Interview de M. Lionel Jospin, Premier ministre, dans "Ouest-France" du 27 septembre 2001, sur la situation internationale après les attentats aux Etats-Unis, les interpellations dans les réseaux islamistes intégristes, la situation économique et l'exhortation à un "patriotisme économique".

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Ouest France

Texte intégral

Le Premier ministre est interviewé par Jean-Yves Boulic, Paul Burel, Joseph Limagne, Didier Pillet
Voyez-vous dans les attentats du 11 septembre une incitation à repenser l'ordre du monde?
Aucun désordre du monde ne peut justifier la barbarie de tels actes. Les racines du terrorisme plongent dans le fanatisme, la haine des autres, une vision mortifère du monde et non dans les déséquilibres des relations internationales. Mais il y a, c'est vrai, chez trop de peuples, des tensions, des frustrations, une radicalité qui sont liées à l'inégalité des conditions. On sait l'injustice des rapports Nord-Sud, mais il y a aussi des problèmes au Sud, qui tiennent à l'absence de démocratie, à l'accaparement des richesses, à des modèles inégaux et inefficaces de développement. Cela doit être corrigé par une organisation plus solidaire du monde et, à plus court terme, par des réponses à apporter à des questions brûlantes.
Au Proche-Orient, par exemple?
Il faut veiller, par nos réactions, nos analyses, les mots que nous employons, la nature de la réplique qui sera apportée aux attentats, à ne pas contribuer à ce qu'une partie des peuples de cette région en vienne à admettre la folie meurtrière de groupes très minoritaires. Il faut isoler le terrorisme. Voilà pourquoi nous partageons avec le président égyptien Moubarak, que j'ai rencontré lundi à Paris, le souci d'une reprise du dialogue israélo-palestinien. Il faut que les deux peuples face à face et leurs dirigeants aient conscience que, plus ils iront dans la voie de la radicalisation, plus les problèmes s'aggraveront. Or, il n'est pas possible, en ce moment, d'exiger d'une des parties l'absence totale de violence avant toute discussion d'un cessez-le-feu. C'est pourquoi la rencontre entre Arafat et Pérès était nécessaire, car seul le dialogue peut redonner la sécurité.
On vous sent réticent à l'égard de l'action militaire que préparent les Américains en riposte aux attentats?
Il n'y a pas de réticence. Notre solidarité est entière à l'égard du peuple américain. Nous partageons sa peine. Nous comprenons sa colère. Nous sommes totalement engagés dans la lutte contre le terrorisme. Sur le plan national, nous en témoignons par un efficace travail de démantèlement de réseaux . Au plan européen, nous travaillons à l'amélioration de la coordination des politiques judiciaires et policières. Sur le plan international, nous pratiquons une coopération beaucoup plus étroite entre les polices et les services, nous définissons une approche commune du terrorisme dans les instances des Nations-Unies et nous développons une action contre les moyens de financement de celui-ci. Le changement rapide d'attitude des Etats-Unis, en matière de lutte contre l'argent sale et le contrôle des paradis fiscaux, est une excellente évolution. Nous sommes d'ailleurs, à ma connaissance, le premier pays, en dehors des États-Unis, à avoir gelé dès hier les avoirs de groupes ou d'individus liés au terrorisme. En ce qui concerne un éventuel engagement des forces françaises, ne parlons pas de réticence, mais d'attente. Nous avons dit à nos amis américains ce qui nous paraît souhaitable ou au contraire, risqué. Nous avons déclaré notre disponibilité. Il restera à décider souverainement du principe et des formes éventuelles d'un engagement, si celui-ci nous est demandé.
Confirmez-vous votre intention de consulter le Parlement ?
