Déclaration de M. Edouard Balladur, Premier ministre, sur la politique de la recherche et la nécessité de développer les liens entre l'industrie et la recherche, Paris le 18 avril 1994.

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Circonstance : Colloque de synthèse de la consultation nationale sur les priorités de la recherche française à La Villette le 18 avril 1994

Texte intégral

Mesdames, Messieurs,
Le colloque qui nous réunit aujourd'hui est le dernier grand débat national que le Ministre de l'Enseignement Supérieur et de la Recherche François FILLON a lancé dès l'été dernier sur les priorités de la recherche française. Cette consultation, la première depuis douze ans, a donné lieu - je le sais - à d'importants travaux réalisés par l'ensemble de la communauté scientifique. Je tiens sans attendre à saluer le succès de cette entreprise, à en féliciter et à en remercier les organisateurs et les différents acteurs.
Il est encore trop tôt pour traduire les diverses analyses et suggestions issues de cette consultation en propositions concrètes. Cette tâche, à laquelle contribuera ce colloque, sera l'objet du rapport d'orientation. Un débat d'orientation au Parlement suivra, sur les grands axes de la recherche française.
Si j'ai accepté d'ouvrir ce matin le colloque de synthèse, c'est pour vous dire toute l'importance que la recherche revêt à mes yeux, et tout ce que le pays attend de ses chercheurs. La recherche en France a un potentiel important par son volume et par sa qualité. Elle constitue un enjeu stratégique. Au-delà des seuls aspects économiques, son excellence contribue à la reconnaissance de notre pays dans le monde.
La recherche qui répond au besoin de comprendre, est dans la nature de l'homme. Elle constitue également une matière vivante dont la finalité est de contribuer au bien commun de l'humanité.
L'accélération des progrès a récemment mis en évidence les risques d'une perte de contrôle et la nécessité de respecter certaines règles d'éthique.
L'éthique doit trouver sa place entre la légitime liberté du chercheur conscient de sa responsabilité et les freins d'un contrôle administratif ou législatif trop envahissant. Ces questions concernent notamment la médecine et de la biologie. En touchant à la maîtrise des liens propres à la filiation et de la transmission des caractères héréditaires, la science médicale a fait apparaître des risques de dérive de la pratique, qu'il était important d'encadrer par des textes de lois. Leur élaboration a été longue car elle impliquait une évolution des mentalités. Nous disposerons bientôt d'une loi sur la bioéthique humaine qui s'appuiera sur une morale de l'action.
Auparavant, science et société vivaient en symbiose, la première offrant les connaissances qui répondent aux aspirations de la seconde. Les bouleversements économiques, idéologiques et démographiques intervenus ont distendu ce lien.
C'est aujourd'hui un véritable défi que doit se lancer la science pour s'intégrer davantage encore au sein de la société. Plus que jamais, la recherche et avec elle tous ses acteurs et promoteurs doivent se préoccuper du bien commun qui se finalise par une implication plus grande dans le monde économique, afin qu'à nouveau l'homme, la société et la science marchent de concert sur la voie du progrès.
L'implication nécessaire et renouvelée du monde de la recherche dans la société doit passer en grande partie par le monde économique et social. Le mariage harmonieux de l'acquisition des connaissances avec les applications qui en découlent, la conjugaison des efforts des scientifiques, des ingénieurs et des entreprises, doivent permettre à l'ensemble de la société de se développer et de créer des emplois. L'adéquation doit être établie entre les besoins de la société et ce que peut offrir le monde de la recherche. Quant à la recherche fondamentale, elle reprend alors toute sa valeur désintéressée, sa dimension d'universalité, et d'accessibilité des résultats à tous.
Si dans la plupart des pays on constate une certaine baisse de la part consacrée aux recherches désintéressées, elles n'en doivent pas moins être présentes et dûment représentées. L'exemple du Japon est significatif puisqu'il tente d'augmenter la part consacrée aux recherches dites fondamentales, partant il est vrai d'un niveau moins élevé que d'autres grands pays, et abordant la recherche fondamentale avec une conception moins abstraite que celle qui est encore parfois la nôtre. Ce phénomène de société qui correspond à la volonté universelle de se consacrer de manière plus significative aux sciences proches du monde socio-économique, conduit d'ailleurs à internationaliser fortement, pour des raisons de coûts, les grands équipements de la recherche fondamentale.
