Déclaration de Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité, sur la lutte contre les discriminations raciales dans le monde du travail, Paris le 11 mai 1999.

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Circonstance : Table ronde sur les discriminations raciales dans le monde du travail, à Paris le 11 mai 1999

Texte intégral

Mesdames et Messieurs,
Je suis heureuse de vous accueillir pour cette journée de travail consacrée à la lutte contre les discriminations raciales. L'idée avait été retenue lorsqu'en octobre dernier, j'ai présenté au conseil des ministres les orientations de ce que l'on appelle encore la politique d'intégration. A vrai dire, il faudra sans doute réfléchir à un autre concept : aujourd'hui, la question est moins celle de l'intégration - car les personnes dont nous parlons sont " intégrées " culturellement depuis longtemps - que celle de la lutte contre les discriminations et de l'égalité des droits.
A quelques mois d'intervalle, plusieurs faits intervenus dans l'ensemble de la société et plus précisément dans certaines grandes entreprises ont confirmé l'importance de ce sujet.
En ce qui concerne le monde du travail, il était évident que l'Etat, tout seul, ne pouvait pas grand chose et que, au contraire, il était parfaitement dans son rôle en cherchant à donner naissance à une mobilisation collective sur ce sujet. Il pouvait s'appuyer, je tiens à le souligner, sur l'expérience que certaines organisations, et je pense notamment à la CGT et à la CFDT, avaient acquise depuis quelques temps. Je suis aujourd'hui heureuse de constater que toutes les organisations membres de la commission nationale de la négociation collective ont accepté le principe de cette table-ronde. Je précise également que la table-ronde n'a pas été élargie aux autres partenaires, et notamment aux associations antiracistes qui font un travail très important, parce que c'est bien les relations sociales dans l'entreprise qui seront au centre de nos réflexions d'aujourd'hui.
C'est une première importante : nous voilà autour de cette table, l'Etat avec ses services et ses établissements publics, représentants des salariés ou des employeurs, pour évoquer ce qui a longtemps été un tabou, pour briser la " loi du silence " et, surtout, pour rechercher les moyens de lutter contre une des formes les plus intolérables de l'inégalité : celle qui est fondée sur la couleur de la peau.
Il est important de porter une parole publique sur ce sujet. L'essentiel, nous le savons, ne réside pas dans les condamnations qui sont prononcées, ici ou là, sur le fondement d'une des lois les plus modernes d'Europe, mais malheureusement insuffisamment appliquée. L'essentiel est bien la mobilisation de l'ensemble des acteurs.
Dans le fond, si nous sommes là, aujourd'hui, ensemble, ce n'est pas pour donner des leçons ou pour trouver des coupables. C'est plutôt pour donner un signal fort au pays et pour rechercher ensemble des solutions.
L'enjeu est clair : le monde du travail a joué, pendant plusieurs décennies, un rôle intégrateur majeur. Ceux qui étaient des immigrés hors de l'entreprise étaient avant tout, en son sein, accueillis par le monde des salariés.
Aujourd'hui, ce rôle intégrateur paraît, sinon brisé, du moins grippé. Bien sûr, il faut se garder de donner une image caricaturale de notre pays : tout dans le chômage des personnes issues de l'immigration ne s'explique pas par le racisme et à l'inverse des centaines de milliers de personnes dont les parents ont immigré en France, qui ont été récemment naturalisées ou qui viennent d'outre-mer accèdent à des postes de responsabilité et participent pleinement à la vie du pays. De tout cela d'ailleurs, on parle trop peu.
Ces précautions ne doivent toutefois pas masquer le diagnostic que vous connaissez : le taux de chômage des étrangers non européens, en clair celui des personnes de couleur, est trois fois plus élevé que celui des Français. Quant à nos concitoyens que leur origine, leur patronyme ou leur apparence physique peuvent faire passer pour des étrangers, ils butent souvent sur des difficultés inadmissibles pour accéder à l'emploi, pour exercer certaines fonctions ou pour faire valoir certains droits.