Bien sûr ! Comment imaginer qu'il ne soit pas proposé à la représentation nationale au moment de la rentrée parlementaire, de débattre de la nouvelle situation internationale créée par les événements tragiques du 11 septembre et des conditions dans lesquelles notre pays s'y trouve engagé. C'est pourquoi, j'ai proposé hier aux Présidents de l'Assemblée nationale et du Sénat, qui l'ont accepté, d'organiser un débat dans leur Assemblée. Celui-ci pourrait avoir lieu dès le 3 octobre à l'Assemblée nationale.
Avez-vous la certitude de la responsabilité de ben Laden?
Le monde du terrorisme est opaque et dissimulé. Une série d'indices met en cause le groupe ben Laden et d'autres, qui ne lui sont pas forcément liés. L' action doit être menée contre tous ces groupes. J'insiste sur l'idée que, pour lutter contre le terrorisme, il faut rappeler les États à leur responsabilité de membres de la communauté internationale. Il faut que certains cessent d'être complices ou complaisants. Le fait que l'Afghanistan apparaisse comme un sanctuaire du terrorisme pose une question, qui va, sans doute, trouver sa réponse.
Cela le désigne comme la cible de la riposte?
Les Américains ont été les victimes d'un terrorisme qui nous menace tous. Nous admettons qu'ils ont un droit de légitime défense. Une résolution a été votée en ce sens au Conseil de sécurité de l'Onu. Tant que nous ne connaissons pas la nature des répliques, il est difficile de commencer à raisonner sur leurs conséquences. Ce qui est clair, c'est que le régime des taliban n'est pas reconnu par les Nations Unies. Il avoue ses liens étroits avec ben Laden et ses groupes. Au-delà même du terrorisme, il impose aux Afghans -et plus encore aux Afghanes- des formes d'organisation politique et sociale insupportables. D'une façon ou d'une autre, mais en épargnant des populations qui ont déjà trop souffert, ce problème doit être résolu.
Selon les informations en votre possession, le terrorisme islamiste menace-t-il précisément notre pays?
Nous n'avons pas d'informations nous laissant penser que la France serait visée, même si l'on sait que des objectifs américains pouvaient être concernés dans notre pays. Mais il nous faut être vigilants. C'est pourquoi justice et police mènent une action vigoureuse qui a débouché sur des interpellations. C'est pourquoi encore, pour protéger et mobiliser la population, nous avons mis en place le plan Vigipirate renforcé et accru la surveillance des lieux publics et des points sensibles. C'est pourquoi enfin, j'ai, ces derniers jours, conduit avec les ministres concernés un important travail pour mieux sécuriser tous les dispositifs essentiels du pays.
Des découvertes de stocks d'armes ont donné l'impression que les services de sécurité étaient surpris par la montée de la violence. A-t-on fait, dans le domaine du renseignement, ce qu'il fallait pour nous protéger?
Les interpellations réalisées dans les réseaux islamistes intégristes, ou encore dans les rangs de l'ETA témoignent de la volonté de l'État, du Gouvernement, que soit conduite d'une main ferme l'action de la justice et de la police contre la menace terroriste, comme d'ailleurs contre toute forme de criminalité. J'ajoute qu'en matière de renseignement, nos services se sont constamment attachés à un travail de terrain.
Il y a risque, pour la cohésion nationale, de confondre islamisme et islam. Et faire une vraie place à l'islam de France ?
Lorsque se tient une cérémonie interconfessionnelle à l'église américaine et que le recteur Boubakeur y est présent, lorsque je reçois ensemble les responsables des grandes religions monothéistes à Matignon, c'est bien la marque d'une reconnais-sance des autorités de l'islam et de leurs liens à la République. L'action engagée par Pierre Joxe, poursuivie par Charles Pasqua, Jean-Pierre Chevènement et Daniel Vaillant, manifeste la volonté de permettre à la communauté musulmane de se donner une forme collective d'expression. Mais il n'y a pas de tradition d'organisation d'église dans l'islam, qui est, en outre, marqué par la diversité. En conséquence, il n'est pas possible -et cela ne serait pas accepté- d'organiser de façon officielle un islam français. Les modes de représentation doivent être plus souples.
