Interviews de M. Alain Richard, ministre de la défense, à BFM le 2 et à France-Inter le 4 janvier, et réponse à une question d'actualité à l'Assemblée nationale le 9 janvier 2002, sur l'importance et les missions des forces françaises en Afghanistan ainsi que sur les bombardements américains sur les forces d'Al Qaïda.

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Média : BFM - France Inter

Texte intégral

Vous étiez ce matin à Douchanbe, au Tadjikistan, vous achevez ce soir votre visite dans la région. A l'heure où nous parlons, comment se passe le déploiement de la force multinationale de paix, puisqu'il a vraiment commencé aujourd'hui ?
Alain RICHARD
En effet, le 30 décembre, a été conclu l'accord, négocié, en notre nom par les Britanniques, avec les autorités afghanes, sur les règles d'utilisation de la force et son déploiement à Kaboul et dans les environs. Ensuite, l'accord entre les différents pays contributeurs, a été conclu hier. A partir d'aujourd'hui, ceux qui ont déjà des effectifs disponibles, qui peuvent être déployés immédiatement, sont en cours de projection. C'est le cas des 75 hommes que nous avions déjà en attente à Douchanbe, qui sont arrivés à Kaboul ce soir. Dans les quatre ou cinq jours qui viennent, nous allons faire d'autres rotations à partir d'Istres, toujours en passant par notre plaque tournante de Douchanbe. Les effectifs du contingent français, 500 hommes environ, vont se déployer dans les dix jours qui viennent. Je pense que notre contingent sera le premier à être au complet juste avant le 15 janvier.
Quelle est la première mission des soldats français sur place ?
L'ensemble de la force internationale a comme mission d'assurer la sécurité des institutions, du calme en cours de reconstruction et aussi des organisations internationales qui se réinstallent à Kaboul. Vous avez noté que cette force porte le titre de force de sécurité et d'assistance, cela veut dire que très vite, nous allons engager des actions très concrètes de terrain, de coopération avec les militaires afghans. Pour commencer, nous allons contribuer à une reconstruction d'une force armée afghane régulière. Il y aura en particulier une action de formation au déminage, puisque cela sera une contribution majeure et périlleuse des forces armées afghanes dans le nouveau contexte.
Avez-vous pu observer, constater, actuellement, à Mazar-e-Charif, que tout ce travail de remise en état de l'aéroport est effectué actuellement ?
Oui, cela se déroule bien. J'ai passé un bon moment à évaluer la situation avec nos représentants militaires et avec notre chargé d'affaires en Afghanistan. Le premier constat est que dans la plupart des régions, la situation est beaucoup plus calme, beaucoup mieux contrôlée que nous aurions pu le redouter il y a seulement un mois ou quinze jours. L'autorité du gouvernement central afghan est reconnue, les chefs militaires locaux conservent leur autorité et restent, disons, assez " jaloux " de leurs prérogatives, mais acceptent volontiers de se coordonner avec le pouvoir central. Et ce qui a été, hélas, la douloureuse tradition afghane de conflits intercommunautaires ou d'affrontements armés et violents entre factions, cette fois-ci, se " met en veilleuse ". Nous avons, à l'aéroport de Mazar-e-Charif, trois groupes armés qui sont en point de contact, et il n'y a pas du tout d'incident. C'est quand même un fait marquant. Il ne faut pas oublier qu'il subsiste pendant ce temps-là un certain nombre de poches de résistance d'anciens combattants talibans ou d'anciens combattants du groupe terroriste, qui ne sont pas encore réduits, qui ont peur des actions de combat parfois proches d'ici ou dans la périphérie de Kaboul. Il faut aussi être méfiant, c'est un des sujets sur lequel nos représentants ont appelé mon attention. Une partie des anciens guérilleros d'Al-Qaïda ou des combattants étrangers qui étaient venus en Afghanistan peuvent s'être repliés dans certaines zones et peuvent monter des actions, des agressions inopinées et sans droit. Il faut donc rester vigilant.
Avez-vous des informations ? Où en est la recherche du mollah Omar et d'Oussama Ben Laden lui-même ?
