Texte intégral
Q - Nathalie Loiseau, bonjour.
R - Bonjour.
Q - Merci beaucoup d'être avec nous. Vous êtes la ministre chargée des affaires européennes. Vous travaillez auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères. Je voudrais que l'on parle de l'Europe pendant ce temps de grande interview. Comment qualifier le moment européen que nous sommes en train de vivre ?
R - C'est un moment historique assez particulier et assez exaltant. Si nous nous étions vus l'année dernière, il y avait un grand moment de déprime européenne.
Q - Ce n'est plus le cas ?
R - Il y avait le Brexit, il y avait des montées de populisme un peu partout et il y avait un manque d'élan. Ce n'est plus le cas. D'abord, le Brexit est un phénomène compliqué, un processus lent et un peu chaotique. Mais ce que l'on voit c'est que l'Europe des Vingt-sept est soudée, pense à l'avenir de l'Union européenne, a retrouvé de l'ambition, a retrouvé de l'élan. Je dirais que, de ce point de vue-là, l'élection présidentielle française, avec le choix d'un candidat qui était le vrai pro-européen de toute la classe politique qui s'était présentée, a donné énormément d'espoir. La France est très attendue et très espérée en Europe.
Q - Vous allez me dire que tout cela c'est grâce à Emmanuel Macron. Ce nouveau souffle sur l'Europe c'est Emmanuel Macron ?
R - Cela a d'abord été une très grande inquiétude pendant la campagne électorale française, entendre des voix eurosceptiques et même clairement europhobes s'exprimer avait déclenché une très grande inquiétude chez nos partenaires. Le fait qu'un président résolument et audacieusement pro-européen ait été élu, cela a été au-delà du soulagement, cela a, je dirais, réveillé l'envie de faire quelque chose de ce projet européen.
Q - En France et ailleurs ?
R - En France et ailleurs. Moi, j'ai été nommé juste avant le Conseil européen de juin et j'ai donc accompagné Emmanuel Macron à son premier Conseil européen, qui était aussi le mien. Il y avait une attente phénoménale de tous les partenaires européens.
Q - Emmanuel Macron a prononcé mardi, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, un discours remarqué. Nathalie Loiseau, la France a l'étoffe, a les moyens de prendre la tête de cette refondation européenne ?
R - L'idée n'est pas de prendre la tête, c'est de proposer, d'être en initiative, de sortir d'un silence qui a été le nôtre pendant plusieurs années. Nous étions très franco-centrés. Nous avions aussi un problème de crédibilité en Europe, c'est que la France n'avait pas effectué de réformes suffisantes, que la France ne respectait pas ses engagements européens et que cela devenait difficile de proposer et d'être écouté en étant, en même temps, un petit peu de côté par rapport aux engagements européens de nos partenaires. Cette période est révolue.
L'idée ce n'est pas de prendre la tête, l'idée ce n'est pas de penser que l'Europe ce sera demain la France en plus grand. Cela, c'est une erreur que l'on a aussi commise dans le passé dont il faut absolument se vacciner.
Mais être en proposition, dialoguer avec nos partenaires, tous, sans exclusive, du Nord comme du Sud, de l'Est comme de l'Ouest, les grands et les petits pays, les fondateurs et les membres plus récents, c'est ce que nous faisons depuis le mois de mai. Emmanuel Macron a rencontré 22 de ses 27 homologues et, en ce moment, il est à Tallinn pour un sommet européen...
Q - On va en parler mais revenons encore une fois sur ce discours de mardi. Il s'est prononcé pour une Europe à plusieurs vitesses ; est-ce que c'est inéluctable ? Faut-il renoncer au rêve d'une Europe unanime où tout le monde avance au même rythme ? Comment faire ensuite pour conserver cohésion et solidarité dans une Europe qui n'en a déjà pas beaucoup ?
R - L'Europe à plusieurs vitesses c'est la réalité d'aujourd'hui. Tout le monde n'est pas dans Schengen, tout le monde n'est pas dans la zone euro, c'est compréhensible, c'est acceptable. Il faut avoir une ambition forte pour l'Europe des Vingt-sept à la fois parce que c'est un marché unique et que, notamment, nos ambitions commerciales ou la défense de nos intérêts commerciaux se font à Vingt-sept. Vingt-sept c'est aussi le format de la défense de nos valeurs. L'Europe c'est un socle démocratique et de respect de l'État de droit et, de ce point de vue-là, il faut être attentif à ne pas laisser se faire une Europe à plusieurs vitesses. Mais dans certains domaines, il y a des pays qui sont à l'avant-garde, qui ont envie d'aller plus loin, qui sont prêts, qui sont volontaires...
