Texte intégral
* Yémen - Arabie Saoudite
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Q - Certaines voix s'élèvent, Jean-Marc Ayrault, pour dénoncer - je cite - une indignation sélective... Vous allez comprendre où je veux en venir : des milliers de civils ont été tués au Yémen par des bombardements d'une coalition avec à sa tête l'Arabie Saoudite, l'Arabie Saoudite qui officiellement lutte contre une rébellion chiite. Quelle est la position de la France à sujet ?
R - La France n'est pas dans cette coalition ; la France plaide pour un cessez-le-feu et pour des négociations. Je n'ai cessé de le dire et de le redire à tous nos partenaires, en particulier l'Arabie Saoudite ; ils connaissent notre position...
Q - Mais vous condamnez les civils tués par ces bombardements ?
R - On condamne tous les bombardements de civils, il n'y a pas deux politiques. S'il s'agit de combattre le terrorisme, de combattre les groupes terroristes, quels que soient leurs noms, oui cela fait partie de nos priorités. Mais, si c'est pour tuer des civils, des femmes, des enfants, détruire des écoles, des hôpitaux, non, ce n'est pas acceptable. Donc il faut mettre fin au combat, c'est clair et en même temps, il faut obtenir un cessez-le-feu - les Nations unies ont fait des propositions et ont un envoyé spécial - et puis engager rapidement des négociations.
Alors, en même temps, le Yémen c'est un dossier compliqué, vous le savez bien et je crois qu'il y a besoin que tout le monde fasse un effort. Dans le même temps, cette situation est terrible parce qu'on le voit tous les jours et il n'y aura pas de victoire militaire, quelles que soient les intentions des uns et des autres au Yémen pas plus qu'ailleurs ; on ne combat par le terrorisme par ce type de méthodes.
Q - Mais la France, on le sait, a des liens privilégiés avec l'Arabie Saoudite ; il y a notamment la vente d'armes. Au Royaume-Uni, il y a un gros débat qui agite en ce moment les parlementaires qui demandent justement à l'Arabie Saoudite de cesser ses bombardements sur les civils ; est-ce qu'il n'y a pas un problème moral tout de même ? Vous dites «c'est compliqué».
R - Oui c'est compliqué mais cela n'empêche pas d'avoir des principes. S'agissant des ventes d'armes, bien sûr, la France vend des armes, elle en vend aussi à l'Arabie Saoudite mais il y a, à chaque fois qu'une demande de vente d'armes est exprimée, une commission interministérielle qui se réunit. Bien entendu, tout ce qui peut porter atteinte à la sécurité des civils, fait partie des critères qui nous conduisent à attribuer ou ne pas attribuer ces armes. En tout cas moi, en tant que ministre des affaires étrangères et du développement international, dans ce type de discussions, de débats interministériels, je défends ce principe. (...).
* Syrie - Russie
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Q - Jean-Marc Ayrault, depuis maintenant plusieurs semaines, le monde assiste impuissant à ce qui se passe à Alep en Syrie avec des bombardements de l'aviation russe qui est pour le régime syrien de Bachar al-Assad. En quatre jours, plusieurs hôpitaux ont été bombardés ; on a appris il y a quelques minutes que le plus grand hôpital de la partie Est de cette ville n'était désormais plus fonctionnel. Vous vous êtes beaucoup prononcé sur cette question, vous avez eu des mots très forts, mais au-delà des mots et de l'indignation, que peut faire la France ?
R - La France, elle est engagée je dirais presque en première ligne pour obtenir du conseil de sécurité des Nations unies une résolution pour créer les conditions d'un cessez-le-feu en Syrie et d'abord à Alep. À Alep, il y a une urgence humanitaire et je n'ai même pas besoin de vous décrire la situation - vous venez de le dire en quelques mots - mais les images terribles que nous voyons à la télévision parlent d'elles-mêmes. Que voyons-nous ? Nous voyons des victimes civiles et quand j'entends, encore cet après-midi, un communiqué officiel de la Russie qui se félicite de l'efficacité des frappes russes sur Alep en faisant croire que ceux qui sont visés par ces frappes, ce sont essentiellement des terroristes... Mais, les images que nous voyons, ce sont des populations civiles, ce sont des hommes, des femmes, des enfants, des personnes âgées qui sont tués, qui sont mutilés.
Q - Mais que faut-il faire concrètement Jean-Marc Ayrault ?