Je n'ai pas eu de contact direct avec nos partenaires américains aujourd'hui. Nous n'avons pas eu de réunion d'évaluation à ce sujet.
(Source http://www.défense.gouv.fr, le 14 janvier 2002)
Interview à France-Inter le 4 :
F. Beaudonnet
Alors qu'O. Ben Laden et le Mollah Omar sont toujours en fuite et que des bombes américaines continuent d'être déversées sur l'Est de l'Afghanistan, trois mois après le début des frappes, quel rôle va pouvoir jouer la France dans la nécessaire reconstruction politique d'un pays détruit par 20 années de guerre ? Comme tous ses alliés, Paris a été tenu à l'écart par les Américains de la phase militaire contre les talibans et Al-Qaïda. Puis, le déploiement des forces françaises sur le terrain a été très laborieux. C'est donc au sein de la force internationale que la France espère enfin occuper son rang dans la lutte contre le terrorisme. Vous rentrez à peine d'Afghanistan. Au moment où nous parlons, combien de militaires français sont présents à Kaboul ?
- "Une cinquantaine"
Une cinquantaine de militaires présents et le dispositif va monter en puissance ?
- "Chaque jour, il va être déployé entre 20 et 50 militaires. Ils vont partir du sud de la France, ils passeront par un échelon de transport local qui est au Tadjikistan, le pays limitrophe au Nord de l'Afghanistan. Je suis passé mercredi pour m'entretenir avec les autorités de ce pays et m'assurer de leur acceptation de cet échelon de transport qui va rester pendant les mois qui viennent."
J'aimerais qu'on fasse le point justement sur la situation des militaires français en Asie centrale. Il y a Mazar-e-Sharif, il y a le Tadjikistan et puis il y a le Charles-de-Gaulle avec son groupe aéronaval. Au total, ce matin, combien de militaires français sont engagés là-bas ?
- "A peu près 4 500. Mais je voudrais quand même que l'on fasse bien la distinction. Il y a d'un côté une opération de guerre - cette guerre est menée par les Etats-Unis et c'est logique et légitime. Les Etats-Unis ont conduit cette opération contre le régime taliban et contre l'organisation armée d'Al-Qaïda depuis début octobre et ont demandé, de leur propre initiative, à un certain nombre d'alliés d'y participer. Nous y avons participé sur l'ensemble des champs où nos amis américains nous l'ont demandé. J'ai bien entendu des commentaires plus ou moins informés sur le niveau de participation de la France. Ce qui m'intéresse moi, c'est le commentaire du partenaire américain. Quand et où un officiel américain aurait-il dit que la participation française serait insuffisante ? Ils ont dit le contraire à de multiples reprises."
Mais ils ont fait peu appel à la France ?
- "Comme à la Grande-Bretagne et pas du tout aux autres alliés. Nous avons fourni une aide aérienne à la fois en avions de reconnaissance qui sont en place depuis maintenant la fin octobre et ensuite en avions de combat qui vont être déployés au sol au Kirghizistan et qui sont maintenant présents sur le Charles-de-Gaulle depuis une quinzaine de jours. La contribution principale de la France, pour l'opération de guerre, est navale puisqu'il faut aussi assurer la sécurité de la mer au large du Pakistan pour éviter les infiltrations et elle est aérienne à la fois en reconnaissance et en capacité de frappe. Cette opération de guerre se poursuit parce qu'il reste des noyaux de combattants et talibans, afghans et étrangers, dont la dispersion dans la nature représente un risque, à la fois pour la reconstruction de l'Afghanistan - parce que ces gens-là chercheront naturellement à déstabiliser et à prendre des revanches - et éventuellement aussi pour les autres pays puisqu'il y a des risques importants d'instabilité au Pakistan. Il ne faut pas oublier qu'il y avait deux guerres civiles ou en tout cas deux rébellions armées au Nord de l'Afghanistan, au Tadjikistan et en Ouzbékistan. Tout cela, ce sont quand même des facteurs de crise, des facteurs d'agression que l'on a intérêt à résorber complètement. La France continuera donc - et là, on ne peut pas fixer de date d'achèvement - à participer à cette action militaire contre les moyens armés du terrorisme."