Q - Et ceux-là, il faut les encourager ?
R - Il faut les laisser partir en avant, à condition que jamais les précurseurs ne ferment la porte aux autres. C'est ce que nous expliquons à nos partenaires depuis plusieurs mois et ce message est très bien reçu.
C'est ce que nous commençons à faire, par exemple, en matière d'Europe de la défense. Nous sommes en train de monter ce que l'on appelle dans le jargon européen - excusez-moi, mais c'est parfois un peu technocratique - une coopération structurée permanente. Cela veut dire simplement : les pays qui veulent faire plus, qui ont davantage de capacités et davantage de volontés, se réunissent pour aller de l'avant sur l'Europe de la défense. Et cela, tout le monde le comprend.
Q - Les chefs d'État ont rendez-vous aujourd'hui à Tallinn en Estonie pour un sommet européen. Emmanuel Macron a rencontré hier en tête-à-tête la chancelière Angela Merkel. Elle a été réélue dimanche dernier mais il lui reste encore à trouver une coalition ; cette coalition devrait, a priori, s'appuyer sur les libéraux qui ont une conception de l'Europe, une conception de l'économie des plus étriquée ; n'êtes-vous pas inquiète sur l'avenir du couple franco-allemand ?
R - D'abord, je vois le présent du couple franco-allemand, c'est-à-dire que, pendant la campagne électorale et même depuis les élections, c'est une relation extrêmement étroite que nous avons entre Paris et Berlin...
Q - Il y a eu un petit moment de silence, elle s'est exprimée hier mais entre mardi et aujourd'hui...
R - Son porte-parole s'était exprimé avant-hier, donc on ne peut pas vraiment dire qu'il y a eu un moment de silence et elle a fortement appuyé les initiatives que propose Emmanuel Macron. L'un et l'autre se parlent plusieurs fois par semaine et se voient à peu près une fois par semaine.
Q - Donc pas d'inquiétude ?
R - S'agissant de la constitution d'un nouveau gouvernement allemand, je vous rappelle d'abord que la chancelière a gagné et que nous allons avoir la même personne à la tête du gouvernement allemand avec qui nous travaillons extrêmement bien. Je vous rappelle aussi que, dans la majorité précédente, en matière économique et financière, les décisions allemandes étaient prises par le ministre Wolfgang Schäuble qui n'était pas particulièrement réputé pour être un laxiste et l'on a très bien travaillé ensemble.
À quoi va ressembler la coalition ? Il y aura, semble-t-il - en tout cas c'est l'ambition que l'on perçoit en ce moment - une coalition avec la CDU - CSU, les libéraux et les verts. Il va falloir que la chancelière arrive à concilier des ambitions politiques qui, pour le moment, sont un peu différentes.
Q - Mais cela risque d'avoir un impact sur la marche de l'Europe...
R - Cela a un impact à partir du moment où l'Allemagne aura décidé de sa position. Mais il faut faire clairement la différence entre les postures de campagne électorale qui ont été prises par des partis, notamment pour se différencier de la chancelière et pour essayer de gagner des voix, et puis le principe de réalité quand on arrive au pouvoir et qu'on est face à des enjeux européens, à des attentes européennes et qu'il faut les traiter de la manière la plus efficace possible. Donc je suis optimiste.
Q - À Tallinn, les chefs d'État vont travailler sur l'avenir numérique de l'Europe, avec une question : comment taxer les GAFA, Google, Amazon, Facebook, Apple, ces multinationales qui maîtrisent un maximum l'optimisation fiscale. Alors, comment faire front commun quand, à l'intérieur de l'Europe, nous n'avons pas les mêmes intérêts ; je pense à l'Irlande entre autres ?
R - C'est un très bon exemple de coopération franco-allemande puisque nous avons commencé à porter ce projet en franco-allemand, ce projet de taxation des GAFA, et qu'ensuite se sont agrégés autour de cette initiative, en tout 19 États membres. C'est donc, pour quelque chose que nous avons lancé il y a simplement quelques jours, déjà un immense succès.
