le rôle de cette intégration psychologique non seulement dans l'évolution des individus mais également dans un cadre collectif. Voici pourquoi les deux grands initiateurs du projet sont un historien et un neuropsychologue, Denis Peschanski et Francis Eustache. Je remercie Denis Peschanski d'être présent parmi nous aujourd'hui.
Le « projet 13 novembre » répond à un besoin citoyen, à un besoin scientifique, mais aussi à une approche opérationnelle. Car la mémoire n'est pas seulement tournée vers le passé. Le témoignage des victimes permettra de mieux prendre en compte les besoins des victimes et des survivants, les problématiques de la gestion d'un attentat et de ses suites, tant pour le traitement des blessés que pour le suivi psychologique.
Dans le cadre de mes fonctions, je suis aussi en charge du suivi médical de certaines des victimes des attentats, comme je suis en charge des pupilles de la nation, de ces jeunes enfants qui ont perdu leurs parents dans les attaques terroristes. En France, l'Institution Nationale des Invalides, qui dépend du Secrétariat d'Etat aux Anciens Combattants, a toujours accueilli les blessés militaires comme les blessés civils. Après les attentats de novembre, l'INI, lieu de mémoire et de réparation, mais aussi établissement médical de pointe, a par conséquent mis au service des victimes du terrorisme son expertise et son savoir-faire, conformément à sa vocation plus de trois fois centenaire.
Il est d'ailleurs appelé à se consacrer dans les années à venir, à la prise en charge psychique des blessés, et non plus seulement physique. C'est une évolution importante et symbolique de l'attention que je porte à ce genre de blessure.
Je résumerai mon intervention en ces termes. La construction de la mémoire s'opère sur plusieurs générations.
Mais elle commence et se prépare dans le temps présent, notamment par l'enregistrement de nombreux témoignages. Il faut se montrer à la hauteur de ces défis, car il s'agit d'une demande sociale, car il s'agit aussi d'une exigence scientifique. C'est pourquoi le gouvernement soutient pleinement le « projet 13 novembre ».
Grâce à son ambition mémorielle, forte d'une approche pluridisciplinaire aussi indispensable qu'innovante, il permet de renouveler l'approche mémorielle post-attentats.
En tant que Secrétaire d'Etat aux Anciens Combattants et à la Mémoire, mon rôle est de tout faire pour que, dès à présent, la mémorialisation des attentats, en tirant les leçons du passé, et notamment de ce que vous avez fait ici, dans ce Mémorial, se déroule dans les meilleures conditions possibles. Je vous remercie.
Source http://www.defense.gouv.fr, le 4 juillet 2016