Texte intégral
Il y a une clarté sur les intentions, l'objectif c'est bien de continuer à détruire l'État islamique, c'est clair. Je n'ai pas senti de désengagement au contraire. Tout au long de la journée et au cours du déjeuner de travail - j'étais à la table de mon homologue américain Rex Tillerson - on a pu parler assez franchement de sujets que j'avais déjà abordés avec le conseiller du président à la sécurité intérieure - M. Tom Bossert - et avec le ministre de la défense, le général Mattis.
Pour aller un peu plus loin dans les détails : que signifie la coalition contre Daech ? La première chose c'est que l'on va jusqu'au bout de la bataille à Mossoul. Il faut détruire Daech à Mossoul, tout en réglant et en traitant la question des réfugiés. Il faut aussi protéger au maximum les civils et leur permettre de rentrer chez eux, ce qui signifie aussi une organisation humanitaire puissante. Avec le Premier ministre Abadi, il a été question de la manière dont se construit la paix à Mossoul - donc sa gouvernance - qu'il voit le plus décentralisé possible, mais avec des capacités d'action pour remettre en marche les services de base comme l'eau, l'électricité, l'école, les commerces, etc. Et, en même temps, il faut veiller à ce que l'État de droit fonctionne et que la justice puisse aussi enquêter sur les criminels, sinon il n'y a pas de réconciliation.
Ainsi j'ai beaucoup insisté auprès de M. Abadi, que j'ai rencontré en marge du sommet, sur ce volet très important. Si on veut que la paix soit durable, il faut une gouvernance inclusive et que toutes les minorités, y compris les sunnites, se sentent intégrées dans l'armée, dans la police, etc. Toutes ces questions ont été mises sur la table et notamment celle du développement et de l'aide qu'on peut apporter. La France a annoncé une aide au gouvernement irakien de 230 millions de dollars à cet effet.
Et puis on a évidemment abordé la Syrie. En Syrie comme en Irak, la France est le deuxième pays contributeur en matière de frappes aériennes, après les États-Unis. Nous avons aussi des troupes au sol avec des canons en Irak. Et notre objectif militaire c'est la ville de Raqqa, l'autre sanctuaire de Daech. C'est une revendication que la France porte depuis plus d'un an. Je peux dire que maintenant il y a un consensus entre tous les participants pour se concentrer désormais sur Raqqa. L'objectif est de détruire ce sanctuaire, qui concentre des capacités d'attentats aussi bien dans la région que dans nos pays, notamment en Europe. Nous le savons, nous les Français.
Lors des discussions que nous avons eues avec le général Mattis - avec qui j'ai parlé personnellement - et Rex Tillerson, nous attendions une clarification de la position américaine sur le déroulement de l'opération, sur quelles forces militaires s'appuie-t-on pour prendre Raqqa et le plus vite possible. S'agissant de cette échéance prochaine, le général Mattis a dit qu'il y a des menaces, qui concernent aussi bien l'Europe que la Turquie, et qu'il faut prendre cela au sérieux. Le plus vite possible c'est bien, mais, il faut s'assurer que ces forces permettront par la suite d'avoir une gestion et une gouvernance de Raqqa qui sera là aussi inclusive. Je rappelle que Raqqa est une ville composée à 90% d'une population arabe et on voit mal une gouvernance - je vais un peu plus loin quand même sur cette question qui n'est pas uniquement une question d'origine - qui n'anticiperait pas sur une transition politique en faisant appel à des représentants de l'opposition modérée. La France plaide pour des forces de l'opposition modérée, qui permettraient dans toutes les zones libérées de Daech qu'on puisse montrer qu'il y a une autre gestion que celle du régime.
Hier, j'ai invité les pays arabes de la région à nous rencontrer - l'Arabie saoudite, la Jordanie, les Émirats arabes unis, le Qatar et la Turquie qui étaient invités - et nous avons parlé de la gouvernance de Raqqa et de la suite et nous sommes tombés d'accord. Parce que si on ne traite pas ce problème, ce sera le statu quo et on ne changera rien en Syrie. Je vous rappelle que demain débute une conférence à Genève, avec M. Staffan de Mistura, dans le cadre de l'ONU, pour tenter une nouvelle négociation sur la transition politique, la perspective d'organiser des élections, une nouvelle constitution et avec aussi un travail sur le terrorisme. Le terrorisme concerne Daech d'un côté et al-Nosra de l'autre, mais concerne aussi des autres groupes qui sont sur le terrain qui sont ceux qui soutiennent le régime : les groupes iraniens, les milices iraniennes, les milices du Hezbollah, les milices de l'Afghanistan, du Pakistan qui se comportent comme des groupes terroristes. Ils font des trafics, des enlèvements, ils emprisonnent et c'est une réalité.
