Interview de M. Jean-Marc Ayrault, ministre des affaires étrangères et du développement international, avec France Inter le 10 avril 2017, sur le conflit syrien.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : France Inter

Texte intégral


PATRICK COHEN
Bonjour Jean-Marc AYRAULT.
JEAN-MARC AYRAULT
Bonjour.
PATRICK COHEN
L'actualité internationale et la position de la diplomatie française ont été très présentes dans la campagne présidentielle ce week-end et dans les discours de plusieurs candidats. Deux précisions et éclaircissements pour commencer. 1 : Êtes-vous certain de la responsabilité du régime syrien dans l'attaque chimique qui a fait près de 90 morts la semaine dernière ? 2 : Au nom de quel principe la France peut-elle approuver les représailles américaines ?
JEAN-MARC AYRAULT
D'abord, il n'y a aucun doute sur le fait que le régime syrien utilise des armes chimiques. Vous vous souvenez qu'en 2013, la France était prête à procéder elle-même à des frappes du même type avec les Britanniques et les Américains, le président OBAMA. Au dernier moment, en août 2013, les Américains après les Britanniques ont renoncé. La France s'est donc retrouvée seule et n'a pas effectué ces frappes qui étaient destinées à sanctionner, sur des terrains militaires, des terrains d'aviation d'où étaient partis les avions qui avaient bombardé les armes chimiques, le régime de Bachar el-ASSAD. C'était la fameuse ligne rouge qui avait été franchie.
PATRICK COHEN
Depuis, il y a eu normalement un démantèlement de l'arsenal chimique garanti par les Russes.
JEAN-MARC AYRAULT
Oui, il s'est passé quelque chose. La Syrie a accepté d'adhérer au traité international d'interdiction d'usage des armes chimiques mais ne le respecte pas.
PATRICK COHEN
Elle ne le respecte pas ?
JEAN-MARC AYRAULT
Non, parce qu'il y a eu beaucoup d'attaques chimiques depuis, on le sait. Avec du chlore, avec d'autres produits. Actuellement, pour savoir exactement quels ont été les produits utilisés par le régime, parce qu'il n'y a aucun doute qu'il y a eu des bombardements, la Russie prétend que…
PATRICK COHEN
Donc les Russes n'ont pas fait le boulot.
JEAN-MARC AYRAULT
Pas seulement les Russes mais tous ses alliés. Maintenant, il y a une commission d'enquête de l'OIAC, l'Organisation internationale qui justement travaille pour empêcher l'utilisation des armes chimiques et a son siège à La Haye, est en train d'enquêter sur place. Elle permettra de savoir quels ont été l'usage des armes chimiques, quel type d'arme chimique précisément. Ça, c'est indispensable. Mais quant à la responsabilité du régime et dire que le régime aurait bombardé des stocks d'armes chimiques détenues par l'opposition, c'est une fable. On sait que le régime a plus de cent fois engagé des opérations utilisant des armes chimiques de toute nature depuis 2013 et il n'y a aucun doute. Ce régime est un régime abject. Il est prêt à tout. Il a conduit par la guerre à plus de trois cent mille morts. Il y a encore des dizaines de milliers de prisonniers, de gens torturés, un pays détruit, des millions de réfugiés et de déplacés. C'est ça, la réalité.
PATRICK COHEN
Pour vous, il n'y a donc aucun doute. Quand vous entendez des candidats dire : « On n'est pas certain. Il n'y a pas de preuves. Attendons l'enquête… »
JEAN-MARC AYRAULT
Il faut faire l'enquête. La communauté internationale existe, les traités internationaux comme celui contre les armes chimiques existent. Il y a des organismes d'enquête, faisons-les travailler. Ils travaillent en toute indépendance, c'est très bien. Ça ne fera que renforcer la nécessité de travailler à la paix en Syrie et de ne pas être naïf. Ceux qui pensent qu'on pouvait s'arranger avec Bachar el-ASSAD, que ce soit François FILLON, Marine LE PEN ou même Jean-Luc MELENCHON en sont pour leurs frais, ou qu'avec la Russie, tout va s'arranger par des paroles de bonne volonté. Il faut parler avec la Russie mais il faut être clair. Il faut demander à la Russie de se distinguer du régime de Bachar el-ASSAD et qu'enfin le processus de négociation et le processus de paix, qui a lieu à Genève mais qui est aujourd'hui interrompu, puisse reprendre le plus vite possible.
