Déclaration de M. Pierre Mauroy, Premier ministre, sur le fonctionnement du Conseil d'Etat, Paris le 28 avril 1983.

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Circonstance : Assemblée générale du Conseil d'Etat le 28 avril 1983

Texte intégral

Monsieur le garde des Sceaux,
Monsieur le Vice-Président,
Mesdames, Messieurs,
Vous venez d'évoquer, Monsieur le Vice-Président, les problèmes concrets que le Conseil d'Etat rencontre quotidiennement dans ses tâches. Je vais y revenir.
Je voudrais, auparavant, m'adresser aux héritiers d'une longue tradition historique. Au fil des ans, les décisions, les conseils, les jugements du Conseil ont en effet permis de dégager et d'élaborer les grands principes de notre droit public.
Je tiens à vous dire que le gouvernement se reconnait pleinement dans cette tradition. Il fait siennes les trois notions fondamentales de service public, de protection des libertés et d'autorité de l'Etat.
C'est sur la notion de service public que repose l'édifice de votre jurisprudence. Cette notion a été forgée à une époque de mutation profonde quand un certain nombre de fonctions essentielles de la vie sociale ont été prises en charge par la collectivité.
Ainsi l'éducation, la santé, l'action sociale, l'aménagement urbain, l'animation culturelle sont passés sous la responsabilité des collectivités publiques ou sous celle de l'Etat.
Ces activités sont devenues "services publics", c'est-à-dire des services à la disposition du public.
Le gouvernement a montré, depuis près de deux ans, l'intérêt qu'il porte à ce secteur d'activité. Les services publics contribuent, comme les activités dites productives, au développement du pays et à la satisfaction des besoins de ses habitants.
Ils sont aussi un élément fondamental de la cohésion nationale.
Voilà pourquoi nous nous sommes attachés à améliorer leur fonctionnement, à développer leurs moyens, à mieux définir les droits et les devoirs de ceux qui en ont la charge, à établir sur de nouvelles bases leurs relations avec les administrés.
Nous continuerons dans cette voie, avec votre concours.
La protection des libertés constitue une autre de vos préoccupations essentielles. Tous vos travaux et votre jurisprudence en témoignent.
Je ne saurais manquer, à ce sujet, de faire allusion à votre arrêt BAREL et à l'apport qu'il a représenté pour la liberté d'opinion. Au lendemain du dernier conflit mondial, en pleine guerre froide, il garantissait l'accès de tous, quelle que soit leur opinion, au service public.
Vous avez pu constater, je pense, que les textes qui vous sont présentés depuis mai 1981 s'inscrivent dans la grande tradition dont vous êtes les interprètes.
La loi sur la communication audiovisuelle - à laquelle devra s'ajouter une loi sur la presse - ; les textes pris en matières judiciaires et pénales ou encore l'extension des droits des travailleurs dans l'entreprise, manifestent la volonté du gouvernement de conforter le pluralisme et les libertés, toutes les libertés.
Là encore, nous entendons continuer dans cette voie avec votre soutien.
L'autorité de l'Etat est la troisième notion sur laquelle je voudrais réfléchir avec vous un moment. Cette autorité, par la nature même de vos fonctions, je sais que vous y êtes attachés. Le gouvernement l'est également.
Certes, l'autorité de l'Etat doit se voir assigner des limites. Elle n'est pas absolue.
Elle ne saurait être aveugle. Mais, une fois ces limites définies et respectées, elle doit s'affirmer pleinement.
Le gouvernement, vous le savez, a lancé un vaste mouvement de décentralisation dont l'urgence avait été maintes fois reconnue au cours des vingt dernières années.
Il a, par ailleurs, toujours affirmé sa volonté de concertation avec les représentants des catégories professionnelles et sociales. De fait, la concertation, la négociation, connaissent depuis plusieurs mois un véritable renouveau.
Toutefois, la mise en oeuvre et le respect de ces principes ne doivent pas entraver l'exercice nécessaire de l'autorité de l'Etat.
Ils doivent le guider, l'accompagner. C'est ensuite à l'Etat qu'il revient de faire prévaloir l'intérêt national sur les revendications catégorielles.
C'est à lui de prendre les décisions, de les faire appliquer et d'assurer, en tout temps et en tout lieu, l'ordre public.
Le gouvernement s'attachera à faire respecter ces principes.
Monsieur le Vice-Président, Mesdames et Messieurs, le gouvernement a conscience de vous avoir demandé, depuis son installation, un travail considérable. C'est que la tâche qu'il avait à accomplir l'était. C'est aussi qu'il lui fallait, dès son arrivée, préparer les bases de son action et tenir les engagements pris par le président de là République. Aujourd'hui c'est chose faite pour les trois quarts d'entre eux.
Votre travail s'en est, bien entendu, trouvé alourdi.
En 1982, 847 textes législatifs et réglementaires vous ont été soumis au lieu de 730 en 1981 et 634 en 1980.
Et encore, ces chiffres ne rendent pas compte de la longueur et de la complexité des textes les plus récents.