Si on veut une Syrie en paix et sûre, une Syrie où la violence ne ressurgit pas à tout instant - même si on a éradiqué Daech à Raqqa - il ne faut pas rêver, il y a encore des groupes - ceux que je viens de citer - qui sont dans d'autres régions de la Syrie. Il faut traiter ce problème c'est par la voie de la négociation à Genève qu'on le fait. L'objectif final c'est bien celui dans une Syrie pacifiée, d'une Syrie unitaire, d'une Syrie qui respecte ses minorités, et qui permette de reconstruire le pays. On ne peut pas le reconstruire avant d'avoir créé les conditions de la paix. Il s'agit aussi de permettre aux réfugiés de revenir en Syrie, et ils sont très nombreux en Turquie, en Jordanie et au Liban. Ces questions ont été mises sur la table et j'ai défendu ces positions.
Parfois, j'ai des réponses sur l'objectif militaire et, même s'il y a des hésitations américaines sur les forces impliquées, J'admets, comme je l'ai dit, que l'administration américaine prenne du temps pour réviser certaines dispositions et prendre la meilleure. Nous allons en parler ensemble et nous apporterons nos propres idées, il faut avancer sur la gouvernance. Il faut préciser davantage aussi du côté américain comment ils voient la négociation de Genève et la transition. Tout cela n'est pas encore clair, parce qu'ils étudient différentes options. Nous sommes plus avancés car nous avons clarifié nos positions. Nous sommes en contact permanent avec les pays arabes et avec l'opposition modérée présidée par Riad Hijab à Riyad que nous avons encouragée à participer à ces négociations en créant une coalition la plus large possible et qui soit la plus constructive et pragmatique possible dans les discussions.
Q - Rex Tillerson ce matin a parlé de «safe zones», de zone de sécurité en Syrie, est-ce quelque chose de décidé ?
R - Je ne sais pas exactement ce que cela recouvre. Mais cela pourrait, selon mon point de vue, recouvrir peut-être des zones qui seraient libérées de Daech et dans lesquelles on pourrait organiser une gouvernance inclusive en faisant fonctionner les conseils locaux, l'administration locale, l'équipement et créer les conditions d'un retour. Si c'est dans ce cadre, cela m'intéresse mais cela n'a pas été précisé.
Q - Jusqu'à présent vous n'avez pas de précisions sur l'option kurde ou non sur Raqqa ?
R - Non, on n'a pas décrit précisément quelles forces pourraient intervenir. On sait qu'il y a des forces kurdes du PYD qui sont déjà présentes et que les Turcs voudraient eux-mêmes participer. Mais, tout cela doit être affiné et précisé. Ce qui est sûr, c'est qu'on ne peut pas traiter la question militaire sans penser à la question politique. Et la question politique c'est celle de la gouvernance, dont je viens de vous parler, qui ne peut être qu'arabe puisque les Arabes représentent 90% de la population de Raqqa. C'est la raison pour laquelle nous avons souhaité que soit examinée la globalit de la question mais mes interlocuteurs n'ont pas, que ce soit M. Tillerson, le général Mattis, les Turcs ou les Arabes, tous convenu qu'il y avait là une difficulté. Ils étaient prêts à en discuter.
Q - Ils ont donné une idée du délai qu'allait prendre la réflexion ? Parce que si le général Mattis dit en même temps qu'il faut aller vite...
R - Nous, ce que nous souhaiterions, c'est que cette revue n'aille pas au-delà du mois d'avril. Nous sommes le 22 mars, il ne faut pas que cela dure trop longtemps pour prendre une décision claire.
Q - Vous avez dit que vous cherchiez plus de clarté sur comment cela serait fait, et le général Mattis a dit que cela devait être fait rapidement, et que vous attendiez encore quelques informations sur le processus de stabilité. Qu'est-ce qui a été finalement accompli par la rencontre d'aujourd'hui ?