Je ne pense pas que les chefs d'entreprise sont plus racistes que les autres et notamment que les salariés eux-mêmes. Mais il faut répéter, même si cela devrait aller de soi, que cette forme de racisme n'a pas sa place en France. Parce que la couleur de la peau d'un homme ne doit pas avoir plus d'importance que la couleur de ses yeux et parce qu'on ne juge pas les qualités notamment professionnelles d'une personne en considérant ses origines ou son apparence. Il faut répéter que la France n'est pas une race mais un peuple qui s'est construit par des apports successifs qui en font la richesse.
Nous savons tous ce que la France doit à ceux qui ont contribué, dans les années 1950, à la reconstruire. Or, certains doutent aujourd'hui du modèle républicain. Je pense notamment à ces jeunes diplômés, qui devraient servir d'exemples, et qui au contraire ont du mal à trouver un emploi. Ceci donne le sentiment que la société ne veut pas d'eux et c'est insupportable. Combien d'entre eux, avec leur nom ou leur prénom, se sont vus refuser tout entretien d'embauche et en ont obtenu facilement un, avec un CV comportant un nom " bien français " ?Je dis souvent, parce que j'y crois, qu'ils sont parfaitement intégrés : regardons la musique, les vêtements, l'ensemble des pratiques culturelles de ces jeunes. Il faut aujourd'hui, bien au-delà de ces images, leur faire une place à part entière.
Le principe d'égalité, contrairement à ce que certains disent, ce n'est pas mettre en place des discriminations positives ou des quotas. Je n'y suis pas favorable parce que je refuse une organisation communautariste de la société. J'ai toujours répété que les expériences étrangères et notamment anglo saxonnes, pour instructives qu'elles soient, ne pouvaient être importées telles quelles en France. Mais si nous ne sommes pas capables de réagir, ces demandes deviendront plus pressantes.
Concrètement, c'est pour donner ce signal que l'idée d'une déclaration commune vous a été proposée. Elle doit manifester le socle commun, le consensus d'ensemble et la mobilisation de chacun, service public, employeurs, syndicats de salariés. Cette déclaration constitue pour moi bien plus que de simples mots car la parole publique en la matière est importante. A l'instar du texte qui avait été adopté à Bruxelles en octobre 1995 notamment par l'union des industries de la communauté européenne et la confédération européenne des syndicats ou à l'image de ce qui est en train de se construire en Rhône-Alpes, avec la quasi totalité des partenaires sociaux qui se sont mis autour d'une table, ces actes constituent des points d'appui, un passé commun à tous les partenaires, à partir duquel il est possible de travailler.
Bien sûr, si les mots sont importants, surtout sur un sujet comme celui-là, il ne faut pas en rester là. Nous savons d'expérience que des actions intéressantes, si elles ne sont pas soutenues et portées, s'effondrent et restent sans lendemain.
Vous savez ma détermination à voir, avant tout, le droit appliqué. Dès octobre dernier, des instructions avaient été données au service public de l'emploi afin que les discriminations raciales fassent l'objet d'une attention particulière. J'ai dit et répété qu'il vaut mieux, pour les agents de l'ANPE, perdre une offre d'emploi que d'accepter des pratiques discriminatoires. De même, et c'est là encore une première, les priorités fixées aux inspecteurs du travail pour 1999 mentionnent cette orientation, au même titre que la réduction de la durée du travail, la lutte contre les abus de flexibilité externe ou les risques professionnels.
Cette mobilisation doit s'accompagner d'un effort de pédagogie et de formation et la formation des agents du service public, notamment des inspecteurs du travail ou des agents des missions locales, sera fortement développée. Il faut convaincre, faire passer des messages clairs, avant, le cas échéant de sanctionner.
Par ailleurs, les opérations de parrainage ont été développées depuis octobre 1998 : les moyens ont été triplés et une charte nationale du parrainage a été signée avec de grands réseaux d'employeurs.