Est-ce que la France participe, par exemple, aux actions militaires qui sont menées actuellement dans la traque pour retrouver le Mollah Omar ?
- "Pas au sol. Mais, par contre, les avions du Charles-de-Gaulle, en effet, ont des missions chaque jour d'appui au sol, c'est-à-dire de possibilité de frappes pour soutenir une troupe au sol."
Pour l'instant, ils n'ont pas utilisé leurs bombes ?
- "Ils ont fait une quarantaine de missions parce que ce sont des missions en quelque sorte de permanence et d'opportunité. En fonction de nos propres règles d'engagement, quand une frappe au sol leur sera demandée, ils la réaliseront au même titre que les avions américains. Je signale d'ailleurs que les avions français sont les seuls, en dehors des avions américains, à participer à cette mission. D'un autre côté - et vous avez bien fait de le rappeler - il y a maintenant l'opération de reconstruction et on peut même dire pour certains aspects de construction d'un Etat afghan à la fois fiable pour ses citoyens et fiable pour ses voisins et sa région. Pour cela, il faut une force de sécurité, dans les limites où cela été entendu au sein des Nations-Unies, avec l'accord négocié par l'ambassadeur Brahimi. Je crois que l'on tirer notre chapeau à Brahimi parce que cela n'était pas simple. Dans cet accord entre groupes afghans il est prévu un gouvernement provisoire, une force de sécurité qui ne se déploie qu'à Kaboul."
Si vous le voulez bien on va revenir sur la force de sécurité à Kaboul. Il y a deux informations, ce matin, dans l'actualité en Afghanistan : les frappes américaines ont repris sur l'Est du pays et d'autre part la traque autour du Mollah Omar se fait de plus en plus pressante. En ce qui concerne d'abord les frappes américains sur l'Est de l'Afghanistan, est-ce que ces frappes qui ont repris vous semblent justifiées ?
- "Oui parce qu'elles conduisent à essayer de réduire des groupes de combattants qui sont indéniablement localisés dans ce secteur. En plus, l'Est de l'Afghanistan - M. de la Palice n'aurait pas dit mieux - c'est près de la frontière du Pakistan et de la frontière d'une zone qui, depuis la création du Pakistan, et depuis l'empire britannique dans ce secteur, est contrôlée par ces leaders tribaux. "
Est-ce qu'on peut à la fois reconstruire un pays ou construire comme vous le disiez tout à l'heure et à la fois continuer à le bombarder ?
- "Oui. Je pense même que si on laissait les derniers noyaux, probablement les plus fanatisés, d'Al-Qaïda dans un certain nombre de réduits, ce serait la meilleure façon de miner la reconstruction d'un Etat stable et crédible en Afghanistan. Je crois qu'il ne faut pas jouer la Sainte-Nitouche sur ce sujet-là. On a affaire à des agresseurs armés, fanatiques, prêts à tout. C'est l'emploi légitime, légal international de la force pour ce qui doit être choisi. Les bonnes paroles ne peuvent rien face à de tels tueurs."
En ce qui concerne le Mollah Omar, on parle ce matin d'une reddition prochaine. Certains chefs disent même qu'il a été arrêté. Est-ce que ce sont des informations qui vous paraissent plausibles ?
- "Non. Pour l'instant, le Mollah Omar et quelques autres anciens leaders politiques des talibans sont en fuite dans le Sud de l'Afghanistan et les Américains, les membres de la coalition comptent sur les chefs locaux, les administrateurs locaux, les chefs militaires locaux de l'Afghanistan pour les restituer aux alliés."
Cela veut dire qu'il est entre leurs mains ?
- "Non, cela veut dire qu'il est probablement en fuite dans cette région et qu'il est possible à certains des interlocuteurs, à certains des partenaires afghans de cette région de s'en saisir par les moyens normaux de renseignement."
Est-ce que vous êtes optimistes si le Mollah Omar est arrêté ? Est-ce que vous pensez qu'il va être remis aux Américains ? On a l'impression depuis quelques heures qu'il y a une espèce de concurrence entre les forces anti talibans et les Américains ?
- "Non je crois qu'il y aura une collaboration."
Revenons à présent sur la force multinationale et particulièrement sur les Français qui sont arrivés à Kaboul.