R - Le général Mattis ne dit pas le contraire de ce que je dis. Il a lui-même dit, il y a une heure, «il faut aller vite parce qu'il y a des menaces», mais comme c'est compliqué ne faisons pas d'erreur. La date correspond un peu au mois d'avril. Mais j'espère que cela sera le mois d'avril.
Q - Quels sont les résultats de la réunion d'aujourd'hui ?
R - Ce à quoi nous sommes parvenus - ce qui est le plus important - c'est que la coalition existe et qu'elle n'est pas seulement formelle. Elle est composée de pays engagés, dont certains sont très engagés militairement, d'autres sont engagés en termes de formation et d'autres sont engagés en termes humanitaires. Mais les participants qui étaient là n'avaient pas l'intention de faire une réunion de politesse. Ils veulent maintenant - c'est l'impression que j'ai eue - aller jusqu'au bout de ce qui a été entrepris.
Le Premier ministre Abadi a fait un discours que j'ai trouvé très engagé, très fort et très déterminé. C'est quelqu'un qui maîtrise bien son plan et il l'a abordé dans sa globalité. Il a même évoqué dans sa dernière partie la nécessité, par exemple, de lutter contre la corruption en abordant la question globalement, c'est-à-dire sur les plans militaire et sécuritaire, mais aussi la question de la gouvernance, la plus proche des gens, pour améliorer leurs conditions de vie de tous les jours et recréer de la confiance. La confiance passe par la réconciliation, mais la réconciliation passe par la lutte contre l'impunité et contre la corruption.
Je pense que nous avons une situation qui est intéressante en Irak, elle n'est pas facile, mais on connaît les menaces et les risques. Mais, il y a un État, un gouvernement et une armée. En Syrie, ce n'est pas du tout la même chose, c'est beaucoup plus difficile. Mais pourtant la menace est énorme et, en plus il y a le jeu de puissances régionales qui interviennent : la Russie et l'Iran comme alliés, qui sont aussi des forces belligérantes, avec des milices en plus, plus les Turcs. Nous, nous sommes dans la coalition mais nous ne sommes pas force belligérante, nous ciblons Daech c'est tout.
Q - Est-ce que vous vous attendiez à plus de résultats après cette réunion aujourd'hui, notamment comment sur la (inaudible) de Raqqa ?
R - J'espérais plus de précisions que nous demandons depuis plusieurs semaines à la nouvelle administration américaine. Mes interlocuteurs, le conseiller de sécurité, la conseillère adjointe de Mc Master, et même le général Mattis et le ministre Tillerson m'ont dit qu'ils avaient besoin d'un petit peu plus de temps pour examiner les différentes options et qu'ils arrivaient au bout de ce travail et qu'il serait proposé au président Trump dans les prochaines semaines. Je ne peux pas vous dire plus. Moi j'aurais aimé que cela aille plus vite mais je peux aussi respecter une nouvelle administration qui demande à ce qu'on ait le temps de faire quelque chose de bien. Ce qui compte, à la fin, c'est que la décision soit efficace. Et il faudra qu'elle soit partagée parce que nous sommes des alliés dans cette affaire.
Q - Did they give you any sense on how they're going to deal with Russia. I mean Russia wasn't here at the meeting. But whether they're going to cooperate with Russia in Syria.
And one quick question: you were talking about sort of imminent threats, is there anything with this ban of laptops on airplanes, did that come up in the meeting today?
R - L'interdiction n'a pas été abordée. Nous avons appris que du côté américain et britannique les décisions avaient été prises d'interdire ces tablettes sur certains vols. Nous avons été interrogés et nous n'avons pas fait une réponse approximative. Et nous avons dit que nous allons regarder quelle est la menace réelle. Nous avons sollicité le Secrétariat général de la défense et la sécurité nationale et la direction générale de l'aviation civile pour qu'ils examinent toutes les menaces que pouvaient représenter l'usage de ces tablettes. Et c'est en fonction des éléments objectifs qui nous seront apportés que l'on prendra une décision mais, à priori, pas comme celle qui vient d'être prise.
Q - Sur ce point Monsieur le Ministre, vous avez parlé de la coopération du renseignement qui est le [inaudible], apparemment cette décision procède de ce que les Américains ont trouvé lors d'un raid au Yémen, ils n'ont pas échangé avec vous les infos qui les ont conduits justement à prendre cette décision sur les tablettes et les ordinateurs?