PATRICK COHEN
Je reprends ma deuxième question.
JEAN-MARC AYRAULT
Vous savez, la France qui est critiquée souvent dans ce conflit a vu juste depuis le début. C'est notre position qui est la plus cohérente.
PATRICK COHEN
Jean-Marc AYRAULT, une frappe américaine pour quoi faire ? À part pour refroidir encore nos relations avec Moscou.
JEAN-MARC AYRAULT
C'est bien la question politique qui est posée maintenant. Qu'est-ce qui se passe ? J'ai eu un appel téléphonique dans la nuit, quelques heures avant le début du déclenchement de cette opération militaire de mon collègue Rex TILLERSON, le nouveau secrétaire d'État. Je le revois tout à l'heure, en début d'après-midi, en rencontre bilatérale à Lucca en Toscane, en Italie, où se réunit le G7. Avant la réunion du G7, je vais donc avoir une discussion avec les Américains pour leur dire : « Maintenant, nous sommes engagés ensemble dans une lutte globale et internationale contre Daesh en Irak, en Syrie. Mais il n'y aura pas de lutte efficace contre le terrorisme et contre Daesh si en même temps on n'associe pas le règlement de la situation syrienne à ce combat. » C'est-à-dire de trouver une solution politique, une transition politique qui était d'ailleurs prévue par le conseil de sécurité en 2015. C'est la résolution 22-54 qui a été approuvée y compris par la Russie, et pas seulement les Américains, les Français, les Britanniques et les membres du conseil, qui est la base de la négociation. Est-ce qu'après ce qui s'est passé on reprend la discussion avec Moscou pour leur dire : « Sortez de cet appui inconditionnel au régime qui continue de bombarder. » Parce qu'après l'attaque chimique, il y a eu de nouveaux bombardements. Ça continue, ça continue, la guerre continue. Il n'y a pas de cessez-le-feu.
PATRICK COHEN
Vous dites donc qu'il faut que Moscou lâche enfin Bachar el-ASSAD.
JEAN-MARC AYRAULT
C'est que Moscou accepte, premièrement, qu'un cessez-le-feu effectif soit mis en oeuvre sur le terrain. Il y a eu une réunion à Astana au Kazakhstan qui avait prévu un cessez-le-feu garanti par les signataires qu'étaient les Russes, les Iraniens et les Turcs. En fait, il n'y a pas de cessez-le-feu sur le terrain. Le combat continue, les bombardements continuent, les exactions continuent et les réfugiés continuent de partir. L'aide humanitaire n'arrive pas du tout. La France propose donc – je l'ai proposé depuis des mois – un mécanisme de surveillance internationale pas limité aux pays que je viens de citer, avec les membres du conseil de sécurité, pour qu'on vérifie qu'effectivement le cessez-le-feu a bien lieu. Que l'aide humanitaire puisse reprendre et qu'on parte sur de nouvelles bases. Les nouvelles bases, je l'ai dit encore au secrétaire général des Nations unies avant-hier, c'est que les réunions de Genève qui sont interrompues reprennent le plus vite possible sur la base de la résolution qui, je le rappelle, porte sur la transition politique en Syrie, une nouvelle constitution et l'organisation d'élections.
PATRICK COHEN
Et là on vous répond régulièrement, pour ce qui est de la solution politique, il n'y a pas – vous l'entendez, y compris en France – il n'y a pas d'alternative à Bachar el-ASSAD.
JEAN-MARC AYRAULT
J'entends moins ceux qui disaient ça il y a quelques semaines, puisque vous faites allusion à la campagne électorale, maintenant il n'y a plus grand monde pour venir au secours de Bachar el-ASSAD, même ses meilleurs soutiens, qui disaient « avec Bachar el-ASSAD, c'est formidable, il protège les minorités. » Il protège quelles minorités ? Il bombarde aveuglement. Et qu'est-ce qu'on veut nous ? On veut la paix, et la paix ce n'est pas la logique absolue des armes, c'est rentrer dans une logique de négociation avec un cessez-le-feu au préalable qui est vraiment surveillé et contrôlé par la communauté internationale, et je le répète, la France a proposé un mécanisme, je vais le redire à mes collègues du G7 tout à l'heure. Et puis, ensuite, qu'est-ce qu'il faut faire ?