Le dégoût absolu qu'inspirent les attentats aux États-Unis, même si l'échelle n'est pas du tout la même, ne remet-il pas en cause aussi les discussions que vous avez engagées avec les fauteurs d'attentats en Corse?
Cette comparaison n'a pas de sens, et ce n'est pas une question d'échelle. Maintenant, pour ce qui concerne le processus engagé en Corse, il n'y a jamais eu depuis 1997 de discussion en France entre le Gouvernement et ceux que vous appelez des " fauteurs d'attentats ". Il y a eu des discussions avec des élus légitimes et représentatifs de l'assemblée de Corse et des parlementaires, de façon transparente, sur des problèmes de fond : décentralisation, identité culturelle et linguistique, développement. Ceci est allé de pair avec une condamnation constante de la violence et la poursuite d'une action policière et judiciaire menée sans défaillance contre le crime quelles qu'en soient les sources d'inspiration. Donc notre démarche est claire et se différencie fortement des dialogues obscurs et clandestins de naguère. Aujourd'hui, un texte est examiné par le Parlement ; il a été voté à l'Assemblée, y compris par certains membres de l'opposition que je remercie pour leur hauteur de vue; il va venir devant le Sénat. Face à une question très difficile, j'ai fait mon devoir de responsable d'État dans le respect de la loi républicaine et je ne le regrette pas.
Au moment où l'on évoque une récession américaine quelle appréciation portez-vous sur la situation économique mondiale et française?
Ni aux Etats-unis, ni en Europe et encore moins en France nous ne sommes en récession : il n'y a pas de chute de la production. Nous sommes dans une phase de ralentissement économique, liée à des données préexistantes aux évènements de septembre: fin d'un long cycle aux Etats-Unis, crise structurelle au Japon. Mais les fondamentaux économiques de l'Europe restent favorables. Chez nous, il y a des ressorts internes pour maintenir la croissance et nos choix de politique économique -notamment le soutien du pouvoir d'achat par la baisse d'impôt et la prime pour l'emploi- sont bien adaptés à la période. Enfin, nous parviendrons d'autant mieux à maintenir la croissance économique que nous agirons de façon coordonnée au plan européen.
Depuis le 11 septembre on est tout de même dans une situation exceptionnelle, très incertaine?
Effectivement. A cet égard je voudrais m'adresser à l'ensemble des acteurs économiques et tout particulièrement aux chefs d'entreprise. Lutter contre le terrorisme ce n'est pas seulement l'affaire des juges, des policiers, des services secrets, des Etats. Il y a aussi une réponse que peuvent donner les chefs d'entreprise, les investisseurs et les consommateurs. Face au terrorisme et aux désorganisations qu'il cherche à provoquer, il y a une responsabilité presque civique des chefs d'entreprise : ils doivent eux aussi résister à l'intimidation et soutenir l'activité économique. Faisons preuve, tous ensemble, de patriotisme économique. Nos choix pour le budget 2002 sont clairs : nous ne renonçons pas aux baisses d'impôts puisqu'elles permettent de soutenir le pouvoir d'achat et la consommation nous gardons un niveau de dépenses publiques nécessaire aux grandes missions de l'État nous acceptons donc une augmentation légère et provisoire du déficit budgétaire.
Mais sans minimiser le rôle de l'Etat?
C'est d'autant plus essentiel - et le drame de Toulouse vient aussi de le démontrer- qu'en période d'incertitude et d'inquiétude, la population se tourne naturellement vers l'État comme force de régulation et comme pouvoir légitime. Cela remet en place les théories sur la disparition du politique, sur sa dilution dans un marché libéral.
Mais ce sont les Etats-Unis, paradoxalement, qui relancent par la dépense publique?