R - Je n'ai pas d'information sur ce sujet. C'est pour cela que je vous ai dit que nous avons commandé cet examen à nos services. Pour qu'on ait une présentation objective, y compris technique, du risque. Et puis on fera notre propre analyse, parce que nous avons les moyens de le faire, et on interrogera aussi nos partenaires sur les raisons de leurs décisions.
Q - Et sur l'autre question sur la Russie ? Est-ce que vous avez compris comment l'administration peut être alliée avec la Russie.
R - Non.
Q - (...) en gardant l'Iran à distance ?
R - Je ne sais pas. J'ai posé la question et j'ai dit à Rex Tillerson et aux conseillers que j'ai rencontrés, que le règlement de la question syrienne ne pouvait pas être limité simplement à la question de Daech, qu'elle devrait inclure l'ensemble de la question. C'est pour cela que j'ai évoqué les négociations de Genève qui se déroulent, dans la cadre de la résolution 2254 qui a été admise par tous. Cette résolution est la base, mais après il faut être sincère pour la mettre en oeuvre. Et notamment le régime qui n'est pas toujours très allant pour le faire. Le régime syrien a des parrains qui sont la Russie et l'Iran. Aussi, si on veut faire bouger le régime, il faut que la Russie et l'Iran fassent pression. C'est ce que nous défendons comme position. J'ai dit à Rex Tillerson qu'il fallait qu'il ne sous-estime pas la difficulté du règlement de la question syrienne et qu'il ait les idées claires sur ce qu'ils veulent demander aux Russes et ce qu'ils veulent imposer aux Iraniens.
J'ai rappelé que la France est très attachée au respect de l'accord sur le nucléaire iranien qui est une avancée et le fruit d'un travail diplomatique intense. À condition évidemment qu'il soit bien surveillé et bien respecté. Mais, dans le même temps, il faut exiger de l'Iran qu'il joue un rôle constructif dans la région. Alors que depuis quelques temps, on voit bien que la volonté de l'Iran est de faire grandir son influence toute la région, depuis Téhéran jusqu'à Damas en passant par Bagdad et Beyrouth. Ce sont des questions qu'il faut examiner en face. J'ai dit tout cela à mes alliés américains. Ils m'ont simplement dit qu'ils étaient conscients de cette situation, mais je sens des difficultés à arbitrer, à mettre la décision au bon endroit. Mais encore une fois, je répète, je ne fais pas de procès d'intentions. J'ai compris la méthode, c'est un état des lieux, une revue et ensuite des options présentées au président Trump. Je souhaite simplement que cela n'arrive pas trop tard.
Q - Are you saying that they asked you to put in the same ban on electronics on flights and you said no, we will do our own ?
R - Non je n'ai pas eu cette demande.
Q - Vous avez dit que le ministre Mattis vous a parlé de l'importance du volet militaire mais pas seulement en évoquant l'après-conflit. Dans le même temps, Rex Tillerson dans son discours a dit que ce ne sera pas la reconstruction comme avant - Not nation building - (...) que ce n'était pas le rôle de la coalition...
R - Non je n'ai pas eu d'indications. Seulement, ce que je peux vous dire sur la question de la reconstruction, c'est que nous - et là je ne parle pas en tant que membre de la coalition je parle comme membre de l'Union européenne - l'Union européenne est prête à dégager des moyens pour contribuer à la reconstruction de la Syrie et même de l'Irak. Mais pas avant que la construction de la paix ne soit commencée, que la transition politique ne soit commencée.
Il n'y aura pas un centime d'euro pour financer la reconstruction du régime de Bachar al-Assad, qui continue à mettre en prison son peuple, à torturer et à tuer des gens. Il faut une transition politique. C'est dans le cadre de cette transition politique - le processus de Genève - que nous sommes prêts à participer à la reconstruction. Cette reconstruction qui permettra également le retour des réfugiés. C'est l'objectif. Et c'est un objectif de paix garantie dans cette région. C'est un enjeu essentiel. Sinon vous aurez toujours la guerre. Vous pouvez faire tomber Raqqa, mais vous aurez toujours la guerre en Syrie. Je dis aux Russes que s'il n'y a pas cela, et bien ils seront obligés d'être toujours présents avec des moyens militaires pour essayer de tenir le terrain, mais ce n'est pas une solution. Merci beaucoup.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 28 mars 2017