Les chercheurs et les entreprises gagneraient à travailler ensemble plus intimement dès la conception des grands programmes de recherche ou dès la réalisation des grands moyens d'essais. Les premiers y gagneraient un surcroît de moyens pour développer leurs programmes, les secondes une multiplication de leur potentiel d'innovation. Cette manière de travailler existe actuellement dans le domaine de la défense ; il serait intéressant de chercher à élargir cet exemple.
Ainsi, le rapport entre la recherche désintéressée et les autres recherches se modifie lui-même, complétant la fonction dévolue à l'acquisition de connaissances pures par une tâche d'expertise au service de la société.
Au lancement de grands programmes des années 1960, entraînant entreprises et chercheurs à l'initiative de l'Etat, doit succéder aujourd'hui, à l'aube de l'an 2000, la mission pour l'Etat, de répondre aux initiatives des entreprises, de les accompagner et de les faciliter. Il peut en être ainsi de l'expression de la demande des entreprises, en particulier des plus petites d'entre elles.
Les PMI constituent un ensemble impressionnant d'innovation, de compétitivité et d'emplois. On peut considérer qu'elles sont plus de 10 000 qui financent ou exécutent de la recherche et du développement. C'est donc prioritairement ce vivier, qui rencontre plus souvent que les grands groupes des difficultés pour exprimer ses demandes, qu'il faut faire fructifier.
Cette tâche incombe d'une part aux grandes entreprises qui doivent avoir conscience de l'intérêt d'établir de véritables relations de partenariat avec leur sous-traitants, particulièrement quand ces derniers recèlent un potentiel de développement et d'innovation. Elles seront les mieux placées en étant à l'écoute des suggestions de leurs sous-traitants, en les aidant à développer leurs idées, pour bénéficier des améliorations qui en seront issues.
Elle incombe d'autre part aux pouvoirs publics. Dans un contexte de déséquilibre entre recherche publique et industrielle, qui constitue une spécificité de notre pays, nous devons mettre en place les moyens d'accroître l'apport de la recherche publique aux entreprises. Il en va de la compétitivité des entreprises et conséquemment de la croissance et de l'emploi.
Plusieurs pistes ont été suggérées lors de la consultation nationale menée à l'initiative de M. François FILLON. C'est ainsi que vont être étudiées :
- l'amélioration du dialogue entre l'industrie et les grands organismes de recherche, au travers de participations aux conseils d'administration, aux conseils scientifiques, ou au travers de contrats sur des objectifs précis ; cette action doit s'appuyer sur une recherche fondamentale solide ; le programme Bio-Avenir est une illustration de ce qui peut être fait dans ce sens ;
- la promotion d'une démarche d'analyse et d'orientation stratégique des actions de recherche des organismes ; le Commissariat à l'Energie Atomique pourrait constituer sur ce point un exemple à suivre ;
- les possibilités d'élaboration et de présentation par les organismes d'un bilan annuel retraçant l'ensemble de leurs actions en faveur du développement économique ;
- l'allégement des blocages administratifs et budgétaires qui freinent la mise en place des actions contractuelles de coopération public - privé dont la croissance récente (700 MF au CNRS) doit être poursuivie.
Enfin, il importera de mieux veiller à l'impact des grands programmes technologiques sur les PMI.
Nous devons également créer les conditions d'une interpénétration entre recherche publique et recherche en entreprise. Elle sera, j'en suis convaincu, riche d'enseignement pour les deux. Les entreprises ne seront certainement pas les seules à profiter de ce dynamisme nouveau. Le monde des sciences en tirera le plus grand profit, en améliorant sa perception de la société, en s'ouvrant vers de nouvelles méthodes ou en découvrant des champs nouveaux que la grande spécialisation de ses acteurs avait fait méconnaître. Cette ouverture des structures doit s'accompagner d'une souplesse accrue dans le déroulement des carrières des scientifiques, des ingénieurs et des techniciens, et leur permettre de tirer profit et fierté de ces expériences enrichissantes.
Mener à bien cet effort de cohérence et d'adéquation de la science aux attentes de la société nécessite la consultation et la participation de tous les acteurs de la recherche, -personnes, institutions -, ainsi que de son environnement.
La formation et l'enseignement supérieur sont directement concernés par la nécessité d'une action en profondeur qui doit s'inscrire dans la durée.