R - Il faut vraiment appeler à la conscience de tous les membres du conseil de sécurité, les membres permanents comme les dix autres membres. Nous sommes actuellement en train de négocier une résolution et j'espère que nous pourrons obtenir un résultat cette semaine.
Q - Mais que dit cette résolution ? Une trêve ?
R - Un cessez-le-feu...
Q - On en a déjà eu...
R - Oui, mais un cessez-le-feu d'abord sur Alep avec également un accès de l'aide humanitaire. C'est le préalable à tout et ensuite reprise des négociations politiques. Le résultat dépend de nos partenaires et en particulier de la Russie et j'appelle cette dernière à prendre ses responsabilités. Aujourd'hui - le secrétaire général des Nations unies l'a dit lui-même -, les bombardements des hôpitaux sont des crimes de guerre. Est-ce que la Russie acceptera de porter la responsabilité de tels actes qui sont insupportables du point de vue de la conscience humaine ? Cela c'est vraiment l'urgence.
Alors s'agissant de l'aide humanitaire, l'Union européenne joue aussi son rôle. J'ai eu un entretien cet après-midi avec la Haute représentante, Mme Federica Mogherini et l'Union européenne va débloquer 25 millions d'euros supplémentaires et veut contribuer à l'organisation des convois pour qu'ils puissent, le plus vite possible, traverser la frontière turque et se rendre à Alep.
Il y a urgence, cela fait des mois qu'il n'y a plus d'aide alors que des gens meurent de faim. Il y a des gens formidables en Syrie dont on ne parle pas assez et en particulier à Alep, ce sont les organisations non gouvernementales, tous ces professionnels de l'humanitaire et vous avez parlé des hôpitaux, de ces médecins, de ces infirmiers et aussi des Casques blancs. Ces Casques blancs sont des gens extraordinaires. Alors ils ont été qualifiés de terroristes par le régime de Bachar al-Assad et par les Russes... C'est un scandale.
Je crois qu'il faut arrêter le cynisme ; le cynisme n'est plus supportable et ceux qui ferment les yeux ou ceux qui sont complaisants à l'égard du régime de Bachar al-Assad et de ce qui est en train d'être fait avec le soutien de la Russie et de l'Iran, porteront une responsabilité pour l'avenir. Et la France veut être en première ligne pour obtenir le plus vite possible ce cessez-le-feu.
Q - La Russie mettra sans doute son veto...
R - Je ne l'espère pas... Nous, nous négocions, nous avons fait les propositions d'un texte, encore ce week-end, qui sera discuté ce soir au conseil de sécurité - avec le décalage horaire - et on verra bien. En tout cas, je mets en garde la Russie de ne pas prendre cette responsabilité de ne pas donner une nouvelle chance au cessez-le-feu, c'est-à-dire au fond un acte d'abord humanitaire qui est indispensable parce que notre conscience est profondément meurtrie. Tous ceux qui croient aux droits de l'Homme, tous ceux qui croient à la paix, tous ceux qui croient à la fraternité, ne peuvent pas supporter ces images aussi terribles.
Q - Jean-Marc Ayrault, on sait que c'est un conflit mondialisé ; les Russes qualifient de terroristes ceux qu'ici beaucoup appellent les groupes rebelles, modérés ou djihadistes ; faut-il envisager d'exfiltrer ces groupes qui sont encore dans la partie Est d'Alep pour épargner des vies civiles ? Est-ce qu'il y a quelque chose à négocier à ce sujet ?
R - Soyons clairs : nous combattons Daech ; nous n'avons pas de leçon à recevoir de quiconque concernant la lutte contre le terrorisme. La France est touchée par le terrorisme, est touchée en son coeur comme beaucoup de pays et la France se bat ; elle se bat dans le cadre de la coalition et elle se bat contre Daech. En même temps, soyons clairs : il y a Daech mais il y a aussi des groupes comme al-Nosra qui fait partie de la famille d'al-Qaïda et que nous combattons aussi. Il n'y a aucune ambiguïté.