Le sérieux ralentissement économique aux Etats-Unis, et la crise spécifique du transport aérien, exigeaient, de leur part, un effort immédiat. Nous n'excluons pas de prendre nous aussi, si nécessaire, des mesures, y compris pour restaurer les conditions de compétitivité dans ce secteur.
Pensez-vous être encore en mesure de ramener le nombre de chômeurs sous la barre des deux millions avant la fin de l'année?
Mon sentiment c'est qu'au rythme de croissance actuel, et alors que les dispositifs volontaristes (35 heures, emplois jeunes) ont porté l'essentiel de leurs fruits, nous ne sommes plus dans une pente de baisse rapide du chômage.
Aujourd'hui, alors que la conjoncture est plus faible, il nous faut redoubler d'efforts pour que nous puissions retrouver une situation où le chômage recule significativement.
Dans une Basse-Normandie déjà sinistrée industriellement, les projets de reprise partielle de Moulinex ne permettront pas d'éviter de nombreuses suppressions d'emplois dans l'entreprise et chez ses sous-traitants. Le gouvernement est-il prêt à élaborer un plan précis pour la reconversion des personnels touchés?
Nous avons consacré toute notre énergie ces dernières semaines à faire émerger des offres de reprises. Le gouvernement a été au devant des industriels et des fédérations syndicales : il a joué un rôle de médiation, offrant tous les outils dont il dispose pour rendre économiquement possible une reprise. Dès que le Tribunal de Commerce aura statué, et choisi un plan de reprise, nous nous attellerons, avec les collectivités locales concernées, à un plan de reconversion des sites, des bassins, en veillant d'abord à la situation des salariés. Nous nous intéresserons au sort de chacun. La fermeture de sites industriels est toujours un traumatisme mais il faut rebondir. Notre pays a déjà connu ce type de situation. Souvenez-vous de l'effort remarquable réalisé pour Le Havre frappé par la crise des chantiers navals. Nous sommes résolus à un effort comparable pour Moulinex.
Dès juin 1997, votre ambition était de permettre aux Français de retrouver confiance dans la politique et ceux qui la font. Avez-vous le sentiment d'avoir réussi?
Il existe une vieille tradition française de scepticisme à l'égard des politiques; ce qui n'empêche pas les Français d'être un peuple très politique. Je crois que les Français savent que le gouvernement fait face aux épreuves et exerce, à tout moment, ses responsabilités. Il s'est efforcé de restaurer la confiance dans l'action politique et les institutions: il a donné leur place aux femmes avec la parité, il a amélioré le sort des plus fragiles, il a introduit des règles de transparence dans notre vie publique... Bref, l'équipe que je dirige et moi-même nous nous efforçons de faire vivre une approche à la fois citoyenne et respectable de la politique.
Pour ce qui me concerne, je rencontre directement et personnellement beaucoup de Français , et j'ai le sentiment d'avoir avec eux des relations simples et confiantes.
Vous aurez bientôt battu le record de durée de tous les Premiers ministres sous la Vème République, ressentez-vous une usure de la fonction?
Non, ni physiquement ni psychologiquement. Certes, cette fonction est très exigeante et elle me requiert profondément. En même temps, malgré les difficultés, l'action est passionnante, au service du pays. D'ailleurs, il me semble que la France doit cesser d'être une exception parmi les démocraties: même chez nous, les gouvernements peuvent être faits pour agir dans la durée.
D'une façon générale, vous paraît-il assez simple ou plutôt difficile de passer d'un statut de Premier ministre à celui de candidat présidentiel?
Aujourd'hui cette question ne se pose pas. En France, il y a un Président de la République. Je ne joue pas, et a fortiori dans les circonstances actuelles, à je ne sais quel président bis. Je me comporte en Premier ministre. Je remplis ma fonction, à la place qui est la mienne et ainsi la France est-elle gouvernée. Et quand, demain, elle aura à choisir, personne ne lui dictera son choix.
(Source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 28 septembre 2001)