Outre le rôle primordial des universités et des écoles dans la diffusion du savoir sur l'ensemble du territoire, outre la longue tradition de centres d'excellence en recherche, les lieux de formation constituent l'endroit de l'ouverture simultanée au monde de la recherche et à celui de l'activité économique. Le savoir et l'excellence deviennent plus exigeants et immédiatement évolutifs au fur et à mesure de la progression de l'étudiant et ils justifient par là-même la nécessité pour les professeurs d'avoir une double vocation de recherche et d'enseignement. La mobilité des chercheurs, source d'expérience et d'enrichissement, est essentielle : facilités de déroulement de carrière au sein des organismes publics, possibilités de franchir même temporairement les barrières désormais obsolètes entre les différents secteurs d'activité de la société, nécessaire circulation du savoir à l'échelle internationale. Les chercheurs doivent pouvoir valoriser tant individuellement que collectivement le résultat de leurs observations à l'extérieur de leur milieu d'origine ou d'appartenance.
La place de la France dans son environnement international est aussi un enjeu décisif pour l'avenir même de notre société. L'internationalisation progressive des recherches et des relations économiques nous conduisent à examiner avec lucidité la manière dont nous pouvons tenir notre rang parmi les plus grandes Nations, avec des moyens qui, à l'échelle du monde, sont nécessairement limités.
L'Europe peut à ce titre jouer pleinement son rôle de fédérateur des énergies et de catalyseur des idées. Elle doit éviter les tentations de développer une politique de recherche surnuméraire et peu efficace car trop diluée. Les Français doivent être partout présents dans et hors des institutions européennes pour continuer de garder l'Europe sur la voie du progrès, pour qu'elle ne se substitue qu'à bon escient aux savoir-faire nationaux lorsque ceux-ci sont insuffisants à eux seuls pour être mis en oeuvre. C'est cela qu'on appelle, d'un nom "à la mode"... : la subsidiarité.
A cette fin, il convient de réfléchir aux articulations les plus adéquates et les plus efficaces entre les pays et l'Europe, aux projets pour lesquels la dimension européenne, institutionnelle ou non, est la plus adaptée, et aussi à la manière dont les coopérations internationales conduites par l'Europe, bilatérales ou multilatérales, doivent être décidées et conduites avec toujours cet objectif de fertilisation des recherches et des tissus économiques nationaux.
Notre système français lui-même est en mutation à cause notamment des bouleversements économiques et sociaux qui agitent les différents secteurs d'activité. Le rôle des institutions françaises de la recherche devient essentiel pour comprendre et analyser ces modifications dont les effets ne nous sont encore que partiellement connus. A cet égard, les réflexions stratégiques et prospectives à long terme, dûment préparées et suivies, revêtent une importance décisive, encore insuffisamment exploitée. Il faut redéfinir le rôle et la place des organismes publics de recherche, quels que soient leur statut, pour qu'ils puissent s'insérer plus intimement dans la conduite et la mise en oeuvre d'une politique aux objectifs clairs tant dans ses contours que dans sa durée. Le programme spatial français dont les acteurs sont bien identifiés et dont une programmation solide permettra d'avancer avec force, détermination et intelligence constitue sur ce point un exemple. Le gage de la réussite réside sûrement dans la volonté d'éviter un cloisonnement excessif entre responsables politiques, scientifiques et entreprises, grâce à une concertation permanente et évolutive dans la réalisation d'objectifs clairs.La justesse des problèmes posés tout au long de la consultation nationale, et la richesse des analyses et des réponses que vous y avez apportées permettront, j'en suis sûr, d'apporter au Gouvernement, au Parlement et à tous les citoyens, une véritable analyse de notre système de recherche et de son insertion dans la société. Il doit également en ressortir une vision stratégique de l'action publique en matière de recherche. Il sera ainsi possible au Ministère de l'Enseignement Supérieur et de la Recherche, de procéder, avec la communauté scientifique, aux choix qui fonderont une véritable politique de recherche. Grâce à elle, l'esprit français rayonnera dans l'Europe du XXIème siècle, afin que chacun puisse mieux trouver sa place dans une société nouvelle, et redécouvrir les richesses du mot "progrès". Nous pourrons alors nous honorer d'avoir aidé à réconcilier, comme Georges POMPIDOU l'appelait de ses voeux, "les créations de l'intelligence avec les obscures et immuables exigences de l'instinct. (...) C'est de l'avenir de notre civilisation qu'il s'agit, de cette civilisation qui évolue indépendamment des hommes, sous la pression d'un progrès scientifique et technique qui est l'oeuvre de l'Homme mais que l'Homme n'est capable ni de limiter ni de dominer : c'est donc sur l'Homme lui-même et sur la société que l'effort doit porter pour le mettre en mesure de s'adapter aux données nouvelles de l'existence".