Mais, ce n'est pas parce que nous devons combattre al-Nosra, qui est sur le terrain dans certaines régions de Syrie, que pour autant nous devons faire l'amalgame avec tout le reste de l'opposition modérée qui n'a rien à voir avec ces groupes. Alors, je sais bien que sur le terrain c'est compliqué car plus les bombes frappent les populations et des villes comme Alep, plus la tentation va être de se regrouper pour survivre. Et c'est tout le drame qui est en train de se passer qui favorise la radicalisation. Des groupes modérés peuvent être tentés de s'allier avec des groupes extrémistes et je pense que c'est le drame qui est en train de se passer en Syrie. Au fond, la radicalisation, la violence et les bombardements qui augmentent, encouragent les terroristes. Et nous, notre priorité, c'est la lutte contre les terroristes. Il y a donc une cohérence entre obtenir un cessez-le-feu, apporter l'aide humanitaire et engager des négociations de paix avec la lutte contre le terrorisme.
Q - Jean-Marc Ayrault, vous venez de l'évoquer, la France fait partie de cette coalition qui mène des bombardements contre l'organisation État islamique. Quand il est arrivé au pouvoir au Canada, Justin Trudeau a décidé de sortir de la coalition. Pensez-vous que ces raids sont la bonne stratégie contre cette organisation, sachant que la France a subi plusieurs attentats après même le début de cette campagne ?
R - La raison des attentats en France, ce n'est pas parce que nous combattons Daech, dont le coeur est à Mossoul et à Raqqa, c'est-à-dire en Irak et en Syrie et qui prospère aussi en Libye. Nous sommes attaqués par des attentats parce que nous sommes la France, parce que nous défendons un certain modèle de société, des valeurs. Les terroristes veulent obtenir la division des Français et nous ne céderons pas au terrorisme. Il faut mener la bataille sur le plan militaire - mais pas seulement -, ce que nous faisons dans le cadre de la coalition contre Daech en Irak et en Syrie. Et en ce moment, tout particulièrement en Irak, nous préparons avec nos alliés, la conquête de Mossoul...
Q - Justement, cela veut dire quoi «nous préparons»... est-ce que la France aura des hommes qui vont épauler l'armée irakienne comme c'est le cas avec les Américains ?
R - Il a été clairement annoncé - le président de la République l'a dit il y a quelques semaines - que nous avons sur place une batterie d'artillerie qui vient consolider l'action militaire de la coalition pour reprendre Mossoul aux djihadistes de Daech. Et, dans le même temps, vous avez aussi notre force aéronavale avec l'arrivée du Charles-de-Gaulle sur place et cela permet d'utiliser nos Mirage mais aussi les Rafale et nous avons beaucoup plus de capacités à intervenir. Nous avons renforcé notre présence militaire dans la coalition pour reprendre Mossoul à Daech et cette bataille est en train d'être préparée. Elle n'est pas immédiate et c'est dans quelques semaines que la conquête va reprendre. Cette conquête se fait bien entendu avec les Irakiens et la question sur la situation après la reconquête.
Q - Justement, les civils risquent de payer un prix lourd, d'être accusés d'avoir collaboré avec Daech. Avez-vous des garanties que l'armée irakienne épaulée par des combattants chiites locaux respecte les droits humains ?
R - C'est indispensable, cela fait partie de la préparation du futur. D'abord, il y a le problème des réfugiés et nous nous préparons à aider ces réfugiés sur les plans matériel et du soutien aux ONG et aux organisations des Nations unies. Par ailleurs, nous travaillons - et la France va prendre une initiative dans les prochains jours - à réunir les membres de la coalition pour évoquer la situation après la reconquête, avec quelle gouvernance, et faire en sorte que soient incluses toutes les forces irakiennes et qu'on ne poursuive pas dans la division entre Irakiens parce qu'à ce moment-là, il y a encore des risques de confrontation. Nous, ce que nous voulons, ce sont des pays qui, après la bataille menée contre Daech, soient capables aussi de construire un pays qui inclut et qui réconcilie...
Q - Éviter ce qui s'est passé en Libye...
R - Bien sûr. (...).
* Libye - Lutte contre le terrorisme
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Q - Jean-Marc Ayrault, le conflit en Libye, c'est l'un des grands dossiers pour vous. Vous êtes d'ailleurs justement aujourd'hui lundi, à l'initiative d'une réunion à Paris. Avec qui et quel en est l'objectif ?
R - D'abord, les pays de la région directement concernés et puis un certain nombre de partenaires - je pense aux États-Unis, à l'Italie, à l'Espagne, à l'Allemagne, à la Grande-Bretagne. J'ai pris cette initiative au nom de la France car nous souhaitons la réussite du gouvernement d'entente nationale de M. Sarraj. La communauté internationale, lors de l'assemblée générale des Nations - il y avait 26 pays et organisations internationales et régionales réunis -, a rappelé son soutien à ce gouvernement d'entente nationale.