- "Je comprends votre curiosité et en même temps nous sommes un contenant dans une force qui a un mandat unique et qui doit être cohérente et dans laquelle on travaille en équipe."
Est-ce que ce mandat vous paraît suffisant ? Le fait, par exemple, que la force multinationale soit obligée de rester à Kaboul, la capitale ?
- "C'est ce qui a été demandé. Il y a quand même quelques succès dans cette affaire. Outre la suppression du régime taliban et la réduction du réseau Al-Qaïda, il y a l'accord entre les partenaires afghans - ce qui n'était pas fréquent dans ce pays - pour constituer une administration intérimaire et ce que j'ai constaté en y allant avant-hier c'est aussi que les chefs militaires locaux acceptent de plus en plus de collaborer et de se situer dans le cadre fixé par cette administration intérimaire. Les premiers étages de la fusée semblent montés. A partir de là, il serait complètement illogique de déployer une force de sécurisation comme si on était dans un pays en plein chaos. On doit aider à une reconstruction. La force a pour objet en réalité - ce qui a été négocié à Bonn - de ne pas mettre sous une pression militaire quelconque ni les nouveaux dirigeants ni les agences internationales. Cela veut dire que la sécurité à Kaboul et dans ses environs immédiats ne doit être assurée par les forces armées précédentes mais par une force internationale acceptée. C'est ce qui marche et je dois vous dire d'après les témoignages que j'ai reçus là-bas que, contrairement à ce qu'on avait pu entendre ou supposer, la population afghane reçoit bien les militaires étrangers parce qu'elle a parfaitement compris qu'ils étaient là pour lui éviter des pressions militaires et des exactions."
H. Karzaï, le chef du nouveau gouvernement intérimaire, d'ailleurs appelle la force multinationale à agir en dehors de Kaboul.
- "C'est une demande nouvelle."
Est-ce que c'est une hypothèse ? Une probabilité ?
- "On est parti d'un accord entre l'ensemble des partenaires afghans pour déployer cette force. L'Onu l'a ratifiée. C'est facile de critiquer l'Onu. On se met dans un fauteuil on regarde et on dit : "Cela n'a pas réussi à 100 %." L'Onu doit aussi veiller à sa crédibilité. Elle a pris une responsabilité et les nations qui s'engagent dans la force s'y associent en disant : "On se mouille sur cette opération-là et on pense qu'on est capable de la réussir". Si maintenant la demande de certains partenaires afghans est de dire : "Puisque vous y êtes, mettez-vous aussi à Herat, à Kandahar, à Mazar et arrangez-vous pour que la situation soit pacifique", de deux choses l'une, ou elle est en train de le devenir - ce que nous croyons et auquel cas ce n'est pas très logique - ou elle est en train de se dégrader et, à ce moment, il faut qu'on analyse froidement la situation pour savoir si on prend ce challenge ou pas. C'est aux Nations-Unies de le décider."
(Source http://Sig.premier-ministre.gouv.fr, le 4 janvier 2002)
La Force internationale doit en effet assister l'administration intérimaire, lui assurer un environnement de sécurité et contribuer à la construction d'une force armée unifiée et légale en Afghanistan.
Les règles d'engagement de cette force relèvent de la légitime défense renforcée, comme dans les Balkans. Elle agira en coordination avec les forces armées qui existent à Kaboul. Telle est l'interprétation que l'on a donnée à la résolution 1386. Le centre de cette mission sera le quartier où se trouvent les institutions de Kaboul, mais elle s'étendra aussi à l'aéroport. La France assure un peu plus de 10 % de l'effectif et la mission sera de six mois mais une relève interviendra au bout de trois mois pour les Britanniques et les Français, d'autres nations assurant ensuite le relais jusqu'au 1er juillet - les Turcs en particulier sont intéressés.
En ce qui concerne le partage du commandement avec les Etats-Unis, les choses ont été bien réglées. N'oublions pas que la force américaine assure la protection ultime des Nations unies en cas de risque.
Ceci illustre le rôle politique et militaire de l'Europe lorsque des crises graves sont à résoudre, dans le respect des principes des Nations unies.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 11 janvier 2002)