Enfin, un observatoire des discriminations, créé sous la forme d'un GIP, a été mis en place avec l'ensemble des ministères concernés (logement, ville, intérieur, justice, culture, jeunesse et sports, fonction publique). Je souhaite que nous engagions dès les lendemains de la table-ronde des discussions pour envisager toutes les modalités de coopération avec vous. Si l'objectif était de créer le plus rapidement possible ce GIP, il est clair que l'avenir de l'observatoire ne peut se concevoir sans un travail avec les partenaires sociaux.
Certains sujets appellent encore une concertation.
Vous savez que M. Jean-Michel BELORGEY m'a remis le mois dernier un rapport sur la lutte contre les discriminations qui lui avait été demandé en octobre 1998. Plusieurs propositions sont formulées, notamment sur les moyens juridiques d'améliorer la lutte contre les discriminations. Le gouvernement n'a pas encore pris de décision et les débats que nous aurons aujourd'hui sont précisément destinés à enrichir la réflexion.
Sur la question de l'autorité indépendante, la proposition - qui suppose une loi - d'une structure légère et opérationnelle destinée à permettre une meilleure application de la loi, lorsque des cas individuels se présentent, me paraît intéressante, combinée avec une réflexion plus large sur les moyens d'action de l'Etat. Je souhaite toutefois insister sur le fait que les différents services existants ne doivent en aucun cas se sentir déresponsabilisés.
Au sujet de la législation applicable, plusieurs modifications du code du travail ont été évoquées depuis plusieurs mois. Même si, je le redis, l'essentiel est autant dans la mobilisation de chacun que dans les modifications des textes, je souhaite avancer. Je vous saisirai dans les jours qui viennent de plusieurs propositions d'adaptation du code du travail. A l'issue de cette concertation, elles pourront être inscrites dans le plus proche projet de loi pertinent.
Parmi les pistes qui me paraissent intéressantes, je voudrais en mentionner plus particulièrement quatre.
Sur les règles relatives à la charge de la preuve, j'avais indiqué qu'il n'était pas concevable de l'inverser purement et simplement. En revanche, je crois possible, pour répondre à une vraie difficulté que rencontrent ceux qui veulent défendre leurs droits, d'aller vers un système comparable à celui qui existe en matière de licenciements ou de sanction et qui permet au juge de former sa conviction au vu des pièces du dossier. Ceci permettrait également à la France de mettre sa législation en conformité avec les directives communautaires applicables.
Je souhaite ensuite envisager avec vous de donner compétence aux organisations syndicales, dans le cadre de l'article L. 123-26 du code du travail, pour ester en justice lorsqu'un cas de discrimination a été relevé. Cette piste est cohérente avec la précédente : les partenaires sociaux ont, me semble-t-il, les moyens de percevoir plus précisément que le salarié isolé la réalité de l'entreprise et de défendre plus efficacement ses droits.
De même, la mise en place d'un dispositif de signalement et de saisine du juge sur le modèle de celui prévu par l'article L. 422-1-1 du code du travail est envisagé : les délégués du personnel pourraient ainsi disposer d'un droit d'alerte, comparable à celui qui existe en matière d'atteinte aux personnes et aux libertés individuelles.
Enfin, dans la logique de cette table-ronde, il faudra également s'interroger sur le renforcement de la place de la négociation collective en matière de lutte contre les discriminations, par exemple en inscrivant dans les conventions collectives nationales le thème de la lutte contre les discriminations ou en élargissant les compétences de la commission nationale de la négociation collective.
Voilà, mesdames et messieurs, les éléments que je voulais apporter en ouvrant cette table-ronde. Je souhaite que les échanges soient les plus positifs et les plus instructifs possibles.
Dans mon esprit la table-ronde n'est pas un aboutissement mais plutôt une étape. L'enjeu est suffisamment important et le message suffisamment fort pour que, dès demain, nous travaillions en commun pour faire reculer le racisme et les discriminations sous toutes leurs formes.
(Source http://www.travail.gouv.fr, le 20 mai 1999)