Mais en même temps, on voit bien qu'il y a des difficultés intérieures pour rassembler vraiment tous les Libyens et il y a des divergences entre le gouvernement de Tripoli mais aussi le Parlement de Tobrouk et puis il y a différentes sensibilités, il y a différentes personnalités. Il faut donc rassembler. Pourquoi rassembler ? Parce que nous voulons la réussite de la Libye et pour cela, il faut que le Premier ministre Sarraj fasse de nouvelles propositions pour élargir son gouvernement - je pense notamment trouver une place au général Haftar qui est présent à l'est sur le plan militaire pour que toutes les forces libyennes soient unies pour développer le pays.
Par exemple, les ressources pétrolières, il faut qu'elles soient sous l'autorité du gouvernement de M. Sarraj, il faut que cet argent soit utilisé au service du développement de la Libye, au service des Libyens qui en ont bien besoin. Et puis il faut aussi que toutes les forces libyennes s'unissent pour lutter contre le terrorisme aussi bien à Syrte qu'à Benghazi.
Vous allez me dire : mais pourquoi la France, pourquoi l'Europe nous intéressons-nous à ce point à ce qui se passe en Libye ? Parce que d'abord nous souhaitons la stabilité de la Libye pour les Libyens mais aussi parce que nous sommes très proches des frontières de l'Europe. Et l'on sait qu'en ce moment, la Libye est un territoire de passage pour des dizaines de milliers de migrants et les pauvres personnes qui fuient la misère de leur pays s'en vont jusqu'aux rives de la Méditerranée centrale, exploités par des passeurs, exploités par des trafiquants humains, des trafiquants de drogue, des trafiquants d'armes et souvent périssent en mer. Et donc je crois que cette situation, il faut qu'elle change et pour cela, nous avons besoin d'un gouvernement libyen stable et, pour qu'il soit stable, il faut qu'il soit rassemblé.
Q - On précise qu'il y a aussi des Égyptiens, des Turcs et des Emirati présents à cette réunion que vous organisez...
R - Du Qatar aussi...
Q - Du Qatar également. Jean-Marc Ayrault, vous l'avez cité, cet homme, le général Haftar. Il n'est pas seulement, comme vous le dites, présent militairement dans l'Est du pays, il contrôle tout simplement aujourd'hui avec ses hommes tous les terminaux pétroliers...
R - Non, ce n'est pas tout à fait le cas...
Q - Pas tout à fait le cas... en tous les cas au moins trois des plus importants.
R - Je crois qu'il faut être très clair : la production pétrolière, la commercialisation du pétrole, les ressources du pétrole appartiennent à tous les Libyens et pour que les choses marchent, pour que le pétrole soit d'ailleurs vendu puisqu'il y a des règles internationales, cela ne peut être que dans le cadre de la légalité du pays, de la Libye, cela ne peut pas se faire contre le gouvernement libyen. Donc, dans l'intérêt des Libyens, il faut que la Compagnie nationale du pétrole, la NOC, ait le contrôle de la production et de la commercialisation et que les ressources viennent à la Banque centrale pour qu'elles ne soient pas dilapidées. Et vous savez bien que la seule ressource ou la ressource principale de la Libye, c'est le pétrole et les Libyens ont vraiment besoin de soutien financier...
Q - Mais le gouvernement que vous avez cité tout à l'heure, reconnu par les Nations Unies...
R - ...par la communauté internationale, oui...
Q - ...et qui est basé à Tripoli, lui, a vu d'un très mauvais oeil justement la montée en puissance de cet homme ; il se dit parfois que les Occidentaux entre guillemets, notamment la France, en coulisses, le soutiendraient. Qu'en est-il ?
R - Non, nous soutenons le gouvernement de M. Sarraj qui est le gouvernement d'entente nationale, qui est issu des accords de Skhirat qu'il faut appliquer, mettre en oeuvre. Et cela demande des efforts du gouvernement pour s'élargir et inclure l'ensemble des forces politiques libyennes de toutes les régions libyennes dans la clarté, dans la transparence et le général Haftar fait partie des personnalités qui devraient trouver une place.