Je tiens à vous remercier d'avoir fait face à cette tâche et d'avoir, par vos avis, éclairé le gouvernement dans la mise en oeuvre de sa politique.
Sur les problèmes que vous avez évoqués, tout à l'heure, Monsieur le président, je voudrais m'expliquer avec vous.
Le premier est celui des délais qui vous sont impartis pour l'examen des textes.
Je suis tout à fait conscient des conditions d'urgence dans lesquelles vous devez souvent rendre vos avis.
Aujourd'hui même, après mon départ, vous allez examiner d'importants projets d'ordonnance qui ont été transmis à votre rapporteur samedi dernier et dont vous n'avez été saisi officiellement que lundi. L'urgence, encore une fois, vous est donc imposée. Sachez cependant que c'est, notamment, pour que vous puissiez examiner ces projets dans vos formations ordinaires, avec toutes les garanties qu'un tel examen comporte, que le Conseil des ministres de cette semaine au lieu de se tenir comme d'habitude le mercredi, a été fixé à demain vendredi.
Je sais, par ailleurs, que le Secrétariat général du gouvernement établit avec vos services des contacts réguliers afin que le programme du travail législatif soit prévu suffisamment à l'avance. Dans tous les cas où c'est possible - et ils doivent être de loin les plus nombreux - nous nous efforcerons de laisser à votre Haute assemblée le temps qui lui est nécessaire pour remplir convenablement sa tâche.
Le second problème est celui de la forme. Monsieur le président, vous avez usé sur ce point de votre droit de remontrance. Il me parait tout à fait justifié. Le gouvernement, dans ce domaine, plaide coupable et le fait qu'il ne soit pas plus coupable que ses prédécesseurs ne l'empêchera pas de chercher à améliorer les choses.
Le président de la République lui-même s'est inquiété, lors d'un récent Conseil des ministres, de la trop grande longueur des textes législatifs. Ceux-ci, a-t-il fait observer, devraient être élagués de deux manières. On ne devrait plus y trouver les affirmations de principe ou les appels à la conscience universelle, qui sont l'objet de l'exposé des motifs. On ne devrait pas y trouver non plus les modalités d'application qui, en vertu de l'article 34 de la Constitution, ressortent du domaine règlementaire.
D'ores et déjà, des consignes très strictes ont été données sur ce point à l'ensemble des directeurs de cabinet des membres du nouveau gouvernement. Elles seront prochainement complétées par une circulaire que j'adresserai moi-même aux ministres et secrétaires d'Etat.
J'ai par ailleurs demandé au Secrétariat général du gouvernement, de se montrer particulièrement strict sur ce point au moment de l'élaboration des textes. Je souhaite, Monsieur le président, que le conseil d'Etat de son côté n'hésite pas à jouer pleinement son rôle dans ce domaine.
Ceci m'amène à un troisième problème, qui est celui du contenu même des textes que le gouvernement vous soumet. Vous avez évoqué, Monsieur le président, la question des appréciations susceptibles d'être portées par le Conseil d'Etat quant à l'opportunité des dispositions dont il est saisi. Je voudrais être très clair sur ce point.
Le gouvernement attend du Conseil d'Etat, en tout premier lieu, un avis juridique. Il va de soi qu'il fait le plus grand cas de cet avis auquel s'attache une particulière autorité. Vous avez d'ailleurs pu vous rendre compte que, le plus souvent, les avis d'ordre juridique que vous lui donnez sont purement et simplement suivis par le gouvernement.
Le gouvernement, en second lieu, ne voit que des avantages à ce que l'avis juridique que vous émettez soit complété par des considérations d'opportunité dans les domaines qui sont de la compétence de votre assemblée. Ainsi lorsque le problème posé touche à l'organisation ou au fonctionnement de l'administration ou à l'action des grands services publics dont j'évoquais le rôle il y a quelques instants.
Le gouvernement prêtera toujours une grande attention aux observations que vous formulerez dans cet esprit.
Toutefois, c'est évidemment à lui et à lui seul qu'il appartient de préciser les grandes orientations politiques que le suffrage universel l'a chargé de mettre en oeuvre.
D'autre part, l'avis d'opportunité n'ayant pas la même portée que l'avis de droit, il est souhaitable que le Conseil d'Etat assiste le gouvernement pour l'élaboration du texte, même quand il juge celui-ci inopportun dans son principe. En d'autres termes l'usage de la question préalable pour cause d'inopportunité est, me semble-t-il, à écarter. Je sais, Monsieur le président, que c'est la règle qui a été adoptée à l'occasion de certaines affaires récentes et je m'en félicite.
Enfin, il va de soi que l'avis rendu par le Conseil d'Etat ne doit pas constituer un instrument de lutte politique ou serve d'arguments dans ce débat. Pour l'application de cette dernière règle, une condition simple me semble à la fois nécessaire suffisante : c'est la stricte observation du secret qui s'attache à vos délibérations.
Mesdames et Messieurs, la participation du Conseil d'Etat au travail législatif et règlementaire n'est pas la seule activité de votre corps. Vous avez longuement évoqué, Monsieur le président, les problèmes du contentieux administratif.