Vous avez raison, il y a certains États membres, vous avez cité l'Irlande à juste titre, qui considèrent que leur modèle économique repose sur une forme de dumping fiscal. Cela n'est pas possible de continuer comme cela au sein de l'Union européenne parce que le projet européen est un projet de convergence ; l'Europe s'affaiblit lorsque les États membres se concurrencent les uns les autres. Si l'Irlande ne veut pas venir à bord, il est plus que vraisemblable que les pays qui, eux, sont d'accord pour taxer les GAFA se réunissent, aillent de l'avant et je peux vous garantir que cela fera une masse critique suffisamment importante pour que les GAFA le prennent en considération.
Q - Nathalie Loiseau, dimanche, un référendum sur l'indépendance de la Catalogne sera organisé. Il y a été interdit par l'État espagnol. Manuel Valls, l'ancien Premier ministre, s'exprimait mercredi soir sur la radio Cadena SER en catalan sur l'indépendance de la Catalogne et il disait que l'indépendance de la Catalogne, c'est la fin de l'Europe qui est une Europe des Nations. Comment entendez-vous ce qu'il a dit ? Et est-ce que vous aussi vous êtes inquiète par ce référendum ?
R - Ce que je dirai d'abord, c'est que au moment où on est confronté à des défis d'ampleur qui dépassent largement les frontières des États...
Q - Vous pensez aux migrants, à la transition écologique... ?
R - Transition écologie, migrants, sécurité, lutte contre le terrorisme, mondialisation qui doit être régulée, l'Europe a besoin de s'unir et sûrement pas de se diviser.
Les États eux-mêmes sont généralement trop petits pour pouvoir répondre à ces défis. Donc, je pense qu'il faut commencer par se demander quel est le sens de l'Histoire et quel est l'intérêt des citoyens, comment est-ce qu'on les protège le mieux.
Ensuite, ce que je voudrais dire c'est que nous sommes d'abord attentifs, puisque l'Europe c'est une Europe de l'État de droit, au respect de l'État de droit. Or, le projet de référendum catalan est contraire à la constitution espagnole. Il faut l'avoir à l'esprit.
Q - Nathalie Loiseau, le président de la République, Emmanuel Macron, mardi, a insisté, toujours à la Sorbonne, sur la jeunesse, cette jeunesse, le projet Erasmus qu'il voudrait étendre. Mais, est-ce qu'aujourd'hui, à l'heure de la mondialisation, la jeunesse s'intéresse encore à l'Europe ?
R - La jeunesse prend l'Europe pour acquis à tort ou à raison. A raison, parce que, effectivement, des projets magnifiques comme Erasmus ont construit une identité culturelle très ouverte sur l'Europe et c'est tant mieux. À tort, parce que...
Q - ...rien n'est jamais acquis...
R - ...lorsque l'on n'entretient pas un projet, que l'on n'entretient pas une flamme, elle peut s'éteindre.
Il est normal que les jeunes s'intéressent aussi à l'Inde, à la Chine, au Brésil et au vaste monde. Mais ils ont, en termes de possibilités professionnelles et puis d'identité culturelle, un terrain européen qu'ils ont véritablement intérêt à labourer. Erasmus n'a qu'un défaut, c'est qu'il n'est pas assez vaste et qu'aujourd'hui...
Q - ...à peine 3% des étudiants en France...
R - ...et surtout nous devons réussir à mettre en oeuvre ce qui existe dans les textes, c'est-à-dire ouvrir Erasmus à ceux qui en sont plus éloignés. Je pense notamment aux apprentis, il y a beaucoup à apporter à des jeunes apprentis en leur permettant d'aller se former ailleurs en Europe que dans leur pays d'origine.
Q - Mais, pour vous, l'idée européenne a de l'avenir ?
R - Elle a un présent, elle a évidemment un avenir formidable. L'Europe est le seul espace dans lequel on protège à la fois les libertés individuelles, l'esprit d'entreprise et la justice sociale. Vous ne trouvez ces trois valeurs réunies ensemble nulle part au monde. Donc c'est évidemment un avenir formidable.
Q - Et la solidarité ?
R - Justice sociale, solidarité, bien sûr. (...).
source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 4 octobre 2017