S'agissant de la défense, s'agissant de l'armée, bien entendu, il faut qu'il y ait une organisation et une gouvernance du volet militaire mais s'agissant du pilotage d'ensemble, cela ne peut se faire que par le pouvoir civil. Dont tout cela doit être clarifié et nous avons, à l'occasion de cette réunion, rappelé tous ces objectifs et nous voulons aider le gouvernement libyen justement à les atteindre. (...).
* Tourisme - Sécurité
Q - Vous êtes le ministre français des affaires étrangères et du développement international. Peut-être d'abord un mot justement sur ce qu'on vient de voir, sur cette affaire dite Kardashian : récemment, vous avez annoncé que le nombre de touristes français avait chuté de 7% sur l'ensemble du territoire entre janvier et juin 2016 ; c'est une affaire qui tombe mal à la fois pour l'image de la France mais aussi pour ce secteur important de l'économie française qu'est le tourisme.
R - Oui, enfin je crois qu'il faut éviter de faire un rapprochement entre ce qui s'est passé qui est tout à fait regrettable et évidemment qui doit être sévèrement sanctionné parce que Kim Kardashian est venue en France en toute tranquillité et heureuse, j'imagine, d'être dans notre pays et nous, on était heureux de l'accueillir. Mais c'est quelque chose qui choque évidemment ; d'abord je pense que la première personne choquée, c'est elle, c'est vrai que c'est violent, c'est scandaleux et, pour autant, je pense que l'on aurait tort d'en faire une exploitation politique. Je trouve cela assez désolant.
Nous sommes mobilisés de toutes nos forces pour assurer la sécurité des Français mais aussi de tous ceux que nous accueillons en France et en particulier les touristes. Alors il y a encore des progrès à faire.
Ce qui a joué sur les chiffres du tourisme, il ne faut pas le nier, il y a en partie l'effet des attentats, il y a eu aussi les mouvements sociaux, il y a eu aussi les intempéries dans certaines régions. Mais nous relevons le défi de garder une France ouverte, une France attractive, une France qui accueille et ce n'est pas parce qu'on nous combat - et en particulier les forces de Daech - que nous allons céder sur ce que nous sommes, c'est-à-dire nos valeurs, notre mode de vie, notre culture, notre vivre ensemble. Il ne faut pas céder. Il ne faut pas céder non plus à la panique et il faut faire preuve de vigilance, toujours plus de vigilance mais, en même temps, ne pas s'enflammer à chaque instant. (...).
* Afrique - Gabon - RDC - Mali
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Q - Venons-en maintenant si vous le voulez bien à l'actualité en Afrique avec sans doute un tournant au Gabon s'agissant des relations entre Paris et Libreville : pour la première fois depuis des décennies, la France n'a pas aussitôt reconnu la victoire du président sortant, à savoir Ali Bongo. Tout simplement Jean-Marc Ayrault, pourquoi ?
R - Parce qu'il y avait un doute sur les résultats et nous, nous souhaitions la transparence. C'est pourquoi d'ailleurs nous avons encouragé ceux qui contestaient le résultat proclamé, à faire les recours et à utiliser ce qu'on a appelé la voie juridictionnelle, ce qu'ils ont fait. Alors, pour autant, la Cour constitutionnelle s'est prononcée ; nous sommes bien informés puisque l'Union européenne avait envoyé des observateurs qui ont fait un travail excellent, il faut le saluer, qui a été parfois dérangeant pour les autorités du Gabon mais qui était nécessaire et qui ont pointé un certain nombre d'irrégularités. Au final, ce doute qui s'est installé sur le résultat, n'a pas été entièrement levé malgré les décisions...
Q - Mais des doutes, il y en avait avant, Jean-Marc Ayrault, sous Omar Bongo et sous Ali Bongo même la dernière fois, sous la présidence certes de Nicolas Sarkozy... Cela veut-il dire que l'on assiste à un changement de cap dans la politique française vis-à-vis de l'Afrique ?
R - Bien sûr. D'abord il y a deux choses : la Françafrique, c'est fini. Ça, c'est très clair, je l'ai dit et je le répète : ce temps est révolu, c'est une autre époque. D'ailleurs, je pense que les peuples africains ne veulent plus de cette politique. Et puis, en même temps, il n'y a pas d'ingérence. D'ailleurs, c'est le paradoxe de cette situation. Certains auraient voulu que la France reconnaisse le résultat contesté de l'élection de M. Bongo, avant même que la Cour constitutionnelle examine des recours. Et puis ensuite, lorsque la Cour donne son résultat et que la France est représentée par son ambassadeur, comme d'autres pays, au moment de la cérémonie d'investiture, on nous reproche de ne pas dire que M. Bongo ne devrait pas être proclamé élu. Il faut savoir.