Je crois comme vous qu'il faut réagir et innover. (...) sans porter atteinte à la qualité et l'autorité de vos décisions.
A partir de là, toutefois, ainsi que vous l'avez indiqué Monsieur le président, bien des choses peuvent être faites. Les frontières de compétence au sein de la juridiction administrative peuvent être déplacées ; les tribunaux administratifs pourraient alors juger en premier et dernier ressort bien des affaires. Les méthodes de travail internes au Conseil peuvent être adaptées mieux qu'elles ne le sont aujourd'hui, au rôle essentiel qui vous revient : dire le droit.
De son côté, le gouvernement doit mettre en place partout où il le peut, les procédures amiables ou pré-contentieux qui permettent d'éviter les recours. Et plus en amont, des textes mieux préparés par des services juridiques plus nombreux, des dossiers contentieux plus rapidement examinés, ou même réglés à leur niveau par les administrations, pourraient éviter souvent des actions devant le juge.
Mais ne nous berçons pas d'illusions. Il serait remarquable d'obtenir une stabilisation du nombre de recours. Devant les progrès accomplis dans la protection des citoyens, dans la reconnaissance de droits nouveaux, toutes les mesures prise faveur du développement des responsabilités locales, doivent (...) mécaniquement alimenter votre juridiction.
Quelles que soient les réformes que le gouvernement, sur votre proposition Monsieur le Vice-président, entreprendra en ce sens, la charge de travail de la section du contentieux restera lourde. Le gouvernement lui sait gré de la manière dort elle s'en acquitte. Il n'ignore pas la part très importante qu'y prennent les plus jeunes d'entre vous. Si j'en juge d'après ce que je vois ensuite dans l'administration, je peux supposer que leur effort est fructueux et que le contentieux a conservé toutes ses vertus formatrices. Et surtout, je sais que la section du contentieux tout entière, directement ou indirectement, procure aux citoyens un sentiment irremplaçable de sûreté juridique et morale. Or, je crois, après Montesquieu, que la tranquillité qu'assure un tel sentiment est le fondement même de la liberté politique.
En examinant les textes, en statuant sur le contentieux, le Conseil d'Etat accumule quantité d'informations et de réflexions sur le fonctionnement de l'Etat. Il ne remplirait certainement pas sa mission s'il n'exploitait pas de tels "gisements" et s'il n'en tirait pas des propositions de réforme. Tel est le rôle de la Commission du rapport et des études.
Elle doit d'abord formuler, à l'adresse du gouvernement, des suggestions à partir des positions prises par les différentes sections.
Elle doit aussi travailler à la demande du gouvernement. Mais sans jamais être sûre que ses propositions seront suivies. Il en est de même pour tout organisme d'études au sein de l'administration.
Je m'engage en tout cas à ce que, dans chaque cas, les conclusions auxquelles parvient le Conseil d'Etat en ces matières soient examinées et donnent lieu à une décision, qu'elle soit positive ou négative.
Je compte, pour ma part, solliciter la Commission dans un sens bien précis.
Le gouvernement a entrepris et fait adopter, depuis deux ans, un grand nombre de réformes. Les lois nécessaires ont été votées, les décrets d'application ont été pris, mais les textes ne suffisent pas à faire entrer le changement dans les faits. Il faut que s'y ajoutent de nombreuses mesures d'accompagnement touchant les structures et les procédures administratives. Et c'est justement pour définir ce dispositif que la Commission du rapport et de études peut apporter son concours au gouvernement.
J'en prendrai un seul exemple : la décentralisation doit avoir des conséquences sur les moyens et les méthodes des administrations centrales. Pour être menée à bien, elle doit en effet être accompagnée d'une profonde déconcentration. Le gouvernement s'en préoccupe en s'inspirant de certaines de recommandations qui viennent d'être faites par la Commission. Il envisage de mettre en place une instance chargée d'examiner, ministère par ministère, les conséquences à tirer des nouvelles répartitions de compétence au sein de l'Etat et entre l'Etat et les collectivités locales. Il compte demander la collaboration du Conseil d'Etat pour constituer et faire fonctionner cette instance.
Monsieur le président, Mesdames, Messieurs, je voudrais vous dire, en concluant mon propos, que si j'effectue aujourd'hui ma première visite officielle au Conseil d'Etat, votre institution m'est depuis longtemps familière.
J'ai eu l'occasion, dans le passé, et je continue aujourd'hui à la tête du gouvernement, de collaborer avec certain nombre de ses membres.
J'apprécie chez eux une rigueur de pensée, un sens l'Etat qui n'étouffent pas l'imagination et la générosité.
Je ne saurais oublier, en présidant aujourd'hui votre assemblée, d'évoquer le souvenir du premier chef de gouvernement qui ait appartenu à la famille politique qui est la mienne : Léon BLUM.
C'est certainement dans la formation et l'expérience acquises au Conseil d'Etat que se sont forgées les qualités dont il a su faire preuve tout au long de sa carrière.
Des qualités d'homme de coeur.
Des qualités d'homme d'Etat.
Des qualités qui honorent votre maison et tous ses membres.
Monsieur le président, Mesdames, Messieurs, je vous remercie.