PATRICK COHEN
Il y a une alternative politique à Bachar el-ASSAD ?
JEAN-MARC AYRAULT
Il faut la trouver, et la trouver ensemble, avec les Russes, avec les Américains, avec les partenaires qui sont autour de la table, avec l'opposition, parce qu'autour de la table, à Genève, il y a des représentants de l'opposition et des représentants du régime, donc il faut une transition, et personne aujourd'hui n'est en mesure de dire, et revendiquer, Bachar el-ASSAD est l'avenir de la Syrie. Et l'objectif, et c'est très important pour nous, Monsieur COHEN, c'est que c'est non seulement la paix en Syrie, mais c'est aussi la reconstruction, dans une Syrie pluraliste on va dire, qui protège toutes ses sensibilisés et sa diversité, qui donne des garanties politiques et démocratiques, et qui permet le retour des réfugiés et la reconstruction. Les réfugiés ils sont aux portes de la Syrie, ils sont 3 millions en Turquie, près de 2 millions en Jordanie et au Liban, c'est à la limite de l'explosion, il y en a bien sûr en Europe, et la majorité est autour. Que veulent-ils ? je les ai rencontrés moi, dans des camps, aussi bien en Turquie qu'au Liban, ils veulent retourner chez eux, mais ils ne peuvent pas retourner quand il y a la guerre, ils ne peuvent pas retourner quand ils risquent d'aller en prison, ils ne peuvent pas retourner s'ils risquent d'être bombardés.
PATRICK COHEN
Autre critique ou inquiétude entendues ce week-end, c'était à la fois chez François FILLON et Jean-Luc MELENCHON, le risque d'escalade militaire dans la région après la décision des Américains d'aller frapper cette base syrienne.
JEAN-MARC AYRAULT
Il faut à tout prix éviter cette escalade, mais pour ça il faut aussi se fixer des objectifs clairs. Nous avons un ennemi c'est le terrorisme, c'est Daesh, il est en Syrie comme en Irak, en Irak vous avez qu'il y a cette opération à Mossoul, à laquelle la France concourt, y compris sur le terrain avec les batteries Caesar, pas seulement des bombardements. En Syrie nous sommes dans la coalition, nous limitons notre intervention à des frappes aériennes, nous sommes la deuxième puissance internationale, après les Etats-Unis, à bombarder Daesh. Mais en même temps, on voit bien que même quand on fait la guerre et qu'on détruit Daesh, par exemple à Mossoul, on va bientôt y parvenir, et c'est très coûteux sur le plan humain, après qu'est-ce qu'on fait, qui gouverne ? Est-ce que la gouvernance ça sera une gouvernance de règlements de comptes ou ça sera une gouvernance où toutes les communautés et toute la diversité de l'Irak va être associée ? C'est ça la garantie politique. Eh bien, en Syrie, c'est un peu la même chose, il faut vraiment qu'il y ait une transition politique parce que sinon, même si Daesh reculait sur tel ou tel territoire, si on n'a pas créé les conditions d'une paix durable en Syrie, c'est-à-dire un régime transitoire qui permette à la Syrie de se reconstruire et faire revenir les réfugiés, alors il y aura toujours une menace terroriste. Et cette menace terroriste, vous l'avez vu à Stockholm, elle est là, elle nous menace, elle menace la France, elle ne menace pas seulement la Suède, mais elle menace aussi l'Egypte, puisque c'est l'Etat islamique, Daesh, qui est intervenu dans deux églises pour empêcher justement la vie en commun de toutes ces cultures et ces sensibilités religieuses. Donc, il y a une logique implacable, et donc il faut avoir une réponse à la fois militaire, et aussi une réponse politique.
Source : Service d'information du Gouvernement, le 11 avril 2017