Nous, ne sommes pas pour l'ingérence et cela nécessite une ligne claire et nous allons nous y tenir. Par contre, ce que je voudrais ajouter, c'est que la France a conscience que le système politique gabonais est un peu à bout souffle et qu'il a besoin de réformes. C'est un petit pays, 2 millions d'habitants, qui a toujours été partenaire de la France, qui joue son rôle dans cette région et qu'il faut reconnaître.
En même temps, il y a des réformes à faire. Donc, on peut adresser le message suivant, c'est ce que nous faisons et ce que nous répèterons : prenez vos responsabilités, faites les réformes qui permettront de réconcilier et de donner un autre cadre à la vie politique gabonaise, un message qui soit plus inclusif. En particulier, nous soutenons les initiatives de l'Union africaine. L'Union africaine est de plus en plus présente sur beaucoup de situations conflictuelles en Afrique. C'est une bonne chose que les Africains se soient donné cette organisation et qui va continuer de jouer son rôle. Je pense que l'Union africaine prendra des initiatives, il y aura dans quelques mois des élections législatives au Gabon, est-ce que ce n'est pas l'occasion justement d'un nouvel élan démocratique ? En tout cas, je l'appelle de mes voeux.
Q - En tout cas, les observateurs de l'Union européenne vont sans doute se méfier pour ces législatives. On a appris hier, selon Le Journal du Dimanche en France, que les observateurs européens que vous avez cités avaient été mis sur écoute par le pouvoir gabonais. Quelle est votre réaction ?
R - Si c'est vrai, c'est inadmissible. En tout cas, cela révèle qu'il y a des moeurs qui ne sont pas acceptables et qui doivent être révolues. Et puis, il y a eu aussi des violences et nous condamnons les violences, qui ont pu faire des victimes. Il y a aussi des bruits et des informations qui circulent, vous avez peut-être vous-même, évoqué ces points. Vous avez noté que la Cour pénale internationale a lancé une enquête préliminaire, cela ne veut pas dire qu'il y aura une information, une enquête complémentaire. Mais la Cour pénale prend ses responsabilités pour vérifier quelle est la nature de ces violences et qui en est responsable. Je pense que c'est une bonne chose aussi.
Q - Autre pays francophone en difficulté ces dernières semaines et même ces derniers mois, la République démocratique du Congo, le Congo Brazzaville également ou encore le Burundi. Est-ce que vous comprenez l'aspiration de ces jeunes qui en ont marre de ces dirigeants qui s'accrochent au pouvoir ? C'est en tout cas ce qu'ils leur reprochent, ils sont nombreux ce soir à nous écouter, à Brazzaville, à Kinshasa. Que leur dites-vous ?
R - Je les comprends. Quand je disais que la Françafrique, c'était fini, ce qui est fini, c'est aussi une certaine forme de gouvernance où on s'installe au pouvoir et on n'en part jamais. Je pense que la jeunesse africaine, mais pas seulement la jeunesse d'ailleurs, ne veut plus de cette situation. D'ailleurs, dans beaucoup de pays africains, les choses ont changé et tant mieux.
Car, il y a en Afrique une énergie formidable, c'est notamment celle de la jeunesse, un potentiel extraordinaire, il y a beaucoup de réussites, que ce soit économique, que ce soit dans l'innovation, que ce soit dans la transition énergétique. Donc, l'Afrique a envie de réussir son avenir, de trouver une place pour chacun dans le siècle dans lequel nous sommes.
D'ailleurs, si nous devons faire quelque chose avec l'Afrique, c'est l'aider dans ses projets. L'aider à la fois pour sa sécurité, l'aider aussi dans ses projets de développement. L'Union européenne en particulier doit faire davantage.
Mais je reviens à votre question concernant la République démocratique du Congo. Ce n'est pas possible que cela continue comme cela. J'ai dit et j'ai dénoncé cette situation, où un président en place n'a qu'un but, celui de ne pas respecter la Constitution pour garder le pouvoir. Il y a une Constitution et elle doit être respectée. Là, ce n'est pas de l'ingérence. C'est le rappel du droit et des principes. Je ne suis pas le seul à le dire, au nom de la France. Mais il y a aussi les autres pays de la communauté internationale, il y a les Nations unies qui le disent, il y a l'Union africaine qui le dit et qui fait beaucoup déjà. Donc, il faut absolument que la Constitution soit respectée, qu'une date soit fixée pour les élections et que le dialogue national qui a été engagé ait vraiment lieu, pour qu'on puisse amener de la paix dans ce pays. Parce que, sinon, ce qu'on peut craindre dans ce grand pays de 60 millions d'habitants, c'est l'affrontement, j'ai même dit le risque de guerre civile. Nous ne pourrions pas imaginer un tel drame. Parce que, là, qui seraient les victimes ? Toujours les mêmes qui sont les victimes.
Q - Il y a eu 53 morts, les 19 et 20 septembre, la France a condamné. Vous le disiez, ce n'est jamais simple pour Paris, les faits vous donnent raison. Le ministre congolais de la communication, Lambert Mende, a dit ceci, après les accusations de François Hollande sur des exactions commises et sur votre réaction, vous, à l'ONU, vous étiez à ce moment-là à New York : «La République démocratique du Congo n'est pas un département français d'Outre-Mer.»
R - Mais cela n'a rien à voir. C'est un pays qui a une Constitution. La moindre des choses pour celui qui parle au nom de son pays, c'est de respecter sa Constitution. Vous imaginez que l'on fasse la même chose en France ? Qu'est-ce qu'on ne dirait pas de nous - et on aurait raison - si on ne respectait pas notre propre Constitution. Par exemple, si François Hollande disait «je reste au pouvoir, malgré la date des élections». Là, maintenant, il n'y a même pas de date d'élections en République démocratique du Congo. Donc, il faut une date d'élections. Quant à M. Kabila, il n'a pas le droit de se représenter, c'est la Constitution. Il faut qu'il donne l'exemple.
Q - Concrètement - pardonnez-moi de vous couper - aux États-Unis, l'administration Obama a décidé de sanctionner deux hauts responsables, il s'agit de deux généraux congolais. Est-ce la bonne solution, selon vous ?
R - Je ne suis pas opposé aux sanctions, cela nous arrive d'en mettre en oeuvre. On en a pris aussi bien, par exemple, pour la Russie concernant la situation en Ukraine, on le fait pour la Corée du Nord. Donc, s'il faut passer par les sanctions, on passera par les sanctions. Mais j'appelle aussi à la raison. Ceux qui sont aujourd'hui au pouvoir à Kinshasa doivent prendre leurs responsabilités. S'ils veulent la paix dans leur pays, s'ils veulent le bien de leur peuple, alors, ils respecteront leur Constitution. Il faut vite trancher cela, car je crois qu'il y a un vrai danger.
Q - François Hollande a reçu tout à l'heure le président du Mali, Ibrahim Boubacar Keïta. Cela va bientôt faire trois ans que la France a lancé son opération Serval, son intervention militaire au Mali. Quelle est la situation aujourd'hui sur place ?
R - Je me suis rendu moi-même, avec mon homologue allemand Frank-Walter Steinmeier, au Mali et en même temps au Niger. Nous sommes allés à Gao. On voit bien qu'il y a encore beaucoup de réformes à faire pour appliquer les Accords d'Alger. Il y a, je crois, une sincérité du président Keïta et des autorités maliennes. Mais c'est difficile, je sais que c'est difficile. Mais c'est indispensable.
Je crois qu'il faut vraiment réussir les Accords d'Alger. Il y a un besoin de paix dans ce pays, de trouver aussi les bonnes solutions dans le Nord Mali pour une décentralisation la plus poussée possible, pour donner des responsabilités à ces régions, qui peuvent exercer des responsabilités dans le cadre de l'État malien. Et puis, il faut aussi constituer une armée malienne, elle est en cours de formation. Et puis, il faut aussi en même temps soutenir tous les projets de développement du Mali. Je pense que c'est la confiance qui est la clé de la réussite. Alors, la France est venue pour aider le Mali qui l'avait appelée pour lutter contre les djihadistes. Mais il faut maintenant réussir, c'est-à-dire réussir la paix et la paix passe par l'accord au Nord Mali. Mais la paix passe aussi par le développement, c'est-à-dire un espoir pour la jeunesse malienne.
Q - Jean-Marc Ayrault, ministre français des affaires étrangères et du développement international, merci beaucoup d'avoir répondu à nos questions dans «64 Minutes» sur TV5MONDE. Merci à vous.
R - Merci.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 10 octobre 2016